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21 janvier 2020 2 21 /01 /janvier /2020 08:54

Un poème. Un seul et long poème. Mais un polar en poème ! Une forme unique, fiévreuse, incandescente, le flux héraclitéen des mots déversé comme une rivière en crue qui ne cesserait de répandre son trop plein. Quand tout est consommé, consumé. West Texas. Serpents et coyotes. Tout au fond d’un puits, deux cadavres et Dany, qui agonise.  La chute ne l’a pas tué. Il hurle : Papa ! Tandis qu’au fond de l’eau pourrissent deux Mexicains. Papa !... A lui, le flic, le Sheriff, qui tourne le dos et rentre tranquillement s’occuper de sa femme, la mère du petit, boire sa bière, se détendre devant sa télé. Sheriff de King County. Tournant les bottes, le petit au fond du puits, pour ne songer qu’à sa soirée. Un bon bœuf et vidéo gags. Tranquille : son ordre règne. L’ordre des flics. En attendant demain pour organiser une battue à la recherche de Dany. Qu’on ne trouvera pas. C’est ça le putain d'ordre des flics, partout dans le monde. C’est ça être flic : être comme un clebs en rut, n’écouter que son instinct, à l’unisson de la nature sauvage du Texas. Un long poème. Sauvage. Accomplissant le projet adornien d’une poésie qui ne peut plus être que barbare désormais dans ce monde, où seule la prose la plus mercantile a trouvé à s’établir. Un poème magnifique, fort, serein, accomplissant le sursaut de Paul Celan (lisez Todesfuge de Celan !), luttant de toutes ses forces contre la dépoétisation du monde. Un poème ahurissant, où l’ordure de la morale policière y est vrillée avec force. Dany au fond du puits, parce qu’il voulait se mêler de Justice ! Mais il n’y a pas de Justice : il y a la loi du plus fort qui est sa propre justification, et le forfait de l’ordre accompli, juste une orgie de gnôle qui vous attend à la maison, et foutre une branlée à la mère du petit, en faire une poupée de chiffon : un flic a tout pouvoir. Un long poème dans lequel s’épanche le Sheriff. Ne cachant rien de ses inactions, enfin, si, cherchant comment se soustraire, comme les nazis cachaient les leurs, en parfaite conscience de n’être qu’une crapule. Le bébé qu’il a gazé, la jeune mère qu’il a violée, les nègres qu’il a lattés, les femmes qu’il a lattées, les enfants qu’il a lattés. Tout est permis quand on est flic. Son long poème dégueulant le bréviaire des violences policières. Qu’il adresse à Dany, au fond de son puits. Assis sur les deux cadavres mexicains. Les Mex. Cent clandos Mex à King County, qu’il va bien falloir exterminer un jour. Tueurs de chiens de blancs. N’est-ce pas justice d’exterminer ceux qui tuent nos chiens ? Son long poème convoquant ses raisons, les esquintés de la famille après cette foutue guerre de Corée. Dany ? C’est ça qui l’a tué : ce con voulait perdre son innocence et se mêler de Justice ! Le gosse était même devenu dangereux, malgré les raclées, nuit et jour, le racisme, l’homophobie, le sexisme patiemment enseignés. De toute façon, ce n’était pas son enfant. Et puis, dans le bordel de la Création, il n’y a que les chiens à sauver. Et Mary. Sa Mary, tant qu’elle demeure sa chose. Attention : le Sheriff n’est pas un psychopathe. Juste un flic. On est trop exposé quand on est flic. Faut comprendre : toute cette puissance d’un coup entre les mains… Comment n’être pas tenté ? Et puis, à la longue, cette toute puissance, il faut que le monde la reconnaisse, l’éprouve. De toute façon, toute notre culture n’est plus qu’un tas d’ordure. Dont nous sauve cet immense poème !

King County Sheriff, Mitch Cullin, traduit de l’anglais (américain) par Yoko Lacour, éditions Barnum / Inculte, septembre 2018, 116 pages, 7.90 euros, ean : 9191095086864.

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9 décembre 2019 1 09 /12 /décembre /2019 15:30

