litterature
Le Manscrit, Olivier Domerg
Le Manse. De 2009 à 2013, Olivier Domerg a parcouru ce paysage avec une photographe, Brigitte Palaggi, après avoir répondu tous deux à une première commande qui déboucha sur une exposition et la publication d'un ouvrage, Le chant du hors-champ (Fage, 2009) autour de l'ensemble des paysages des Hautes-Alpes. Olivier Domerg reprit ses notes pour publier tout d'abord chez Gallimard / L'Arpenteur son Portrait de Manse en Sainte-Victoire molle (2011). Mais ce n'était pas assez encore. Ce n'était pas encore, ou peut-être même pas du tout, Manse, tant le langage ne cesse de composer avec ses restes et peine à émerger de ses excédents. Manse s'était échappé ou plutôt, rien ou si peu des mots et des photographies l'embrassant, n'avait pu en tirer... Mais quoi au juste ? L'essence ?
Des restes, Olivier Domerg en trimballait des tonnes avec lui. Notes, fragments, poèmes, des lignes et des lignes jetées sur le papier, avant, pendant, après, et des centaines de pages encore. Comme Cézane, Olivier Domerg, qui n'aimerait pas la comparaison avec le vieux Maître, coriace devant son objet, l'objet même de la peinture, est retourné au motif. Non pour peindre mais tenter de dire. D'écrire serait plus juste : de composer, d'imaginer une forme littéraire qui sût l'exprimer. Exprimer tout du moins «quelque chose» de Manse, plutôt que de rendre compte, sinon de soi tant échappe au loin le lieu de l'écriture, sinon de l'écriture donc, son objet. Et encore. Pas de rendre compte en tout cas : quel discours le pourrait ? Celui du géographe ?
Mais Olivier Domerg n'est pas monté à Manse avec les outils du topographe. Avec son lexique, certes, en partie. Avec ses connaissances, recouvrant ici et là le territoire de son exactitude géologique, mais parcourant ces affleurements sans imaginer une seule seconde qu'il y aurait, là, dans ce lexique si scrupuleux, l'issue qu'il cherche. Quel discours en rendrait donc compte ? Poétique ? Politique ?
Jacques Rancière, dans son essai Le Temps du paysage (La Fabrique, 2010), nous apprend que l'esthétique, comme discipline issue justement de l'invention du paysage et chez Kant de l'art du jardin, se forgea au moment où se posait la question, avec la Révolution Française, de savoir ce qui faisait sens commun. Comment exprimer les formes de l'expérience sensible ? Il y a bien là, dans le questionnement d'Olivier Domerg, quelque chose de politique qui ne nous sépare pas d'une interrogation qu'il nous faut chaque fois reconduire sur ce terrain du vivre ensemble, quand il s'agit de partager une émotion, de dire un lieu, de n'être plus dans l'immanence charriée par le flux héraclitéen des événements de la Nature. Il y a bien là une difficulté qui n'est pas simplement une difficulté de la langue, des formes que nous construisons pour témoigner du monde, mais celle d'un autre ordre qui est bien sûr aussi celui du moment d'écrire et de publier ce que l'on écrit -le rendre public, à rapprocher du Kant de Qu'est-ce que les Lumières ?, où il évoque cet usage «public» de la raison constitutif de ce commun sans lequel l'esprit n'est rien. J'y reviendrai une autre fois, dans l'entretien qui suivra cette chronique, car la poésie n'est pas cet antipode de la politique que l'on voudrait bien qu'elle soit, qui nous dispenserait et de la poésie, et de la politique.
Voyons pour l'heure ce motif auquel est revenu Olivier Domerg, auquel il ne cesse de revenir, comme si quelque chose ratait, ou bien, tel Cézanne justement, comme s'il ne pouvait lui faire face qu'en renonçant à lui faire face, sinon de biais, en limitant chaque fois son questionnement, un questionnement au demeurant moins tourné vers le motif que vers les moyens choisis pour le questionner, le transposer : après près tout, la Montagne Sainte Victoire, c'était d'abord un problème pour la peinture. Une apparence sensible, certes, dont Olivier Domerg, comme Cézanne, tenta de faire une «vérité sensible» (Rancière 2010) que l'on pût partager. C'est-à-dire, encore une fois, en affirmant le désir d'élever l'individu au-dessus de lui-même dans une dispense qui n'est autre que la volonté d'ouvrir un espace commun où poser pied, notre ailleurs : l'humanité. Où cette nature domesticable, à défaut d'être domestiquée, porterait du coup sous l'effet de cet effort esthétique, la possibilité d'une réalité nouvelle : l'art du récit. La poésie.
Voyons donc l'objet Manse, tel que construit par Olivier Domerg. Composé en fragments, notes, poèmes, proses. L'analecte ici se décompose en genres littéraires et registres lexicaux distincts mais qui se contaminent, s'entrecroisent, fusionnent. «Nuages. Pins ça et là. Murs de pierres écroulés». (Impression soleil levant). On tourne autour de Manse, littéralement, d'Ouest au Sud, du Sud au Nord, du Nord à l'Est. La montagne jamais offerte d'emblée, le lecteur, littéralement l'analecte, chargé de recueillir les restes que lui confie l'auteur, cheminant à ses côtés, observant, du plus proche au plus près souvent, un côté du versant ou bien au loin un homme debout et l'oiseau qui tourne autour de lui, pour s'élever lentement jusqu'aux sommets d'où l'on pourrait voir «Tout». Mais qu'y a-t-il à voir ? D'autant que ce sommet ne vient qu'à la toute fin de cette lente ascension textuelle. Et quel sommet : une prairie bombée, sensuelle, molle peut-être. Manse sous un angle parfait, mais épuisé déjà dans le fil de la lecture quelques chapitres plus tôt dans le panorama de la réserve Georges Serres, alimentée par les eaux du Drac, soit l'image la plus convenue (l'auteur le sait), qui se puisse être : un paysage de carte postale, «un bel endroit» s'amuse-t-il, mais qu'il ne décrit pas.
Qu'est-ce alors que cette langue qu'il déploie, le manscrit ? On songe aux romantiques allemands optant pour le fragment, tant la raison échoue à se saisir du monde. On songe aux romantiques allemands pour lesquels seule subsistait en face de cet échec à saisir le monde, la solution poétique. Ici interrompant le fil du récit dès que celui-ci affronte ce que l'on ne peut appeler autrement que l'idiotie du réel, de la matière, fût-elle «plantureuse» comme l'affirme le poète Olivier Domerg. On songe aux romantiques allemands, pour le caractère initiatique de ce cheminement (syntagmatique), avec ses jeux de mots constants, dont l'homophonie et l'allitération constituent les figures majeures.
Oui, précisément, on songe aux romantiques allemands à cause de cet usage de la langue bousculée par des homophonies qui sonnaillent comme de brusques remontées d'inconscient.
