Les Bienvenus, Louise Bourgeois, Choisy-le-Roi
Une plaque mortuaire. Voilà à quoi cela ressemble. Louise Bourgeois, née le, décédée le… Comme on en voit dans les champs funèbres aux Etats-Unis, recouvrant une partie du paysage funéraire. Une plaque. Qui, là, dit certes autre chose ; mais patientons… Louise Bourgeois a vécu, longtemps, à Choisy-le-Roi, avant d’émigrer aux Etats-Unis, où elle est morte. Une plaque donc. Les mots ne manquent pas. Vérité sensible ? Non, cette plaque mortuaire qui n’existe pas à Choisy, n’est dans mon propos qu’une apparence sensible. Son œuvre ? Je n’en parlerai pas. Je ne la montrerai pas. Un jeu de l’air, de l’eau, de la terre, dans l’arbre et son feuillage… Louise Bourgeois était prolixe au sujet de cette œuvre, ne cessant de l’enserrer dans un réseau serré de significations. Etrangement à mes yeux : comme s’il s’était agi d’un assemblage d’intentions, non d’une œuvre d’art. Mieux : ce qu’elle décrit quand elle parle de son œuvre, c’est une dramaturgie, une scène, une mémoire que les deux objets qui la composent ne contiennent pas, sinon sur ce mode discursif, extérieur à leur réalité.
Le jour où je suis passé devant Les Bienvenus, je ne l’ai pas vue tout d’abord. J’étais dans le parc derrière la mairie. Sous l’arbre où pendent les deux objets, je n’ai vu que l’imposant monument aux morts. Aux anciens d’Algérie, d’Indochine, à ceux de 14-18, ceux de 39-45. Une sculpture insignifiante bordait cette mémoire, encombrée des plaques de listes de noms. De jeunes gens pour la plupart : je regardai les dates, ce à quoi finit par se résumer une vie. Des fratries décimées. Les guerres. Not bienvenues…
Depuis quand les branches des arbres sont-elles devenues des objets de contemplation ? Pourquoi le monde est beau ? L’est-il du reste ? Depuis quand des filins d’acier, comme ceux qui retiennent les œuvres de Louise Bourgeois accrochées à leur arbre sont-ils devenus des objets picturaux ? J’y suis revenu un autre jour. Il y avait une grande flaque d’eau qu’il fallait contourner au pied de l’arbre massif où pendait l’œuvre de Louise Bourgeois. C’est en contournant cette flaque que j’ai vu son œuvre. Par hasard. Presque cachée au regard de ce feuillage têtu. Fermée au premier coup d’œil. N’apparaissait que le jardin de l’hôtel de ville. L’art des jardins est celui du regard, affirmait Kant, qui le fit entrer dans la catégorie des Beaux-Arts. Mais du côté de la peinture. Tout comme l’est cette œuvre à mon avis, plus une peinture qu’une sculpture.
Car Les Bienvenus de Choisy sont du côté du regard, non du toucher, ni même de la forme. D’autant qu’il s’agit d’une pièce explicitement faite pour souligner le caractère putatif d’une scène envisagée, d’un drame espéré. C’est ce que raconte Louise Bourgeois à propos de son œuvre, quand elle parle de son enfance, de sa situation d’immigrée aux États-Unis, de son désir de voir des mariés venir chercher sous son œuvre une sorte de promesse superstitieuse. Louise Bourgeois est allée en effet jusqu’à tenter de figer l’incertain dans son explication, jusqu’à prescrire l’identité de l’œuvre pour tenter d’éclaircir quelque chose de douteux en fait : ce qui nous lie à l’autre.
Louise Bourgeois a exprimé une idée, concernant son œuvre. Des idées. Or elle n’a pas réalisé une idée, mais un objet artistique.
Des idées nécessaires pour les besoins de la scène qu’elle rêvait de composer mais qu’elle n’a pas composée : seules existent ces deux cocons qui pendouillent à un arbre. Pardonnez provisoirement la vulgarité nécessaire du propos. Car ses idées encombrent les objets dont je parle. Pour, nous dira-t-on, que s’élève une dimension de symbole. Certes. Louise Bourgeois nous parle de liens, de fils, de méandres, d’entrelacs, de lacets qui vont dans une direction avant de changer de sens… Elle parle des promesses que s’échangent les amoureux. Des liens qui les unissent. Mais sous l’arbre, c’est tout autre chose qui s’offre au regard : un jeu d’apparences irrésolues. C’est en ce sens que j’affirmais plus haut que son travail, à Choisy, relevait plus de l’art du peintre que de celui du sculpteur : Louise Bourgeois ne s’est pas appliquée à produire des formes, mais à former une matière pour en tirer une manière de regarder et de sentir.
Cet arbre, cette mare, la nature ordonnée du jardin de la mairie, ordonnée plutôt que sublime, et ce jardin qui ne prend sens comme jardin public que dans le drame humain qui peut éventuellement s’y jouer. Telle solitude vacante. Telle brindille abandonnée au vent, entraperçue par un promeneur solitaire. Le jour où je suis allé contempler vraiment Les Bienvenus, il y avait sous l’aplomb des deux volumes qui la forme un vieil homme et une femme saoule qui se disputaient l’heure. Ni mariés ni à marier. Peut-être ne se connaissaient-ils que de s’être assis là, juste sous l’œuvre de Louise Bourgeois. Ils se disputaient. Je regardai la scène de loin. Elle contenait un je-ne-sais-quoi de cette puissance du sentir qui excède le voir. C’était d’ailleurs, à lire les explications de Louise Bourgeois, ce désir de peindre ces choses-là qu'elle ne pouvait pas voir, que ses mots avaient tenté. Car la scène qu’elle désirait n’existait pas. Depuis le trou de serrure de son œuvre, que voit-on ?