La tombe d’Arthur, en pleine nuit, après avoir escaladé le mur du cimetière… Comme des gamins, à camper sur sa tombe, « l’ultime adresse du fugueur », sa vie errante cadenassée sous deux cercueils, mais pour conserver quoi du « féroce infirme » qu’il finit par devenir ? Richard et ses potes, les jurés du prix de la page 111, racontent donc le pacte qui s’en suivit à quelques centimètres au-dessus des ossements de la Rimbe : rejoindre ses enjambées formidables et suivre, d’octobre à novembre 1870, sa fugue dans les Ardennes. Un mois essentiel dans sa biographie : Rimbaud quitte enfin tout et écrit, somptueusement, dont le Dormeur. Ils suivent donc pas à pas, plus ou moins, Rimbaud, marcheur infatigable : 15 à 40 km par jour. L’opération est baptisée Rimbaud Warriors. On veut bien. Qui nous apprend une foule de choses sur la vie du jeune fugueur. 16 ans. Il fuguera six fois, de 15 à 18 ans, avant le grand départ, l’éternel. Une foule de choses sur lui et sur ses proches. Izambard, par exemple, dont je n’avais jamais réalisé qu’il n’avait que 22 ans quand il teachait Arthur dans sa classe de rhétorique ! L’aidant parfois à affadir sa prose, mais lui offrant les clefs de son appartement et sa bibliothèque, entièrement dévorée par Rimbaud en à peine un mois. Tout. Lisant tout, de Mallarmé à Paul Demery qu’il rencontrera bientôt, lequel sera le premier à publier ses poèmes. Le récit qu’en fait Richard Gaitet est passionnant. Tant qu’il évoque Rimbaud. Le reste, leur voyage à eux sur les pas de Rimbaud, moins. Beaucoup moins. Ou bien est-ce parce que je n’avais au fond envie que d’entendre, voir, suivre Rimbaud. L’avoir en tête, son immense crinière fouettant rageusement l’automne ardennais, ses enjambées de fou, sa poigne de voyou. Rimbaud partout jamais nulle part, transitoire, éphémère, fugitif, au sens plein de ces termes, inaugurant cette modernité que vient de qualifier Baudelaire, toujours nôtre quoiqu’on en dise, mais avec toujours un pas d’avance. Reste la page 111 de ce Rimbaud Warriors. Chapitre II, « Succomber sous la mousse », l’itinéraire de la Rimbe, des vieilles Forges à Haybes. « Arthur fulmine »… Quelques assonances pour le faire résonner en nous et ce lexique familier déployé pour nous le rendre proche, fraternel. En forme de salut. On songe ici à l’exhorte gombrowiczienne : « Salut Jeunesse, à jamais nue »…  Et peut-être trouvera-t-on la réponse dans la forme que la mise en page de cette 111 a prise : un enjambement. La phrase se prolonge, laissant en suspens Rimbaud observant un « bahut de chêne sombre sculpté », dont on ne saura rien : Rimbaud a fui, rien ne peut le contenir.

Richard Gaitet, Rimbaud Warriors, édition Paulsen, coll. Démarches, avril 2019, 238 pages, 19.90 euros, ean : 9782375020685.

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12 septembre 2019 4 12 /09 /septembre /2019 08:22

C’est l’histoire d’une chanson. De celles qui vous donnent des frissons, qui lèvent les foules, qui soulèvent les peuples et renversent les dictatures. D’une chanson portugaise, alors que la dictature dure depuis plus de 40 ans. 1970. Tout semble figé. Le Portugal est enfermé dans son XIXème siècle. 25% d’analphabètes. Un chômage monstrueux, une espérance de vie du Tiers-Monde. Pas de sécurité sociale. La misère partout. Le Peuple liquéfié. L’émigration, massive. En 68, Marcelo Caetano a remplacé Salazar. Rien ne change. Pourtant çà et là surgissent des manifestations. Courageuses. Réprimées dans le sang. Mais ils sont de plus en plus nombreux à redresser la tête. Il ne manque qu’un souffle. Qui se fait attendre : en 74, la dictature semble invincible. Lisbonne bruisse pourtant de rumeurs. Quelque chose se prépare, on le sent, l’atmosphère est électrique. Mais le pouvoir ne tremble pas : il sait mater les foules. Il en a acquis l’expérience depuis plus de 40 ans. Ce qu’il