Freud avant Domerg avait lu les romantiques allemands, intrigué par l'embarras de leur langue, y relevant quelque chose autour duquel il tournait et qu'il allait nommer la langue de l'inconscient. Cette langue psychanalytique dont Thomas Mann affirmait qu'elle n'était rien d'autre qu'un romantisme (allemand) devenu scientifique. Que porte cette langue au juste, qu'inscrit-elle ? A Freud, il lui sembla que seule la langue des romantiques allemands était parvenue à dévoiler les origines de l'écriture : «l'écriture est à l'origine la langue de l'absent». On ne trouverait meilleure compréhension de cette énigmatique affirmation que dans la démarche d'Olivier Domerg : le manscrit n'est autre que la langue de l'absent Manse. Une langue rare, sa mise au point, un abîme. Il faut sans doute lire le manscrit comme le désordre d'une langue naissante. Et l'on comprend qu'elle soit fragmentée et contrainte de se relancer sans cesse en faisant feu de tout bois, tantôt savante, tantôt poétique, ou mue par la nécessité de porter sans cesse secours aux mots : car où (et quoi, encore une fois), ce à quoi les mots prétendent ? Comment éprouver ce dont ils parlent ? Comment instruire leur force pulsionnelle sans cesse entravée, empêchée, sinon en en triturant le récit pour que toujours il reste «ouvert à l'ouvert» (Agamben). On le voit bien à lire Domerg, qui sans cesse recueille, tente, ose, se reprend de visions en sensations, ouvrant au toucher ce qui ne sait prendre chair. Comment donc en libérer la force ? Par l'imagination ? Au sens où les romantiques allemands l'entendaient, comme puissance d'unification de l'Esprit ? Une solution poétique qui ici se heurte sans cesse à la nécessité de la description, toujours exacte, jamais claire, toujours trop loin, trop près, jamais au bon moment.
Par l'imagination, qui sait ne pas confondre l'être pour qualifier l'identité ? (Entendez ce « qualifier » au sens d'une qualification dans une épreuve sportive).
L'épreuve du réel... La prose, la note, le chant poétique, une balade ? Sur la route des cols du manscrit, se sont des sons qui nous arrêtent. Qu'est-ce qu'un lieu ? Sinon un processus en fait, le produit de mille interactions toujours en mouvement. Un processus plutôt qu'une forme, cette forme pourtant que Domerg ne cesse de poursuivre, qu'il ne peut pas ne pas devoir conquérir, et bien que les formes ne fassent qu'incarner en géographie des fonctions toujours muables... Qu'est-ce que la géographie au demeurant ? La surface de la terre ?
Qu'est-ce que le massif des Écrins ? Un haut lieu de l'alpinisme français qui occupe une place de second rang dans l'imaginaire collectif (Muriel Sanchez)... Lieu privilégié des alpinistes chevronnés, des randonneurs, des pâturages et de la chasse, mais... qui longtemps n'a su communiquer avec l'extérieur, condition de possibilité du langage, où ce dernier puise même ses raisons d'être.
Dévisager le Puy... Partout le regard reste à portée de main. Domerg voit les encoignures, les creux, les bosses, les plaques, les stries, les ravines : les accidents du sol. Et partout le son, cet atomique tuteur, finit toujours par se taire. Partout le Ciel s'écrase comme le couvercle de plomb baudelairien qui renversa l'espérance de l'imaginaire chrétien. La triple bosse de Manse, saisie dans de multiples réseaux d'allitérations, se voit chargée de réunir en un seul espace tous les éléments disséminés ici et là dans la nature, du tangible au sonore, de la sensation à l'expression, pour faire corps. Mais partout l'unité se dérobe. Domerg doit assembler, créer des scènes, organiser la possibilité d'une composition. Contre la rigidité géométrique à la française, il ramène le modèle anglais de l'intriqué, la ligne serpentine des chemins qui épousent les courbes de ces volumes moelleux que forme le Manse, mais sous la contrainte des ruptures qui fondent la structure de ce paysage. Du coup, l'unité de la scène ne peut être picturale. Nous sommes dans l'art des réalités sensibles, où l'art des apparences échoue.
Domerg doit composer une dramaturgie singulière qui excède le voir, doit charrier cette puissance de sentir qui est puissance du sentir. Une aporie. Mais c'est autour d'elle que l'auteur doit (ne peut ?) construire son texte. Une ébauche, toujours. Car toujours quelque chose échappe, à la vue, à l'ouïe, à l'odorat, à l'écriture. L'œuvre, au final, est un Dieu caché qui ne se découvre jamais (Lucien Goldmann, Le Dieu caché)...
Curieusement, j'évoquais les romantiques allemands, mais il y a aussi du Hegel dans son intention : celle de composer une œuvre esthétique. Or l'on sait que pour Hegel, l'esthétique ne peut s'occuper que de la beauté créée par l'art : le texte est sa propre visée... Pas Manse. C'est pourquoi ce travail échoue, mais gagne ce moment hégélien où l'esprit peut enfin se chercher lui-même. Du moins ce moment où l'esprit peut enfin s'approcher de cette quête sans jamais pouvoir accéder aux réponses.
L'ascension de Domerg est celle de la lente descente de l'Esprit, aurait dit Hegel...
Et il n'est pas anodin qu'il ait choisi le Manse pour y aborder. Car le massif des Écrins, les Alpes dauphinoises si vous préférez, ou l'Oisans, ou encore l'ensemble montagneux du Pelvoux, ou bien... etc., ne fut jamais nommé que pour être dé-nommé, re-nommé sans cesse, si l'on veut... On fut longtemps, au niveau des cartes mêmes, en face d'un objet absent.
Muriel Sanchez, de Normal Sup Lyon géographie, a étudié son positionnement dans l'ordre des connaissances et de l'imaginaire de la Haute montagne. Aucune forme de connaissance socialement élaborée n'a pu se déployer autour des Écrins. Peu de discours, savants ou romanesques, ont circulé à son propos. Peu de productions visuelles, littéraires. Ni Turner, ni Doré, aucun sentiment romantique ne lui fut associé. Quand on inventa la Haute montagne, il en fut exclu bien qu'avec lui on ait affaire au deuxième système montagneux le plus élevé de France !
Alors ce texte d'Olivier Domerg. Qui tourne autour du Manse, longuement, lentement, sans d'abord savoir par quel bout (de langue) le prendre. Ce texte qui souvent perd littéralement de vue son objet, pour le reprendre, énigmatique dans sa composition, pour l'écrire fragment après fragment. Une littérature de fragments... Sans doute parce que face au massif il fallait autre chose que la claire vision alpine. Inventer une autre forme, chaotique jusque dans son axiologie. Pour tenter de dire ce qui jusque là n'a su l'être. La langue souvent défaite. Pour un peu, on évoquerait encore Cézanne écrivant au bon monsieur Bernard : «Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai». Rien d'étonnant à ce que le motif manséen s'offre alors en discontinuités, coutures, manquements, reprises. Le texte de Domerg s'étoffe en cette tentative désespérée de décrire un objet qui ne fait pas facilement corps, et qui en outre ne le fait pas longtemps, soumis qu'il semble l'être à la temporalité : dans le jour qui décline ou parfois ne se lève jamais, comment en saisir la présence ? Que peut la prose face à l'idiotie du réel ?
Olivier Domerg, Le Manscrit, Le Corridor bleu éditions, coll. S!ng, avril 2021, 232 pages, 18 euros, ean : 9782914033886.
Photo : Olivier Domerg, photographié par Brigitte Palaggi.
Tracé GPS Puy de Manse.
Muriel Sanchez, « Le massif des Écrins, représentations et valorisation d’une haute montagne alpine », Géoconfluences, novembre 2017.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/les-nouvelles-dynamiques-du-tourisme-dans-le-monde/corpus-documentaire/ecrins-representations
Les Demeurées, de Jeanne Benameur : l'abécédaire rédempteur...
Jeanne Benameur, écrit son éditeur, interroge. La société. Et questionne. La liberté humaine. A ceci près que de son propre aveu, « la conscience est pauvre », écrit-elle d'emblée. Et que cette pauvreté délimite un tout petit périmètre de révélations. Voilà de quoi nous guider dans sa lecture, tant « le regard bute sur le monde ». Bute... C'est-à-dire qu'il s'y cogne : le réel est idiot, prennent plaisir à dire les physiciens. Il ne parle pas. Ne dit rien. Ne nous dit rien. Et l'on bute chaque fois sur, contre ce monde. On bute... C'est dire aussi que le regard s'y épanche d'une certaine manière, à force de s'y cogner.