C’est l’imagination du spectateur qui est ici la norme, la puissance d’être de l’œuvre. Son achèvement. Banal pourrait-on dire, encore que : il manquera toujours à la scène un élément du dispositif pour que l’œuvre soit achevée : soit le couple de mariés à l’aplomb des cocons, soit l’observateur qui regarde et les mariés et la chose artistique. Toujours donc cette œuvre restera inachevée. Or, la sculpture était, de tradition, parfaite. Regardez le David de Michel Ange. Rien ne l’excède, rien ne l’obsède, rien ne lui manque, aucun dispositif ne le cache ni ne le recouvre. Pas celle de Louise Bourgeois : sa perfection est celle d’un art imparfait, comme l’est la peinture. Car elle a besoin d’un spectateur. Et d’acteurs. Elle n’est pas close sur elle-même comme l’est le David, elle n’est pas achevée dans une forme particulière. Elle demeure ouverte à sa réalisation finale. La sculpture de Louise Bourgeois est bancale : elle a en outre besoin de procédés discursifs pour exister. Une narration qui au demeurant la signale comme une ébauche à compléter. La plaque au pied de l’œuvre. Qui introduit et le dispositif et le couple de jeunes mariés et l’observateur esthète. De sorte que l’imagination est devenue ici cette «moitié de l’art», dont parlait peut-être Baudelaire pour faire tenir tout cela devant nous. Pour qu’elle devienne cette totalité jamais donnée nulle part. L’œuvre de Louise Bourgeois fonctionne ainsi comme une esquisse, contraignant l’œil à se projeter au-delà de toute vision. Car quelque chose échappe à la vue. Que l’imagination est appelée à concevoir elle-même, comme une calme élévation au-dessus des circonstances de la vie…
Se faisant, Louise Bourgeois a reformulé malicieusement, par la mise en avant de son idée sur l’œuvre pour en fonder prétendument le sens, le vieux débat entre ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. « Malicieusement » : en réintroduisant « dans » l’œuvre ce qui n’est pas de l’art : le monde tel qu’il va, les circonstances de la vie quotidienne, vive les mariés etc. Revoyons l’architectonique de la scène. Dans ses explications, Louise Bourgeois, me semble-t-il, évoquait la présence d'un banc sous les cocons. Il a disparu. Par prudence sans doute : au cas où l’œuvre se serait décrochée. Les pompiers certainement, en ont interdit l'usage. Le banc est caché désormais dans les replis d’un discours. Et ne se montre que comme œuvre de l’esprit. Que de restes dans cette œuvre !
« L’esthétique, affirmait Hegel, ne s’occupe que de la beauté créé par l’art ». Les explications de Louise Bourgeois feraient ainsi, au sens où l'entendrait Hegel, de son œuvre un objet vulgaire. Pourtant ce même Hegel ajoutait que l’art sublime ne pouvait être que celui dans lequel « la signification spirituelle ne pouvait se figurer en aucune forme visible », ce qui est précisément le cas des Bienvenus : aucune forme visible ne rend compte du dispositif final.
Qu’est-ce que les images nous veulent, réellement? Dans cette puissance inachevée de leur être, vers quoi nous font-elles signe ? Avec le discours qui la contraint, l’œuvre de Louise Bourgeois est plus proche des rites anciens que de l’esthétique contemporaine. Outre le chamanisme du porte-bonheur, elle nous confronte toujours au problème d’une image qui ne peut être vue, mais lue dans un rapport de soumission à l’écriture textuelle. Ce serait donc du côté de la légende qu’il faudrait regarder : l’ekphrasis, ou l’art de donner voix à un objet d’art supposé muet.
Depuis Lessing, ce dispositif de la représentation verbale du visuel passe pour totalement inepte. Nous avons appris à poser une frontière nette entre le sens, la sensation et les modes de leur représentation. Mais toute l’histoire de l’art, comme discipline, n’est pourtant pas autre chose que la représentation verbale de la représentation visuelle. C’est même un genre très distingué. Et personne ne s’étonne de découvrir que, quand les images parlent, elles parlent notre langue et notre langue la plus plate : grammaticalement, la description d’un tableau ne se différencie pas de la description d’un match de foot. Panofsky n’a pas fait mieux, lui qui a affirmé, au fond, que seule la langue pouvait rendre compte de ce qu’elle n’était pas. Que conclure ?
Qu’en fait aucun médium n’est pur. Toutes les structures de représentation s’enchevêtrent et s’entre-articulent. L’indifférence tranquille du vieil homme et de l’ivrogne au pied de l’arbre de Louise Bourgeois n’est pas plus la vérité ultime de l’œuvre, que le cartel qui en mentionne les usages et la compréhension, et pas davantage les deux objets suspendus aux branches…
John Keats : «Ode on a Grecian Urn». Cinq strophes pour faire dire quelque chose à cette urne, qu’il ne décrit pas, dont il ne consigne ni la date ni l’appartenance esthétique. Il évoque les personnages qui s’y trouvent : « Quels sont ces hommes ou ces dieux ? Quelle poursuite folle ? Quelle lutte pour échapper ? Qu’est-ce que l’extase sauvage ? ». Les figures semblent avoir perdu tout espoir, figées qu’elles sont dans leur artefact de mouvement. Pourtant, Keats suggère une sorte de salut émanant de la scène : «La beauté est vérité, vérité beauté». «Ode sur une urne grecque» a été perçue comme un manifeste célébrant l’ekphrasis, en tant que voie du commentaire menant à l’immortalité…
Vase de Sosibios, décalque de John Keats, in Les Monuments antiques du musée Napoléon.
A droite : 1ère copie de l'Ode.