ne voit pas, c’est qu’en son sein même l’édifice vacille. Loin tout d’abord : à des milliers de kilomètres du Portugal. L’Afrique se crispe. Exige son indépendance. Pays après pays, tout l’édifice colonial est mis en péril. Or, dans les années 60, le Portugal s’est engagé dans une guerre coloniale d’un autre temps : il s’est lancé à l’assaut du Mozambique, de l’Angola, de la Guinée, de toute l’Afrique australe dont il se propose, fort de son expérience, de mater les révoltes. Les africains se rebellent, contraignent les portugais à envoyer toujours plus de troupes. On compte alors quatre fois plus de portugais engagés en Afrique que d’américain au Vietnam ! 74. Les américains se retirent justement du Vietnam. Caetano s’entête. Invente des bataillons disciplinaires pour y envoyer les fortes têtes cultivées. Des jeunes gauchistes. C’est l’erreur fatale qu’il commet. Instruits, ils s’y retrouvent vite officiers. La guerre est absurde, ils en répandent l’idée que les soldats reprennent vite : la réalité est têtue. Les soldats commencent à se structurer sous la houlette de ces jeunes capitaines. 1973. Trente-six d’entre eux se réunissent à Evora. Ils viennent de tous les corps d’armée. Ils veulent renverser le régime. On se rappelle de Carvalho, moins des autres. Mais en mars 74, Vasco Lourenço est arrêté. De Carvalho prend la tête de la conspiration. Le Général de Spinola rejoint les séditieux. Caetano le limoge. Le 16 mars, à 4h du matin, le 5ème régiment d’infanterie de Caldas de Rainha marche sur Lisbonne. Cette première tentative échoue. Les capitaines rédigent en secret un programme politique. Mais ils savent que la clef de la victoire sera la communication. Il faut s’emparer des médias, le Peuple est prêt. Ils s’y attellent. L’idée, c’est qu’il faut également pouvoir, le jour J, prévenir toutes les unités du soulèvement au même moment, déclencher partout sur le territoire portugais l’insurrection. Les discussions s’engagent. Le signal sera une chanson. Sur la radio portugaise. Que l’on programmera le 25 avril 1974 à minuit. D’ici là, tous les libraires portugais se liguent pour participer à la conspiration et relayer l’information vers les camps militaires. Le choix de la chanson, tout comme de l’émission dans laquelle la diffuser n’a pas été immédiat. On décide finalement que le signal passera dans l’émission culte «Limite», d’une radio catholique d’état où souffle encore un très léger vent de liberté malgré la censure. Et quelle censure : le programme doit être avisé en amont et en direct par des censeurs, chaque chanson, chaque musique, chaque parole… Les capitaines ont songé à un chant de José Afonso : Cantigas do Maio. Mais la censure veille. Finalement, on opte pour Grândola vila Morena, du même Afonso, qui sera précédée de la lecture de la première strophe de la chanson : «Terre de fraternité, c’est le peuple qui commande»… à Minuit et vingt minutes précises. On connaît la suite : une chanson pour amorce, une fleur pour emblème, l’œillet, et la Révolution s’emballe. La Police politique n’y a vu que du feu, bien qu’à minuit, le censeur présent dans le studio se soit posé la question. Le chant semble anodin, qui vante la beauté d’un petit village Portugal quelconque. Le terroir, quoi de plus rassurant aux yeux d’une dictature ? Mais il se rappelle que le 29 mars, lors d’un concert autorisé jusqu’à minuit, une foule immense avait repris ce chant pendant trente minutes à la toute fin du concert… Un chant qui rassemble. Un chant capable de soulever les foules, de parler au cœur de chacun, de porter chacun au-devant d’autrui, une vraie force incitant les gens à bouger, à se soulever, un chant concentrant toutes les valeurs universelles d’une humanité en quête de dignité, de liberté, d’égalité... Le chant souleva tout le Portugal comme un seul homme. C'en était fini de la dictature.