Elles sont deux, les demeurées, puisque le vocable est au pluriel. La mère, La Varienne, et la fille, Luce. Abruties. Enfin... Mais non, prenons au mot ce pluriel. Elles sont deux et la lumière leur manque. Les « Lumières », oserai-je, tant la métaphore est filée et s'adosse, dans l'usage qu'en fait Jeanne Benameur, à ce que les Lumières entendaient par n'être point demeuré. Relisez le Kant du Qu'est-ce que les Lumières ?, vous verrez bien à quoi s'adosse cette lumière-là et ce qu'elle éclaire.
Et c'est bien là ce qui trouble, que nos demeurées, dont l'une au final ne le sera pas tant que cela, pour les besoins de la cause littéraire sans doute, que nos demeurées quoi qu'il en soit, ne puissent s'éclairer qu'à partir de ce manque de lumière qui les efface, les fond dans leur nuit, les fait littéralement disparaître de notre champ de connaissances. Mais ce manque où s'enracine le récit ne serait-il pas qu'une fiction, la nôtre, celle des gens éclairés qui regardent avec compassion sinon mépris, ceux qui sont dépourvus de lumières ? Que manque-t-il, au juste, à ceux qui en sont dépourvus ? De « joindre », répond Jeanne Benameur, quand elle examine ses personnages. Joindre ? Préférons relier, qui s'enracine dans une tradition qui fait drôlement sens entre « nous » : celle du re-ligare balisant et la dévotion religieuse du joindre (les mains?), et la question du lien social.
De ses demeurées, Jeanne Benameur écrit qu'elles sont « disjointes du monde ». Mais de quel monde encore une fois ? A moins qu'il ne faille entendre, et je crois que je l'entendrai plus volontiers de cette oreille, derrière ce vocable, l'effroi dans lequel des milliards d'être humains sont jetés à ne pouvoir joindre les deux bouts. Et ici, il faut vraiment comprendre que ces bouts que l'on ne parvient pas à joindre ouvrent à la clôture mentale au-delà de la misère économique, partout et en tous temps. Mais Jeanne Benameur n'ira pas, dans son récit, jusqu'à ce bout là d'éclaircissement.
Dis-jointes donc. Or à ce jeu des Lumières, on entrevoit tout le cynisme de la gradation qui de joint en joint, déploie la palette du mépris envers ceux dont le capital symbolique ne sera jamais assez suffisant pour les admettre au rang des élites éclairées. A ce stade, nous sommes chacun susceptible d'être le demeuré d'un mieux éclairé. Quid alors de ce jeu de Lumières ?
« Une lourdeur opaque », rajoute Jeanne Benameur, occupe leur crâne. Pas la moindre étincelle ne peut percer les ténèbres qui s'y sont installées. L'idiot du village n'est plus ce simple à qui appartient le royaume des cieux, il n'est qu'un abruti, c'est du moins ce que l'on pense dans le village où vivent ces deux femmes et non Jeanne Benameur, ces deux femmes dont l'une, la plus jeune, n'est pas si demeurée que cela -je l'ai écrit déjà.
Les Lumières jusqu'à nous n'affirmaient pas autre chose, qui ont fini par faire de l'usage des mots et de la raison le critère d'appartenance à la race humaine. Jeanne Benameur questionne finalement, à l'inverse de ce que son éditeur affirme, la liberté humaine à l'aulne des valeurs des Lumières, c'est-à-dire dans un minuscule périmètre de ce que vivre humainement veut dire, bien que son roman soit écrit pour élargir ce périmètre. Répétons tout de même que si le réel est idiot, celui de la société humaine ne l'est pas moins : est-ce donc dans ce seul périmètre que doit reposer le sens de la vie ?
Jeanne Benameur va plus loin encore dans l'étrécissement de leur conscience de demeurées : « aucune image ne s'éploie jamais » dans leur crâne. Ne « s'éploie » ? On mesure, en effet, à quelle distance l'auteure les tient, avec son pronominal où sourd le bon usage de notre chère langue française. Jamais elles n'entendront ce bruit sourd des ailes de l'aigle de Green (journal 1928-34, p, 265) « qui s'éployaient soudain comme d'immenses éventails ». Si abruties donc, qu'aucune image n'y vient fleurir sa poésie. Vraiment ? Ne sait-on donc jamais, du côté des idiots, déplier des images mentales ? Ne s'y représente-t-on donc rien, absolument ? Leur monde est-il vraiment aussi « opaque » que l'affirme Jeanne Benameur ? Et seul le nôtre serait assez éployé pour faire monde, grâce aux mots ? Pourtant la main tient la louche dans la cuisine, au-dessus du feu. Pourtant la mère court à la fenêtre derrière laquelle se presse un monde hostile, pour faire barrage de sa présence. Pourtant, pourtant... Quelles connaissances et quelles représentations du monde leur a-t-il fallu construire pour que « leur » usage de ce monde fût possible ? « Rien ne les relie », affirme Jeanne Benameur. « L'abruti n'a rien ». Mais... Ne vaudrait-il pas mieux dénombrer ce que l'être éclairé « a » pour savoir où en arrêter le compte et se tourner chacun vers soi pour en interroger la validité ? A partir de quoi, de quand, de qui, arrêter ce décompte pour s'assurer de la pleine possession de soi sur le monde ?
Bien que prétendant s'atteler à de telles questions, le roman n'y résonnent guère.
La métaphore de la lumière, des Lumières ai-je dit, continue d'être filée de page en page. Pas d'étincelle dans les yeux de La Varienne (la mère) : le feu est du côté de la cuisinière. Luce, sa fille, néanmoins, en est pleine, elle, d'étincelles, elle qui ne cesse d'observer, de scruter, de soupeser. Soit le projet même des Lumières. Alors pourquoi l'associer au pluriel des demeurées ?
Aux yeux de Luce, « l'objet est un théâtre à lui seul »... Que d'images d'un coup ! Mais sans doute Luce n'a-t-elle surgi sous la plume de Jeanne Benameur que pour mettre de la lumière dans la vie de La Varienne. Et dans nos cœurs de lecteurs. Surtout dans nos cœurs en fait. J'y reviendrai. Avançons simplement que le point de vue est construit depuis ces valeurs des Lumières, incapables de comprendre la part d'ombre qui campe dans la clarté de leurs raisons.
La Varienne tremble. On se rappelle qu'elle ne sait pas rêver, et que nous lisons une fiction romanesque : c'est à nous de rêver à sa place...
La Varienne tremble devant le savoir, les devoirs de sa fille Luce, comme l'intrusion de ce monde qui les a repoussées et dont elle s'est éloignée. Apeurée. Luce, Lucia en latin, lumière, on l'a compris, est ce point de bascule d'où surgira et notre affection pour le récit, et la lumière pour notre monde. C'est là où l'auteure voulait nous mener. Rappelez-vous : Jeanne Benameur questionne, interroge.
Luce est notre ligne de fuite. A prendre au sens propre : la fiction ? Une consolation... Pas entièrement demeurée Luce, nécessairement : la cause littéraire... Jeanne Benameur a choisi un compromis, ne parvenant pas totalement à appréhender l'obscurité de l'idiotie à travers la lorgnette des Lumières.
A l'école, Luce fuit les paroles de l'institutrice. Une menace pour son monde, son petit monde familial. Un dilemme, qui la met en péril : comment aller au devant de cette lumière si elle ne peut y mener sa mère ? Elle ne peut être à l'école. Tout l'en exclue. Ce que Madame Solange, l'institutrice, finira par comprendre. Qu'est-ce qu'enseigner ? Qu'est-ce qu'instruire ? A cette question, Montaigne répondait qu'instruire, « c'est allumer des feux ». Pas des Lumières. Des feux. De tout bois. Mais ça, Madame Solange ne sait pas faire. A l'école, on n'allume pas des feux, on les éteint plutôt. La froide clarté de la raison s'en charge.