Mercedes Guerreiro, Jean Lemaître, Grândola vila Morena, édition Otium, collection Paroles, septembre 2019, 120 pages, 15 euros, ean : 9791091837170.

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17 juin 2019 1 17 /06 /juin /2019 08:11

On the road avec Ferlinghetti, poète de la Génération grandiose. Cinquante ans de route pour cet ex-commandant d’un chasseur de sous-marin devenu écrivain, devenu beatnik, Docteur ès lettres de la Sorbonne. Ses carnets s’ouvrent en 1960, à la Nouvelle Orléans où règne encore la ségrégation. « Je vois de sombres choses déferler sur le pays », note-t-il à Big Sur. « Une autre espèce d’hommes » est en train de gagner curieusement à ses yeux, alors que le mouvement beatnik explore à peine les prémices de ce qui deviendra le mouvement hippie. Ferlinghetti a tourné le dos à toute forme de carriérisme. Il parcourt le monde, vit de peu, de conférences essentiellement. En 63 il est à Paris, puis en Afrique du Nord. La guerre d’Algérie s'achève, mais rien ne semble fini pour la France avec l’Algérie. Ferlinghetti arpente le quartier latin avec le même plaisir que treize ans plus tôt, quand il y était étudiant. Il retourne au 2, place Voltaire, où il logeait, au dernier étage d’un immeuble haussmannien, avec balcon. Il se prenait alors pour le Proust américain, confesse-t-il. Rue de la Roquette, toujours les mêmes bordels, et le café Tambour, à Bastille avec pas loin sa fête foraine, dévoilant un Paris émouvant et vieillot. De là il prend le train pour la Dordogne, Madrid où des milliers d’espagnols lui semblent échoués dans leurs vies. Algésiras, Tanger. Il sera bientôt en Sicile, puis à Rome, à stigmatiser déjà le grand fléau de l’époque : le tourisme. Il revient en France, pour vivre Rodez, à cause d’Artaud, Rodez «où là seulement, Dieu pourrait exister». Et encore, un Dieu médiéval à ses yeux, «réfugié». Sans cesser de retrouver ses amis, Albert Cossery, Burroughs. En 64 Ferlinghetti est à Los Angeles. Les émeutes de Watts éclatent, mais il n’en parle pas. Il observe simplement ces «visages de vieux noirs intelligents», des «Gaugin dans un paysage de jungle». L.A., il la regarde depuis ses déserts, ses forêts, ses champs remplis de carcasses de voitures à l’abandon, de réfrigérateurs. Déjà cette civilisation de l’objet lui paraît vide. Vaine. De trop. Lisbonne en 65, l’Espagne de nouveau, l’Italie, pour se prendre de bec avec Evtouchenko au sujet d’Ezra Pound, qu’il voit à Spolète. Immobile, hiératique, mandarin attendant de lire quelques pages de son œuvre devant un  public médusé. Il décrit sa voix inaudible, frêle, aiguë, monocorde. Indomptable, écrit-il, tandis que l’émotion l‘étreint. Pound impassible, «le silence à la rencontre du silence». En 66 il évoque le Vietnam, Steinbeck que les européens voient comme un représentant la gauche, alors qu’à ses yeux il est tout sauf cela. Berlin en 67, ville «à cran». Ferlinghetti décrit le mur comme un monstrueux serpent lancé à travers la ville avec son «médiévalisme barbare» entre «deux camps macabres». Avant de s’envoler pour l’URSS. Moscou très vite et puis surtout un long voyage en transsibérien. «Tout ce qui est perdu doit être cherché de nouveau», affirme-t-il, se faisant le romancier des grands espaces russes. Et là seulement, dans l’immensité sibérienne, il songe à la Révolution, que seule la poésie justifie. De retour, il déboule à Paris en plein Mai 68. Ferlinghetti recopie les slogans sur les murs de Saint-Germain, Saint-Michel. Jean-Jacques Lebel l’a invité à donner une suite de conférences à Montparnasse où d’autres artistes américains initient les français à l’art des performances. Happenings avec un  groupe d’anarchiste, «Noir et Rouge», de Vincennes. A la Sorbonne, il observe ces foules d’étudiants et pas loin, les ouvriers. Des foules immenses, «contagieuses». A Maubert, une «horde» de flics les agresse sauvagement, «avec toute la force brute et aveugle de l’Etat retranché», note-t-il. Il n’y a rien à attendre à ses yeux, de cette histoire, sinon les barricades face à ce qu’il nomme «l’état impérial». Puis il repart en Floride où s’organise le soutien aux boys du Vietnam. Repasse par Paris en décembre, où désormais «Tout est beau et con». Il fuit Paris, lui préférant sa vie déracinée, errante, «flânée». Sa volupté fugitive : «il n’y a pas de fin au flétrissement des feuilles d’automne». Ensuite Ferlinghetti voyagera beaucoup, résolument, en Amérique du Sud. Il rencontrera souvent Ginsberg, «homme seul en sort d’un saut», laissant de plus en plus son carnet gagné par l’écriture poétique. L’Europe l’ennuie : «la ronde de nuit garde toujours les riches bourgeois». Il donne des conférences, sur Kerouac, beaucoup, s’emportant à son sujet : Kerouac n’est pas un révolutionnaire à ses yeux, ses écrits n’ont jamais menacé l’ordre établi. Il voit en revanche les états européens menacer de plus en plus les libertés individuelles. Et la poésie comme genre disparaître ou devenir quelque chose comme l’ennemi de ces états. Lui se veut volontiers «dissident» désormais et non révolutionnaire, tant le mot lui paraît galvaudé. En 1982, il est de nouveau à Paris, dont l’embourgeoisement l’exaspère. Il parcourt encore un peu la vieille Europe, entre deux sauts en Amérique du Sud : «oubliez la vieille Europe !», elle n’est plus que celle des guides touristiques qui seuls lui donnent ses raisons d’être… En 99 il passera une dernière fois rue Gît-le-cœur, pour voir l’ancien hôtel des beats, transformé en hôtel chic. Paris lui semble désormais comme au bout d’une laisse : «le cœur de la France ? L’Apocalypse bourgeoise !»… il part pour Berlin, semble tourner en rond dans cette Europe qu’il finit par détester. Se rappelle Beckett, «vivant dans son corps mort», dévisage «l’immense pouvoir de destruction de la culture» européenne, qui l’entraîne droit vers son précipice, dont rien ne peut la détourner. L’Europe ? C’est désormais à ses yeux «toute l’histoire, qui n’a jamais eu lieu»…

Lawrence Ferlinghetti, La vie vagabonde, carnets de route 1960 – 2019, édition du Seuil, traduit de l’américain par Nicolas Richard, avril 2019, 600 pages, 25 euros, ean : 9782021368833.

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12 juin 2019 3 12 /06 /juin /2019 06:32