Luce reste ainsi obstinément ignorante. Ce que Madame Solange ne peut accepter. Car elle, c'est une hussarde de la République, et elle ira jusqu'au sacrifice pour sauver Luce. Mais de quoi ?
Luce sait écrire, mais ne veut pas. On voit ici se déployer une autre métaphore du récit, celle du savoir. Un savoir « obligatoire ». Mais quel savoir ? Celui dont on voit bien que la fille se défie, c'est le savoir qui prend place sur « l'obscur du tableau » noir de la salle de classe. Jeanne Benameur n'ira guère plus loin dans son élucidation.
Un jour Luce tombe malade. Sa mère si demeurée soit-elle saura, par son chant, un simple chant de mère, la ramener à la vie. On apprend du reste que La Varienne soigne dans le village, qu'elle a la connaissance des remèdes naturels. Passons. Luce ne va donc plus à l'école. Madame Solange en est très affectée. C'est toute sa vocation qui s'en trouve malmenée. Le tourment de Solange... C'est cela qu'il faudrait creuser dans un second volume, que Jeanne Benameur n'approfondit pas : elle nous livre une fable. C'est son horizon. Et aussi un peu, celui des préjugés qu'elle nous invite à combattre, nous encourageant à regarder d'un autre œil ceux que l'on appelle les idiots du village. Mais sous quel angle ? Ça, elle ne l'interroge guère.
Solange « écrit à son vieux Maître d'école. Qu'est-ce que le savoir, lui demande-t-elle. « Une joie », répond-il. Soudain le tableau « scintille ». La lumière se fait jour dans la tête de Solange. Bon sang mais c'est bien sûr, il fallait faire autrement. Mais Solange ne savait pas comment. Alors elle s'enfonce dans une sorte d'hébétude. Elle vit seule, les demeurées lui paraissent enfermées. C'est cette équation qu'elle ne parvient pas à résoudre : elle, seule, elles, enfermées... Sinon que d'un coup, elle comprend que ce que l'on ne pouvait disjoindre entre ces deux femmes, cette plénitude, personne ne saurait l'expliquer. Un éblouissement. Car ces deux femmes vivent « une connaissance que personne ne peut approcher », comblée par cette plénitude dans leur maison. Or, elle, l'institutrice, n'a rien en partage, sinon un savoir qui ne lui a rien appris.
Luce, elle, va découvrir par hasard la broderie. L'auteure change de régime métaphorique : c'est le silence qui va se substituer aux Lumières. Et dans ce silence, les mots vont arriver. L'abécédaire tout d'abord, que Luce brode avec soin. Elle finira par broder un mouchoir de batiste, qu'elle offrira à Solange, qui erre dans les rues du village, coupée de toute réalité. Cette dernière en mourra. Et c'est sa mort qui fera entrer définitivement les mots dans la vie de Luce, qui n'arrêtera plus d'apprendre.
Il y a là un double renversement. D'abord Luce retourne à l'école, ensuite, Jeanne Benameur, en faisant mourir Solange, occupe sa place : l'écrivain prend le pas sur le professeur, et fonde dans le sacrifice du professeur la possibilité de la poésie, qui n'est résolument pas du côté du savoir. Mais cette poésie, c'est celle d'une fable. Celle que « contient » ce livre. Nous qui vivons de mots, que pouvions-nous espérer ?
Nous ne sommes pas du côté de ceux qui ne savent rien, ni du côté de ceux qui ne savent éprouver la poésie des mots. Et contrairement à ce qu'écrit Jeanne Benameur, et qui nous réconforte comme une réconciliation prématurée, j'affirmerais volontiers que les mots ne vivent pas dans le monde : ils vivent dans notre monde. Dans d'autres mondes, ils sont des obstacles.
En faisant mourir le savoir, Jeanne Benameur ouvre à la poésie. Mais je ne sais pas si les demeurées y ont gagné au change. De la mère il ne sera plus question, renvoyée à son abrutissement, quantifiable pourtant. Et nous ne comprendrons pas mieux les simples d'esprit, sinon que dans cette fable, leur rédemption est celle de l'abécédaire. Une réconciliation de hâte qui ouvre à l'acceptation, comment dit-on ? De leurs différences ? Quant aux raisons de cette différence... De quel côté chercher ?
Là où ça ne dit rien...
Les Demeurées, de Jeanne Benameur, Folio Gallimard, réédition août 2021, 82 pages, ean : 9782070421961.
Fondation, Le cycle des Fondations, volume I, Isaac Asimov, lu par Stéphane Ronchewski
XIIIème millénaire après J.-C. Trantor, la planète capitale, contrôle les 25 millions de planètes habitées de la galaxie. Sur Trantor, le mathématicien Hari Seldon a inventé une nouvelle science : la psychohistoire, qui permet de prédire mathématiquement l'évolution de la société et des groupes humains qui la composent. Or le modèle mis au point prévoit le déclin de l’Empire et la destruction de Trantor d’ici cinq siècles. Le modèle prédit également qu’à ce déclin succédera une longue période d’anarchie qui durera trente mille ans, avant que de ces décombres ne puisse surgir un nouvel empire. Mais bien que le modèle soit formel, il est possible d’y introduire une variable qui réduirait le temps du chaos à mille ans. Pour cela, il faudrait créer une Fondation capable de capter la totalité des connaissances humaines au sein d’un algorithme tout puissant qui enfanterait notre nouvel avenir. Une forte opposition se fait jour contre le projet. Seldon réussit pourtant à installer sa Fondation sur Terminus, une planète en bordure de la galaxie. Officiellement, elle ne fait que collecter toutes les données de l’humanité. Dans la réalité, Seldon mène seul son projet de mathématiser l’espèce humaine et son environnement pour définir les conditions d’un Vivre ensemble raisonnable...
Suite de nouvelles plutôt que roman, ce premier volume est ahurissant. Chaque nouvelle excipe un moment de la Fondation, architecturant l’ensemble sur un modèle historiographique. Chaque moment est la révélation d’enjeux qui pourraient au fond bien être les nôtres : qu’espérer, raisonnablement, de la meilleure société réalisable ? Les questions que posent Asimov, les réponses qu’il dessine, ne sont pas sans rappeler l’horizon algorithmique dans lequel, déjà, nous précipitent «nos» dirigeants. Seldon mathématise ainsi la sociologie, moins pour construire le meilleur des mondes possibles, que pour tracer des limites à l’action humaine. Une sorte de théorie des systèmes poussée à son comble, où définitivement, la variable humaine n’entrerait que subsumée sous des impératifs abstraits. Tout se passe comme si, par exemple, l’idée de Liberté était trop sérieuse pour la confier aux seuls humains. Tout se passe comme si seul un modèle mathématique pouvait nous en donner justice… Et curieusement, c’est sous la forme d’un dialogue que l’intrigue se joue. On songe ici au dialogue socratique, qui ne serait malheureusement plus réduit qu’à une sophistique de domination. Ce genre de dialogue au fond qui aura traversé le Grand Débat de Macron, concluant avant d’entendre, enfermant à l’avance la pensée dans son linceul sophiste…
Figure emblématique de la science-fiction, Isaac Asimov (1920-1992) s’est imposé comme l’un des plus grands écrivains du genre, capable d’en inventer les codes, mais peut-être surtout, et de par sa formation, l’un des premiers à faire du raisonnement scientifique un objet littéraire, une structure du récit romanesque, symptôme du basculement de la pensée contemporaine dans l’illusion statistique. Car ce que met à nue la science-fiction, telle que déployée par Asimov, n’est rien moins que l’idéologie de la focalisation statistique, subsumant la richesse sous le nombre. La gouvernance mathématique qui ordonne la logique du récit et prétend orienter le devenir des sociétés humaines, fonctionne comme auto-justification des intérêts de la société marchande, d’où la revendication sociale, symptôme de l’autodétermination humaine, doit être exclue. Cette autotélie du raisonnement mathématique, qui a fini par devenir le canon de la pensée économique, n’a que faire de la variable humaine dont il faut à tout prix réduire l’incertitude, pour en faire une simple variable d’ajustement. Mais Asimov ne s’en contente pas. Même si le raisonnement scientifique le fascine. Au fond, il nous tend son miroir déformé pour mieux nous interroger. La machine fictionnelle du récit ouvre au questionnement des modèles scientifiques. A quelle fin recherche-t-on à tout prix à rendre ces modèles partout dominants ? N’est-il pas tant de nous interroger sur la légitimité politique du savant ?