Les lieux de l’enfance. Deux manières de les raconter. De raconter l’enfance plutôt. Peu importe les lieux. Un récit en prose tout d’abord, et le recoupant, des poèmes en vers. Deux manières de dire, d’écrire, pour tout ce qui, «dans l’écriture, reste sans voix». Répertoire de sensations plus que de souvenirs, même s’il a bien existé, ce jardin qui occupe tout l’espace du récit. Mais moins comme géographie que sa concession imaginaire étagée en marches gigantesques dont jamais l’immensité n’épuise la démesure. Un jardin, trois terrasses, une terre et son rêve, chaque jour plus fécond. Profus. Chiffré. Dans le mystère de la grande affaire de l’enfance : l’élan, la joie, les jeux. Intrépides gamins dans leur décor tout jonché d’escalades qui toujours dérobent leurs sommets. D’arbustes en fourrés, il importe peu d’en dénombrer le sens, car leur monde est un monde de passages secrets, pas tous incarnés, ouverts à mille itinéraires toujours renouvelés. L’important, à bâtir leurs cabanes, c’est que chaque arbuste, chaque branche, chaque arbre devienne un complice, c’est que chacun de leurs gestes les fasse basculer sans répit dans le monde de la fiction, où là seulement, le réel peut tenir. C’est ce formidable appel que le texte nous fait entendre, cette ouverture gigantesque, cette incroyable capacité de l’enfant à entrer dans le monde physique pour y lever des échappées invraisemblables. Alors ce qu’ils appelaient jardin, et dont l'auteur déplie et la légende et la topographie, est devenu nôtre. Ce qu’ils appelaient jardin, insiste-t-il, en fin de compte a recouvert tout l’univers. Comme commencement et non fin. Ultime matin du monde où piocher le sentiment de la vie. Ce toujours à recommencer inépuisable, où nous devons toujours retourner pour faire face à l’aujourd’hui. L’enfance, « ce noyau bouleversant » nous dit-il, dont finalement, et très curieusement à le lire, il nous offre comme un schème narratif que n’importe lequel d’entre nous peut éprouver. C’est ça, oui, c’est bien ça. C’était bien comme ça en tout cas, pour de nouveau débouler avec lui dans cette histoire mystifiante. Chacun s’y reconnaît –ou s’y adresse, ce qui revient au même- et qu’importe que le buisson n’ait pas été à la même place, ou cette fissure dans le mur, ou la pierre du ruisseau. Nous savions nous aussi inventer nos jours et être enfin vraiment au monde. Tout entier dans cette seule dimension du sens qui ait tenu la route finalement. L’enfance n’est que cela, cette faculté enfin éprouvée d’être fidèlement au monde. Ce «temps de l’effectif et de l’électif», ce temps si long du temps qui ne passe pas. Si peu de choses suffisent. Ici l’étang, là le chemin. Ici la forme d’un ciel quelconque, le bord d’un sentier montagneux. Nous portons tous en nous le souvenir de cette mémoire ancienne, le rappel saugrenu des péripéties de l’enfance, celui de cette petite école perchée sur la colline ou de ces grands orages d’été. Cette faculté perdue, inouïe, quand tout se vivait «sur le mode de la première fois». Est-ce pour cela qu’ensuite l’auteur n’a plus écrit que des poèmes ? Et encore, comme en lambeaux, en gonfanons plus qu’en bannières. Quelques vers épars, qu’ils ne déploient jamais. Images, sensations. Juste quelques mots posés avec une rare économie pour éprouver, si on n’a pas encore eu cette chance, la beauté de l’enfance en nous. Et dans cette itération poétique, c’est aux prémices que nous avons affaire, à ce moment où le geste s’élance, où l’enfant du bout d’un doigt levé vers le ciel, y accède. Au lecteur d’accomplir son propre chemin vers ce moment qu’on n’explique pas, mais qui ne cesse ensuite d’irradier la vie.

La somme de ce que nous sommes, Olivier Domerg, éd. Lanskine, octobre 2018, 110 pages ean : 9791090491632.

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11 juin 2019 2 11 /06 /juin /2019 08:08

Mars 55. Moscou. Chère mère… Mais elle est morte. Alia a 42 ans. Elle vient de subir quinze années de goulag, et avant cela, quatorze années d’exil et de détresse auprès d’une mère talentueuse mais despotique. Marina… Poétesse, et quelle ! Mais un tyran, qui abandonna ses filles dont seule l’existence poétique l’intéressait… Marina qui cependant et presque cruellement, légua à l’aînée la passion de l’écriture. Une passion qu’Alia ne pourra jamais satisfaire. Moscou, avril 1955. La voici donc remise en liberté. Après des années d’enfermement. Pour rien. D’avoir été la fille de Marina. Et d’un père officier qui combattit d’abord les bolcheviques avant de les rejoindre et d’être exécuté par ceux qu’il venait de rejoindre… Alia se rappelle. Ou plutôt, dans cette longue lettre fictive que rédige pour elle Estelle Gap, son personnage tente de convoquer ces longues années de misère tandis que son père, qui avait participé à la construction du musée Pouchkine, était déporté. Du matin jusqu’au soir, Marina et elle lisaient. Estelle nous le confie, dans cette lettre fictive qu’elle écrit avec talent. Fictive. L’enfance tragique d’Alia reconstruite. Tout comme le sentiment qu’Alia n’a pas pu ne pas éprouver, ainsi que ses notes furtives le donnent à penser : la culpabilité. Comment dire à sa mère qu’elle fut un tyran ? Estelle témoigne. Pour Alia. Du sacrifice également, de la plus jeune des sœurs, Irina. Marina avait décidé qu’elle ne l’aimait pas autant que son aînée. Elle la sacrifia donc. Égarées l'une et l'autre dans cet orphelinat sordide où Marina les avait abandonnées, avant de reprendre uniquement la plus grande. Le texte est poignant. A la limite du supportable. Alia raconte. Ou plutôt, ce n’est pas elle qui raconte, qui écrit, c’est Estelle. Qui lui vole encore cette écriture à laquelle Alia n’a pu accéder, elle qui toute sa vie se consacra à l’édition des poèmes de sa mère. Alia, elle, n’a que très peu écrit. Mais magnifiquement. Quelques lignes éparses, quelques lettres. Très peu sur la tragédie, les tragédies qu’elle n’a cessé de vivre. Comme la perte, après celle de sa petite sœur, après celle de son père, après celle de sa mère, de l’unique homme qu’elle a aimé, fusillé le 31 décembre 1951 sur ordre de Staline. «Combien de fois faut-il repartir à zéro ?», nous interroge-t-elle. Une longue lettre fictive donc. A sa mère, l’immense Marina. Que lui est-il resté ? Juste cet effacement définitif derrière le nom de sa mère. Pas tout à fait désormais, dans cet effort pour lui donner voix.  Au «je ne serai pas poète» d’Alia, Estelle a consacré son art. La portant malgré elle au-devant de l’immense Marina. Avec en filigrane, la fin tragique de sa petite sœur, Irina, qui mourra de faim le 15 février 1920 dans cet orphelinat où Marina l’avait abandonnée. Irina à laquelle ne cesse de songer Alia, Irina, la petite fille qui se tapait la tête contre les murs de l'orphelinat. Terrible Marina, qui alla un jour jusqu’à noter qu’Alia n’était «qu’une petite fille ordinaire»… Elle qui sera déportée, torturée, qui devra signer un témoignage accablant son père et l’envoyant au peloton d’exécution, elle qui survivra à toutes ces épreuves, pour faire connaître son œuvre. «Il y a au-dessus de moi tout un abîme de mémoire», écrivit-elle un jour, alors qu’elle n’était qu’enfant. C’est de cet abîme que nous revient sa voix.

Estelle Gapp, Je t’aime affreusement, avec quelques lettres inédites de Marina Tsvetaeva, éd. Des Syrtes, mars 2019, 13 euros, 172 pages, ean : 9782940-628155.

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17 septembre 2018 1 17 /09 /septembre /2018 06:50

Le retour du Roi : la quête de Frodo s’achève. Le quatrième âge, celui des hommes, peut commencer. Mais avant, il reste à traverser le chagrin, la détresse de devoir réaliser que l’on est rien ou si peu, voire l’indomptable nécessité d’affronter le désespoir, auquel il faudra bien survivre. Et la peur, la peur qui traverse de part en part cette fin hallucinée. Gandalf s’avance, désespéré face au Seigneur des Anneaux. La catastrophe de la guerre tend le fil du récit à le rompre. Aragorn, Gimli, Legolas, Merry, Pippin, leur courage est inouï, l’écoute du lecteur brûlante, tandis qu’au Mordor Gollum rôde aux côtés de Frodo et Sam. Désormais l’épopée se heurte à l’intime, violemment, embarquant l’intimité même du lecteur dans ses affres. Devant cette course au danger, à la mort, l’on est saisi, à réaliser que seule la résistance des liens de solidarité et la fermeté de caractère de si peu d’entre eux parviendront à surmonter l’ultime épreuve. Il leur faut en effet se couler, voire s’abîmer, littéralement et pour nombre d’entre eux, dans le sacrifice de leur vie pour offrir au monde la chance de voir un nouveau jour se lever. Jetés au plus profond d’eux-mêmes comme au fond d’un gouffre, ils ne sont rien sinon cette pitié qu’il leur faut y lever, cet altruisme qui seul viendra à bout de l’Anneau. Le Retour du Roi, c’est le temps de la destruction finale. Soron emporte avec lui les êtres légendaires. Dans une lettre à son éditeur, Tolkien confiait qu’il n’avait écrit rien d’autre qu’une «étude de l’homme simple et ordinaire, qui évolue dans un contexte sublime». Pour conclure qu’il ne fallait pas oublier, jamais, «la réalité de la vie ordinaire menée par tous les hommes», une réalité que «toutes les quêtes du monde ne doivent pas faire oublier». C’est cette réalité qui triomphe, ballottée entre l’ordinaire et le sublime, portée par cette lecture de Thierry Janssen si incroyablement «vraie», au sens où pouvait l’exprimer un Cézanne : «Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai». Une lecture qui au final aura su incarner cette œuvre avec un talent inouï, en soulevant tous les ressorts dont celui de l'intime, pour atteindre ce moment où le texte respire comme un être vivant.

Le Seigneur des Anneaux, volume 3 : Le Retour du Roi, Tolkien, lu par Thierry Janssen, Audiolib, éditeur d’origine du texte français : Christian Bourgois, 2CD MP3, août 2018, durée d’écoute : 19h13, 26.90 euros, ean : 9782367625591.

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15 septembre 2018 6 15 /09 /septembre /2018 08:58