L’interprétation qu’en donne Stéphane Ronchewski est magistrale, de retenue, de malignité, se jouant du suspens qu’il distille à tout moment pour faire avancer le dialogue en se jouant de son interlocuteur, ironique et surplombant l’histoire comme la science aime à surplomber nos réactions.
Fondation I, Isaac Asimov, lu par Stéphane Ronchewski, traduit par Jean Rosenthal, 13 mars 2019, Audiolib, éditeur d'origine : Denoël, durée d'écoute : 9h49, 1 CD MP3, 19.90 euros, ean : 9782367628431.
Beckett, 27 juillet 1982, 11h30, Michel Crépu
Un hommage. Exercice toujours périlleux quand il s‘agit de Beckett, qui a le don de vous renvoyer à votre propre bêtise… Beaucoup d’embarras donc pour commencer, sinon de fatras. Beaucoup de maladresse, Crépu K.O. avant même de monter sur le ring du fameux 27 juillet 82, tournant autour, tardant, repoussant à plus tard le récit de ce fameux rendez-vous. Rencontrer Beckett ! A l’époque, moins Beckett en fait que l’homme qui avait vu Joyce, qui lui avait parlé, qui l’avait côtoyé… Joyce donc en 82, Beckett en accessoire. L’immense Beckett. Beckett qui jeune, se voyait bien secrétaire de Joyce. Après tout, il avait tout vu, tout lu. Beckett si impressionnant. Crépu se rappelle Godot et ce qu’en écrivait Anouilh : « Les pensées de Pascal jouées par les Fratellini ». C’est ça, oui, tout à fait ça. Beckett si cultivé, annotant Goethe, Dante, son interlocuteur. Beckett croisant Sartre à Paris dans l’escalier de Normal’Sup. Il ne signera pas l’Appel des 121. Ne fera pas le déplacement pour le Nobel. Sans bruit. Sans raison. Préférant voyager à vélo par monts et par vaux, traversant la France à vélo. Crépu se rappelle, sort de sa poche cette photo des éditions de Minuit où l’on voit Beckett s’ennuyer drôlement. Beckett racontant Lucia Joyce, qui était un peu amoureuse de lui. Et Ussy, sa maison de campagne, que fréquentaient Jasper Johns et Bram Van Velde. Tout de même : Beckett résistant pendant la guerre. Sans bruit. Seulement bon qu’à écrire, comme il devait l’avouer plus d’une fois. Mais quelle écriture ! En 1953, on joue Godot au théâtre. Un choc, ce charabia ! On connaît un film de lui, et puis des pièces de plus en plus courtes. « Est-ce que quelqu’un est au courant de la marche à suivre ? »… Comment vivre ?... « Non, ça n’a pas l’air »… Alors son œuvre, ce «quand même» décisif et ce qu’il nous reste d’ébahissement devant. Tout. Crépu nous livre peu à peu, au-delà de son émotion, l’interminable Beckett. On n’en a jamais fini avec lui, même s’il nous avoue qu’un jour, il a cessé de le lire. Beckett, ses phrases si brèves. Ouvragées. Rien de messianique et cependant… Non. L’Histoire ? On ne sait pas pourquoi. A l’image de Molloy qui doit voir sa mère et ne sait pas pourquoi. Reste son langage, inouï. Qui ne cesse de toucher au plus juste de ce que le langage permet. D’échouer. Échouer… la grande affaire de l’humanité. Naufragée, abordant pourtant toujours en quelque contrée inconnue, comme Crépu après toutes ces années, s’essayant à nous parler de Beckett. Échouant à son tour semble-t-il : «Beckett n’a pas trouvé son lecteur magistral». Vraiment ? Ni en France ni nulle part ailleurs ? Rien. Beckett indemne, toujours, résistant à toute interprétation. Alors finalement, comment était ce 27 juillet 82 ? Pinget avait conseillé à Crépu d’écrire à Beckett. Courtois, bienveillant, Crépu avait été fasciné par son regard si doux, si bienveillant. Le prétexte, c’était un mémoire universitaire, que Crépu n’écrira pas du reste. Lire, seul, le retenait déjà. Donc Beckett, en chair et en os, au PLM Saint-Jacques. Crépu nous en livre très peu, magnifiquement. Pour nous parler ensuite de son père. Comment c’est, le sommet de la littérature ?... Seule la littérature est une chance unique. Que les héros de Beckett ont saisie, bien qu'ils ne soient que des rescapés. Comme nous tous.
Beckett, 27 juillet 1982, Michel Crépu, édition Arléa, mars 2019, 16 euros, 86 pages, ean : 9782363081810.
Jours de travail, John Steinbeck
Les raisins de la colère… Steinbeck peine à achever ce qu’il considère comme le livre de sa vie. Il ouvre un journal de travail pour s’en donner la force. Un journal écrit entre 1938 et 1941, où il n’est question de l’actualité qu’à de très rares moments. L’écrivain peine, s’oblige, s’inquiète : Les Raisins sont à ses yeux un livre d’un autre siècle, écrit dans la forme romanesque du XIXème siècle. Mais il ne sait comment écrire autrement pour installer cette histoire, celle de la Grande Dépression inaugurée par le krach boursier de 39 et qui va prendre fin avec le début de la Seconde guerre mondiale. Les raisins… C’est l’histoire d’une famille de métayers jetée dans la misère et la faim, contrainte à l’exil, avec des milliers d’Okies, ces habitants de l’Oklahoma. Les Joad font route vers la Californie, à la recherche d’une terre, d’un travail, d’un peu d’argent et de leur dignité perdue. Steinbeck fait route avec eux, dans ce «véhicule disgracieux» qu’est le genre romanesque à ses yeux, incapable de rendre compte de ce que le monde traverse. Croit-il. Il veut pourtant conclure sa trilogie DustBowl par ce roman qu’il souhaite grandiose, comme rachetant toute son œuvre sur laquelle il jette un regard amer. Steinbeck sent qu’un nouveau monde émerge et que le genre romanesque lui-même va s’en trouver bousculé. Pourtant, l’Histoire le lui impose. Et dans ce genre qu’il pense désuet. Steinbeck tient le registre de ses journées, se fixe jour après jour un programme qu’il ne peut pas tenir. Ecrire 2 000 mots. 1 500. Il pense au chapitre qu’il doit clore, à celui qu’il doit ouvrir. « Il faut que ce soit un bon livre ». Pourquoi ? A cause de son sujet ? De cette tragédie que vivent des millions d’américains jetés dans les affres de la misère ? Il veut réussir « le meilleur truc que j’ai jamais tenté ». Alors il compte jour après jour le nombre de mots qu’il écrit. Le roman prend de l’ampleur, le mène là où il ne pensait pas aller. « Pour la première fois je travaille sur un livre véritable », note-t-il dans son journal le 11 juin 1938. Steinbeck déplore son ignorance, lutte sans cesse contre sa paresse. Rien n’est facile dans cette gestation. L’épuisement le gagne, le découragement, mais il faut que le livre avance. Il n’en dort plus, se rappelle à l’ordre. S’y mettre. S’y remettre. Le 30 juin 1938, le Livre Un est achevé. Steinbeck note : « J’ai grandi de nouveau pour aimer l’Histoire qui est tellement plus formidable que moi». Il se fait « partisan du peuple ordinaire », c’est sa responsabilité devant l’Histoire, devant cette œuvre qu’il écrit. Anxieux au moment d’ouvrir le second livre par un chapitre qui doit « en porter toute la chair », d’emblée. Déjà il pressent que ce roman qui lui aspire toute son énergie s’est fait le témoin d’une Histoire qui le dépasse. Et qu’à son achèvement, une bonne partie de sa vie sera finie. «Ce livre est ma vie». Qui passe dans sa rédaction par des moments de désespérance et d’enthousiasme, révélant souvent un Steinbeck « vacillant et misérable ». C’est sa femme, Carol, qui trouve le titre le 2 septembre 1938. « Le livre enfin existe », note John. Qui ne se considère « toujours pas écrivain moi-même »… Le 6 septembre, il note un petit écho de cette Europe, «toujours sous tension. Hitler attend une éternité pour parler. Peut-être la guerre, mais je ne pense pas. Je pense qu’il est presque au bout de toute façon. Cet état est sur le point d’exploser». Le 12 septembre il attend le discours d’Hitler. Steinbeck ne croit toujours pas à la guerre. Chamberlain est allé rencontrer Hitler pour tenter d’éviter la guerre. Mais elle approche pourtant. Le 27 Steinbeck note que Hitler semble «se dégonfler». Puis plus rien. Le 16 octobre 1939, dix jours après avoir achevé la première version des Raisins, il note sobrement : « la guerre a éclaté, mais les livres ont continué à se vendre». Une guerre sans forme à ses yeux, avec cette « France qui ne fait rien ». Le succès des Raisins est énorme. Dans la foulée les droits sont rachetés, une pièce va être montée. « Je ne sais plus quoi faire », écrit alors Steinbeck. Il recevra le Prix Nobel de Littérature en 1962.
Jours de travail, John Steinbeck, Les journaux des Raisins de la colère, édition Seghers, traduit de l’américain par Pierre Guglielmina, préfacier, coll. Inédit, décembre 2018, 214 pages, 19 euros, ean : 9782232129834.
Guide de l’Antiquité imaginaire, Claude Aziza
Roman, cinéma, bande dessinée, etc., l’Antiquité n’a jamais été aussi présente dans nos cultures. C’est cette Antiquité bis que Claude Aziza a exploré, du péplum à la BD en passant par ses grands classiques que sont Astérix ou Tintin. En 2008, il dénombrait 600 titres récents. Plus de 900 en 2016. Clef de voûte de cette production : la connaissance du latin et du grec, et bien évidemment celle de l’histoire de l’Antiquité, cette gigantesque et fascinante mosaïque dont les pièces n’ont cessé d’être déplacées au fil du temps. A commencer par celles des mythes en tout premier lieu bien sûr, un mythe ne cessant d’être réécrit. Au point que cette Antiquité imaginaire a fini par former à son tour une sorte de mythe de l’Antiquité, que Claude Aziza a tenté d’expliciter, en en racontant l’histoire, du Moyen Âge à nos jours, à travers les genres et les médiums. A vrai dire depuis l’âge d’or du roman historique, tel l’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1627), qui se passe au Vème siècle dans une Gaule idéalisée, ou l’Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin (1632), exhumant au passage toute une littérature méconnue qui a nourri pourtant, sinon donné sens aux Lettres françaises. Traversant les siècles, Claude Aziza évoque la curieuse rupture du XVIIIème avec l’inspiration antique, avant de s’enthousiasmer pour le frénétique XIXème siècle qui vit son retour s’effectuer avec force. De l’érudition mal digérée d’abord, et puis les deux grands, Chateaubriand et Walter Scott, qui balisèrent avec talent ce retour de la culture gréco-latine. Et ne firent pas que baliser cette culture, Le Génie du Christianisme par exemple modélisant une nouvelle esthétique littéraire, tandis que Walter Scoot redéfinissait le genre du roman écossais pour le porter aux sommets de la littérature mondiale. Plus près de nous, Flaubert, puis Yourcenar, achevèrent d’en asseoir l’importance. Enfin, la bibliographie à elle seule vaut le détour, qui en fait un livre de référence pour tous les passionnés de culture antique.
Guide de l’Antiquité imaginaire, Claude Aziza, Les Belles Lettres, nouvelle édition novembre 2016, 368 pages, 19 euros, ean : 9782251446219.
Nous sommes tous la Pègre : Les années 68 de Blanchot, Jean-François Hamel
Mai 68. Blanchot est dans la rue. Sur les barricades. Du côté des émeutiers, émeutiers lui-même, moins le pavé à la main que le tract. Moins révolutionnaire qu’insurrectionnel. Anonyme. Il s’est (presque) dissout dans la masse. «Nous sommes tous la Pègre». Le titre est mal choisi, même s’il reprend ce mot méprisant du Ministre de l’Intérieur de l’époque pour évoquer les émeutiers du quartier latin. Chienlit n’aurait pas été meilleur, certes. Mais émeutiers, oui. La Sorbonne est donc occupée. Blanchot comprend immédiatement que ce qui arrive est immense. Et tant pis si cela doit avorter : il faut y être. Engagé. Résolument. Mais pas comme un maître à penser. Nous n’avons que faire des maîtres à penser, cette maladie infantile de l’intelligence qui nous vaut aujourd’hui de courir encore après les quelques bons mots imbéciles des maîtres déclarés. Nous n’avons que faire du modèle du grand homme. Nous n’avons que faire du stéréotype de l’homme providentiel. Et Blanchot n’en a que faire lui aussi. La rationalité de l’Histoire, telle qu’un Hegel voulait la poser, trouvant dans l’homme providentiel sa fin, est une supercherie. Juste une ruse de la raison réactionnaire pour soumettre les peuples à leurs nouvelles idoles. Mai 68 battit