De langue, il est évidemment beaucoup question dans cet ouvrage. Dès sa préface du reste, Nancy Huston, l’amie de toujours, évoque d’emblée «ce petit flic surmoïque» de la langue française, qui ne cesse d’infliger ses persécutions aux natives de la si douce France. Denis Hirson en poursuit le fantôme, tournant autour de nos étranges allocutions, s’interrogeant, en poète amoureux des mots, sur leur histoire, leurs pratiques, les laissant souvent miroiter sous la lumière de son texte pour mieux nous les offrir à explorer nous-mêmes. Il s’étonne par exemple que la langue française soit aussi genrée. Rappelant le Père Bouhours, ce grammairien du XVIIème siècle, convaincu que le masculin était plus noble que le féminin et décidant en conséquence qu’il fallait que le plus noble l’emporte, d’où cette règle du peu de cas du nombre quand un masculin fait signe au cœur de mille féminins. C’est peut-être aussi pour les mêmes raisons qu’il nous fait remarquer que dans notre français, «mari» n’a pas d’équivalent féminin, ou que l’Homme soit le seul témoin de notre humanité… Avec un humour et une intelligence peu commune, Denis Hirson persiste, fouillant au creux de sa mémoire une interrogation qui ne l’a jamais quitté, une question de sa mère : « Dans quelle langue se trouve plongé l’esprit juste avant que n’émerge la pensée ? » Mais lui, dans le chassé-croisé qui le relie à Nancy Huston, l’une quittant le français pour faire route vers l’anglais, l’autre accomplissant l’exacte trajectoire inverse, ne sait répondre à cette question. C’est que le poète n’a pas mission à la clore mais à l’informer, la nourrir, l’éclairer en interrogeant avec subtilité le sens qu’elle recèle, ouvrant ses yeux, nos yeux, sur ce monde des mots que nous avons pourtant voulu rendre compréhensible. Et nous laisse les écarquiller. Ou nous étonner de ce que l’anglais soit aussi précis et le français si peu, ou plutôt que l’un s’attache tant à la matière quand l’autre s’en éloigne autant qu’il le peut, nous livrant ainsi des anglais qui marchent «dans» la pluie (singing in the rain, etc.), quand les français accomplissent cet extraordinaire tour de force de marcher «sous» cette pluie…

Ma Langue au chat, Tortures et délices d’un anglophone à Paris, Denis Hirson, préface de Nancy Huston, Points Seuil, collection Le goût des mots, octobre 2017, 202 pages, 6,90 euros, ean : 9782757865453.

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16 juin 2018 6 16 /06 /juin /2018 13:45

Elle est là devant nous, apaisée. Elle ne se tient pas devant nous : elle EST là. Non pour faire front, non pour faire face. AVEC nous. Pour partager avec nous ce moment où elle est enfin, en vrai. Comme le disent les petites filles : pour de vrai. Ou peu s’en faut : elle joue. Pour de vrai. Apaisée. Presque. A construire cet «avec» nous. Non pour dire donc, récapituler, mais être là. Ou presque : dans cet infime écart que la représentation impose. Adoptive. Quelque chose comme ça : elle nous a adoptés, plus qu’elle nous demande de l’adopter. Nous, son public, qu’elle s’emploie à saisir puis à défaire pour l’emmener ailleurs. Au travers de ce bout d’image par exemple, qu’elle nous tend, interrompant le cours de la représentation pour nous l’offrir à examiner. «Est-ce qu’on peut aimer une photo au point de se confier à elle ?». Mais elle ne se confie pas. Elle ne témoigne pas. Elle n’est plus ce martyre qu’elle devait être, elle n’est plus à cette place qu’on lui avait assignée. L’atroce est derrière elle, d’une histoire qu’il faut entendre, que nous devons entendre, que nous allons entendre et dont elle nous affranchit à son heure à elle, traversant ses âges passées, de la petite enfance à l’âge adulte –celle qui est devant nous. Une histoire d’adoption, de mère séparée de son enfant, de saccage, que nous allons découvrir –patience-, au gré du texte. Elle, elle est juste ici, maintenant, avec nous. Dans l’assurance de sa performance de comédienne. Avec juste ce qu’il faut d’inquiétude sous le personnage pour être personnellement présente à ce moment infiniment fragile. Dans une interprétation pourtant toute en cordialité. Le visage attendri, lumineux, la diction sûre de son bon droit enfin conquis, et puis les bras jetés soudain par-dessus l’horizon embrassant on ne sait trop quoi, qui, quand il n’y a plus personne à étreindre. Le public ? Trop imaginaire et trop réel en même temps. Quoi donc alors, quand il n’y a plus personne à étreindre ? Sinon cette étreinte pathétique de la représentation théâtrale… C’était son histoire d’ailleurs, ce problème d’étreinte. Enfin, celle de son personnage. Qu’elle anime d’un regard. Accrochant l’un, l’autre de la salle, dans cette proximité audacieuse. Traversant les yeux à la nage… Il y a cette franchise au vrai, non une innocence. La franchise d’une histoire difficile. Douloureuse. Qui déroule son tragique au fil du texte, le retient puis l’abandonne entre nos mains. Là, devant nous, pour qu’il devienne notre histoire dans cet instant magique où le théâtre se fait. Ce que je veux dire, c’est qu’elle est là et que ce n’est pas si aisé, qu’elle nous tient devant elle pour nous amener à être sans elle dans cette histoire, blessée, celle d’Alice. Qu’elle incarne. Celle d’une douleur dont elle s’affranchit (encore). Qu’elle dépose devant nous, entre nos mains. A nous d’en prendre soin. Et dans cette contraction que le théâtre construit, c’est notre propre capacité de résilience qu’elle vient solliciter. Elle, est affranchie. Le trouble est du côté du public. Empoigné. Saisi. C’est son histoire à lui désormais. Le texte est superbe, écrit en dialogues rêches, directs, intègres. Qui se conclut par la mise en scène d’une bande sonore où se fondent les unes dans les autres les voix de sa vie, élémentaires, installées chacune dans sa probité.