en brèche cette opération retorse par les débordements d’étudiants hirsutes. Nous n’avons que faire d’une avant-garde intellectuelle, fourbissant déjà notre asservissement. Il n’y a pas de regard surplombant l’Histoire. Blanchot l’a bien compris, qui disparaît au sein du comité anarchiste auquel il participe, militant parmi d’autres. Mai 68. Jean-François Hamel nous éclaire sur la formation de ce fameux Comité Etudiants – Ecrivains. Le Comité est pris de fièvre, se déchire, se réunit tous les jours. Les plus authentiques veulent agir, non littérairement, mais dans la rue, sur les barricades. Les autres, pousser leurs avantages de notables. Blanchot est des premiers. Il comprend que l’Histoire veut nous refiler ses plats mille fois réchauffés, que les notables des Lettres vont déjà à la soupe chercher leur pitoyable pitance dans ces débats sans fondements où l’on glose des bienfaits de la démocratie parlementaire améliorée. Mais ce n’est pas la Révolution qu’il vise : c’est ce moment de discontinuité où a surgi la puissance sauvage de la contestation, qui congédie ici et maintenant tous les pouvoirs. La multitude a fait irruption, qui n’aspire pas à gouverner mais à abolir cet ordre malsain qui est le nôtre aujourd’hui encore, cette Cinquième haïssable qui dégouline d’abjection. Blanchot court les rues un tract à la main pour signifier qu’il n’appartient pas à la mouvance révolutionnaire mais à l’Insurrection. Que ce soulèvement soit pur disjonction du temps ! The Time is out of joint, affirmait Hamlet. C’est exactement cela : il faut juste dégonder le Temps, séparer l’Histoire d’elle-même et non tenter déjà de domestiquer l’impériale force disruptive qui vient d’éclore. C’est cela que Blanchot veut préserver. Et c’est cela qu’à bien des égards, le soulèvement de Mai 68 voulait gagner en refusant d’être, tel un fait révolutionnaire, le fondement d’un nouvel ordre public. Alors Blanchot court les rues. Il n’est plus Blanchot, il n’est rien. S’insurgeant partout contre cette prétendue nécessité anthropologique du chef, Blanchot affirme haut et fort que la démocratie représentative n’est qu’un instrument de domination des peuples. Que l’heure n’est pas à sa réforme. Blanchot veut juste vivre ce moment en insurgé. S’engager dans une critique radicale de la représentation politique et empêcher les chefs d’être chefs. Et il le fait non pas en signant des tribunes de son nom prestigieux, mais en s’associant à des écritures collectives, à travers cette littérature de rue que forment les tracts, les slogans sur les murs, les affiches de Mai 68. Anonyme. Juste participant à cette circulation anarchique des textes, qui s’oppose avec une force inouïe à la production et la circulation des textes d’autorité destinés à réguler l’espace public. Et ce qu’il découvre, loin de sa tour d’ivoire, ce n’est pas l’autonomie de la littérature comme seul horizon qu’un écrivain devrait gagner, cette tarte à la crème des auteurs soucieux de leurs privilèges, ce n’est pas ce fond d’impuissance où vagit leur liberté, c’est au contraire la nécessaire immersion des lettres dans le flux impersonnel des discours insurrectionnels, seule condition de possibilité d’un renouvellement poétique. C’est la rumeur de la foule qu’il découvre et dont il comprend qu’elle seule fonde la possibilité de la rupture. Il comprend que l’ancien ordre des Lettres n’ouvre qu’au pitoyable de la réputation, mais que l’œuvre, elle, trouve dans la foule ses conditions de possibilité. Ce n’est pas l’espace littéraire qui importe, sa fameuse autonomie, autotélie, mais encore une fois l’espace public. La souveraineté de l’œuvre est là, dans cette pure figure du dehors qu’est l’espace public. Et quand l’écrivain intervient dans l’espace public –c’est la leçon que nos bons maîtres patelins devraient méditer-, ce n’est pas pour y exercer sa magistrature, mais pour se tenir dans «le frémissement du dehors», où il perd d’un coup toute certitude pour faire enfin «l’épreuve d’une communication indéterminée, aussi complète que nulle». Descendre dans la rue, c’est s’ouvrir à ce dehors et non le surplomber. Car la rue n’est pas un lieu clos où l’histoire est déjà écrite, mais un champ d‘expérience, des seules expériences qui nous sauveront de la médiocrité des certitudes qu’il nous reste à gober.
Nous sommes tous la Pègre, les années 68 de Blanchot, Jean-François Hamel, éditions de Minuit, coll. Paradoxe, janvier 2018, 134 pages, 14,50 euros, ean : 9782707344175.
Sur la lecture, Marcel Proust
Dans son style admirable, Proust confie moins ses lectures, d’enfance ou de vacances, que le plaisir des journées oisives à voler sur la réalité quelques heures aimantes. On y découvre ainsi Proust littéralement amant des livres et de la lecture, dérobant partout ces heures toujours trop brèves au décompte des occupations triviales, les débusquant dans ces ciels sans encoignures de son enfance, où seule comptait cet étrange «dedans des livres» qui vous arrache au seul temps qui soit inutile : celui que l’on vit en dehors de leur présence. Quelle grâce et quelle simplicité de moyens pour le dire ! Et en fait de réflexion sur la lecture, c’est une journée que Proust décrit, dans sa maison de campagne, allongé dans sa chambre sur une jonchée de couvre-pieds en marceline. C’est un moment de lecture qu’il nous offre à vrai dire, à nous conter sa vie, à faire du temps qui passe l’image même de son goût, l’empreinte d’un rêve dont il ne s’est plus défait. Le Parc, le goûter, la rivière. Proust enfant résiste à l’emploi du temps qu’on lui fait, lisant autant qu’il le peut jusqu’aux dernières heures de la soirée. Il vit ses personnages et tient le roman pour seule étreinte possible de la vie. C’est cela toute lecture : ce vagabondage éveillé qu’il nous offre et non ce qu’il resterait d’un savoir que l’on voudrait, après coup, nous voir construire autour de telle œuvre, tel auteur. Ce qui reste de nos lectures affirme Proust, n’est pas très important. Ce n’est jamais le roman lui-même qui importe, mais ces heures passées en sa compagnie. Et «l’image des lieux et des jours où nous avons fait» ces lectures. Contre Ruskin qui voulait assigner au lecteur une tâche, Proust l’en libère. Lire n’est pas entrer en conversation. Surtout pas ! C’est juste entrer en amitié et jouir de cette amitié en la laissant s’épanouir, plutôt que d’en refermer la trappe à la hâte, comme le fait souvent une conversation. La lecture, dans son essence profonde, serait à ses yeux une sorte de dialogue silencieux dans lequel l’échange est différé. Quant à ses vertus, si l’on y tient, il faut aller les chercher du côté des lectures de l’enfance, dans ces livres dont on ne se rappelle plus grand-chose sinon une phrase ou deux, fulgurantes et avec lesquelles on a vécu longtemps. Ces quelques phrases, oui, qui le livre fermé nous ont poussé à ouvrir un chemin que rien ne semblait pouvoir clore. C’est cette force accumulée dans l’immobilité oisive de la lecture qu’il faut convoiter. Tout ce que le livre peut faire, c’est de nous en offrir le désir pour nous mener vers ce reflet insaisissable du génie que les meilleurs d’entre eux savent lever. C’est cette vision seule qui importe, dont Proust va chercher les miroitements dans l’œuvre de Monet : «le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers». Lire relève ainsi de l’initiation, pas de la discipline. La lecture, encore une fois, est une amitié. Désintéressée, bienveillante, intime. Débarrassée de la politesse, de la déférence, de l’amabilité. Passer une soirée avec un livre, c’est le vouloir vraiment, loin des agitations infécondes des fausses amitiés. C’est se lover au creux d’une amitié silencieuse où n’être plus la proie des choses pour être en mesure d’accueillir cet événement infime : le temps perdu, qui engage l’ouvert de l’homme.
Sur la Lecture, Marcel Proust, suivi de Journées de lecture, Librio Littérature, juillet 2016, 70 pages, 2 euros, ean : 9782290058787.
A La Recherche de la Recherche… (Joseph Czapski)
On connaissait les cours sur Marcel Proust de Joseph Czapski, prisonnier d’un camp russe. Lorsque le livre de ses conférences fut publié, la critique l’encensa comme un fait de haute moralité. On applaudit à son spectaculaire qui prouvait l’excellence de la culture humaniste, portant très haut les valeurs de l’humanité, capable de sauver jusqu’au cœur de la barbarie la civilisation. Il ne s’agissait alors que de cela : de conférences pour surmonter le découragement, la détresse, l’accablement de la vie concentrationnaire. Des conférences interdites en outre par le bourreau soviétique. «Conspirées» donc, selon la très belle expression de Czapski. «Conspirées»… Quand on y réfléchit bien, la raison d’être, à coup sûr, de la littérature. Sa seule force. Non ce déballage de livres inconsistants, de romans bienséants, quand bien même ils relèveraient des rhétoriques pseudos subversives du genre policier, tellement à la mode chez nous… Les commentateurs de ces conférences s’attachaient alors au contexte, ces -20°, -30° qui voyaient les prisonniers mourir dans d’atroces souffrances. Et c’était tout. Le texte en lui-même, nul ne songeait à l’appréhender dans une perspective érudite. Le froid de la Sibérie suffisait à le rendre louable. On ignora donc que Czapski avait passé sa vie cette œuvre entre les mains. Qu’il n’avait cessé d’y songer, d’y réfléchir, tentant de penser le tout de l’œuvre, depuis son style jusqu’aux conditions de possibilité de sa traduction, en passant par sa contemporanéité.
Alors voilà. Sabine Mainberger, elle, s’est refusée à l’anecdote. Czapski méritait mieux que cet hommage moral qui lui fut unanimement rendu. Il mérite qu’on prenne au sérieux sa lecture, ses lectures de Proust. Elle s’est dont interrogée sur la nature de ce texte. De ces notes qu’elles nous restituent avec une méticulosité toute scientifique : quel genre de texte est-ce ? Alors que jusqu’ici ces notes n’avaient que valeur d’ornement, elle les reproduit et les traduit, et les commente, les ouvrent au statut de corpus scientifique sur lequel travailler, éclairant même le travail possible : qu’est-ce que se souvenir de l’œuvre de Proust dont l’objet même est la question de la mémoire ? De quoi doit-on se souvenir quand on est Czapski et non un quelconque étudiant préparant un concours ? Qu’est-ce que son souvenir interroge de la mémoire mise en œuvre par Proust lui-même ? Vertige de la mise en abîme pratiquée par Czapski. Et pour autant, nous dit-elle, c’est tout l’ensemble qu’il faut embrasser, autant la dimension scripturale que picturale de ces notes si précieuses. Les réunir dans une vision structurée, ne pas dissocier leur sémantique de leur sémiotique, l’aspect pictural de l’aspect littéraire. La génétique du texte, oui, mais aussi un certain nombre de couleurs en un certain ordre posées… Comment ces notes sont-elles disposées sur le papier ? Pourquoi ? A quoi correspond ce réseau de couleurs, de liens, de flèches, de traits ? A l’enchevêtrement des thèmes répond l’entrelacs des traits reliant par paquets ces thèmes. Ici le fil rompu, là repris. Czapski découpe, redécoupe, redistribue. «La mort indifférente»…,«précieuse blessure »… «un peu enfoncé dans la chair»... Comment avancer dans ce réseau ? Découvrir les lois qui régissent cette prise de note. Ses temporalités. Sa spatialisation. Ces manuscrits, nous dit Sabine Mainberger, «ressemblent à la voix humaine». «Ils nous lancent un appel auquel il est difficile de résister». Que faire des gribouillis ? Les mettre de côté ? Et même si le déchiffrement échoue souvent, il exige une réponse. Pourquoi ce cheminement, entre le dessin et l’écriture ? Comment cela peut-il produire de la pensée ? Que de la pensée, au demeurant ? On a le sentiment que quelque chose se joue là, de la littérature, voire de notre civilisation tout court. Czapski pensait sa prise de note en vue de donner une conférence, comme une surface à structurer, autant qu’à penser. Qu’est-ce que le réel du dire ? Quel est son lieu ? C’est quoi tout d’abord, le lieu du discours ? Le signifiant, il le construit avec et sans les mots. Avec et sans le dessin. Qu’est-ce que lire ? Quelle possibilité de retour cette lecture fonde ? Contre le deuil du vrai, peut-être, Czapski fonde une lecture qui maintient dans le langage cette ouverture à l’illimité.
A la recherche de la Recherche, notes de Joseph Czapski sur Proust au camp de Griazowietz (1940-1944), sous la direction de Sabine Mainberger et Neil Stewart, éditions Noir sur Blanc, oct. 2016, 188 pages, 21 euros, ean : 9782882504418.
Michel Bouquet : Le Théâtre est une vérité
«Le plus difficile est de comprendre qu’on ne joue pas Molière comme on joue Shakespeare, ni même deux pièces de Molière identiquement», affirme d’emblée Michel Bouquet dans ces enregistrements inédits – des entretiens réalisés souvent face à ses élèves du Conservatoire National. Un Michel Bouquet particulièrement revigorant, qui sans détour ouvre aux vraies questions. La vérité du jeu ? «Il faut comprendre comment, dans la structure de la pièce, le personnage vient s’inscrire, et quelle est la chose que l’auteur désire, du personnage». Avec quelle force dessine-t-il la visée du théâtre, auquel on ne comprend rien si l’on ne fait en effet que s’arrêter à tel personnage, telle réplique, telle situation. Car le dessein du théâtre appartient à la pièce, non au personnage, qui ne peut en assumer le destin. «Il ne faut pas se tromper là-dessus», insiste-t-il : «Le jeu, ce n’est pas être». Certes, reconnaît-il, on est avec le personnage en entrant dans la pièce, mais on ne peut y rester. «Il faut sortir du travail intérieur à un certain moment », pour que cette fameuse «vérité» du théâtre advienne : quand il se fait «vivant». Molière ? Plus l’intrigue est naïve, plus elle est mystérieuse. Car Molière ne montre pas son intelligence : il montre ses personnages. Le Malade imaginaire par exemple, qui selon lui a avant tout besoin d’action. Pas de raisonnement. Toinette ? Ça ne veut pas dire que Molière y croit : c’est bête, mais à un point sublime. Molière passe son temps à se moquer du meilleur de lui-même et ose, au-delà de tout ce que l’on pense. Comme dans L’école des femmes, au goût de Michel Bouquet : «Une des pièces les plus étonnantes de Molière. D’un courage invraisemblable, où toute la normalité est inversée. Où Molière joue sur l’anomalie, mais avec une souffrance incroyable.» Le génie de Molière, c’est que lorsqu’il a présenté un état, il n’y revient plus. Il sait très bien que dans la vie on change tout le temps. L’espoir, le désespoir, ça bouge tout le temps. Molière, Feydeau, Marivaux, Corneille, cet avocat qui écrit des plaidoiries, « l’œuvre d’un mystique qui fout la merde chez les autres ». Shakespeare, Richard II ? La tragédie de tout homme, immergée dans une pièce où le silence s’affirme en tant que valeur de jeu. Beckett enfin, avec son sublime Godot, «un texte qui contient toute notre vie et qui rend l’être humain responsable de l’état dans lequel il arrive à la mort». Godot ? Une prière qui est devenue ridicule aux yeux des hommes. L’horreur et le grandiose de la condition humaine, où tout se contamine, le sacré, le grotesque, où l’on est obligé d’aller au fond de la sincérité de soi-même, qui devient bouleversante de noblesse et de ridicule. Ce qui est drôle chez Beckett ? «Cette manière dont les gens se racontent des histoires pour exister, ou échapper à leur existence. C’est tellement dure, la vie… Le monde est une telle déconfiture désormais»… On l’aura compris : c’est une grande leçon de vie que nous offre là Michel Bouquet !
MOLIÈRE-SHAKESPEARE - CORNEILLE - BECKETT - PINTER… EXPLIQUÉS PAR MICHEL BOUQUET, DOCUMENTS INÉDITS 1986-1987, MICHEL BOUQUET, Direction artistique : GEORGES WERLER, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, Nombre de CD : 2.