L’Affranchie, de et par Pauline Moingeon-Vallès, Librairie l’établi, Alfortville, jeudi 14 juin 2018.

L’Affranchie, une création de la Compagnie ZUT (Zineb Urban Théâtre, Montreuil), mise en scène de Elise Touchon Feirreira, sera donnée au Festival Off d’Avignon du 5 au 29 juillet, à 17h au Laurette Théâtre.

Site web : http://www.compagniezut.fr/

 

L’Affranchie : «Alice Albert a 36 ans. Elle vient de recouvrer la santé et la liberté. Elle a enfin emménagé seule dans un petit appartement où elle a donné rendez-vous à son fils, Nim, qu’elle n’a pas revu depuis leur séparation quand il avait un an.

Inspirée d’une histoire vraie et basée sur des témoignages, L’Affranchie raconte la vie d’une femme qui après n'avoir été que l'ombre d'elle-même, s'éveille de nouveau à la vie et trouve la force d'en savourer chaque instant. Cette force qui habite chacun de nous et nous relie les uns aux autres.»

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15 mars 2018 4 15 /03 /mars /2018 09:38

La librairie l’établi a tiré son nom du livre éponyme de Robert Linhart, véritable chef d’œuvre de la littérature française, L’établi, publié aux éditions de Minuit en 1978. Des années 1967 aux années 1973, de jeunes intellectuels se sont établis en usine, pour marcher à la rencontre d'une classe ouvrière qu'ils idéalisaient, mais ne connaissaient pas. Ils y sont allés armés de l’idée naïve qu’ils constituaient une avant-garde éclairée, seule capable d’organiser le mouvement ouvrier dans son désir de libération. Et du sentiment généreux qu’ils avaient quelque chose à apprendre à son contact. Un paradoxe dont ils revinrent le plus souvent décillés, tel Robert Linhart découvrant que les ouvriers pouvaient parfaitement s’organiser sans lui. De ce mouvement il n’est resté qu’un livre. Celui de Robert Linhart. Moins un témoignage qu’une épreuve féconde. Le livre L’établi, à lui seul, constitue un aboutissement qui a transcendé largement son objet. Peut-être tout écrivain est-il jeté sans le savoir dans ce même mouvement, dont il ne restera à terme qu’un livre, à la rencontre d’un monde qu'il croyait transformer et que son ouvrage a peut-être en effet transformé, là où il n'attendait plus rien...

Peut-être tout comédien est-il jeté sans le savoir dans ce même mouvement, dont il ne restera à terme qu’une lecture… Hier soir, le comédien du studio-théâtre de Vitry, Guillaume Gilliet, nous en a administré la formidable preuve, au travers d’une interprétation tantôt malicieuse, tantôt grave de l’établi. Et ce qui était frappant dans cette lecture, c’était sa capacité à faire ressortir le caractère poignant de l’expérience rapportée par Robert Linhart qui a su, mieux que tout autre, saisir ces conditions d’humiliation faites aux hommes dans les sociétés libérales. C’est jusque dans le détail des vies, au plus intime des gestes qui nous fondent, que Robert Linhart est allé débusquer ce que vivre veut dire, bien au-delà des circonstances historiques ou sociologiques du travail à la chaîne. Hier soir, Guillaume Gilliet nous a littéralement jetés dans cette condition humaine qu’ils sont trop nombreux à considérer comme fâcheuse, préméditant sa lecture pour nous engager, chacun,  à en relever en nous les exigences. Nous ravissant peu à peu, au fil d’un texte souvent ironique dont sa lecture soulignait avec allant le ton moqueur, Guillaume Gilliet nous a offert la chance d’éprouver l’émotion de cette incertitude qui pesa dans l’usine Citroën et que Linhart rapporte au moment de relever la tête, et celle d’éprouver le frémissement libérateur quand la lutte s’énonce, où puiser non seulement la force d’être enfin, mais sa générosité. En une heure de temps, nous avons pu éprouver la mesure d’un monde fait pour broyer les vies et partager la joie de déposer le renoncement auquel nos sociétés nous ont tant réduits, à travers une lecture facétieuse et juste.

Prochaine lecture à la médiathèque de Vitry-sur-Seine.

A suivre : Longueur d’ondes, histoire d’une radio libre,

vendredi 23 mars, samedi 24, dimanche 25 et lundi 26, par la Compagnie Trois-six-trente, direction : Bérangère Vantusso.

En mars 1979 commençaient d'émettre l'une des premières radios libres françaises, autour des luttes dans le bassin sidérurgique de Longwy. C’est cette histoire que la pièce raconte.

contact@studiotheatre.fr

tél 01 46 81 76 50

L’établi, Robert Linhart, éditions de Minuit, poche n°6, 180 pages, 6,50 euros, ean : 9782707303295. Première publication aux éditions de Minuit en 1978.

Librairie L’établi,  8 Rue Jules Cuillerier, 94140 Alfortville

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