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La Dimension du sens que nous sommes

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ENRIQUE VILA-MATAS, CHET BAKER PENSE A SON ART…

26 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

vila-matas.jpgQu’est-il décent de lire, de nos jours ? Ces fictions narratives qui nous bercent d’illusion, ou cette littérature expérimentale qui ne veut pas nous divertir de la réalité brutale de notre monde ?

Peut-on lire encore Simenon et son vieux Monsieur Hire, ou ne vaut-il pas mieux chercher dans l’immense production éditoriale ce qui relève de cette autre tradition, celle de Joyce et de son radical Finnegans Wake ? Car quand on y songe, existe-t-il toujours, en ce monde, une simplicité inhérente à l’ordre narratif des faits si sages, si simples, si évidents et rustiques, que les fictions les plus conventionnelles alignent ? Ne vaut-il pas mieux renoncer à ces histoires puériles et affirmer avec Musil que "tout désormais est non narratif", et qu’en conséquence, la tâche du roman n’est certainement pas de nous bercer d’illusion ?

Nous vivons dans un monde qui n’offre guère la possibilité d’accéder à un ordre quelconque, celui du Rilke des Cahiers par exemple. Alors quid de ces œuvres déroulant placidement leur récit, quid de l’histoire en littérature quand la réalité non narrative du monde frappe si violemment à nos portes ?

Pourquoi lisons-nous encore ces romans de genre du reste, comme cette littérature policière si conventionnelle et qui nous ramène dans un monde de bluette sous le couvert de bien navrantes intrigues ficelées avec l’habilité du tâcheron ? Question que ne se pose pas Vila-Matas au demeurant, qui ne veut aborder ici que le problème de l’opposition entre deux conceptions de la littérature qui n’ont cessé d’irriguer notre culture contemporaine. Finnegans Wake de Joyce, ou Hire de Simenon ? Faut-il choisir son camp ? Jeter à la poubelle les œuvres des chanteurs de charme qui encombrent les rayons de librairie ? Beigbeder par exemple, qui n’est certainement pas le pire, mais dont l’œuvre, tout bien pesé, ne compte pour rien à l’échelle du temps littéraire… Ou bien les lire encore et accepter de balancer entre l’idiotie discursive et le prétentieux abstrait ?

Faut-il radicaliser ses lectures ? Affirmer avec Joyce que la vérité de la vie est littéralement incompréhensible et qu’en conséquence, on ne peut rien en dire et répéter après Beckett que l’art ne dit rien : il est. Il est son propre sujet. Autotélique. Sa seule visée. Comment ne pas voir que l’art non narratif, celui de Finnegans Wake, est notre seule demeure et la seule possibilité de fiction qu’il nous reste ? Mais alors, que faire d’un Simenon ? Que faire de la facilité narrative de Simenon, qui ne cesse de renvoyer à la simplicité inhérente d’un ordre du monde dont nous regrettons l’absence ? Le lire pour compulser cette nostalgie ? Pour survivre à notre défaite ? Pour témoigner de ce que nous ne pouvons pas vivre dans ce monde que nous nous sommes fait et que nous chérissons secrètement cet ordre rassurant des fictions narratives ?

Le monde, à l’évidence, ainsi que l’exprime si parfaitement Vila-Matas, est désormais très peu solidaire des anciennes structures narratives qui gouvernaient notre imaginaire et notre raison. Est-ce si certain ? Je veux dire, qu’il s’agisse là d’un trait spécifique à notre monde contemporain ? Relisez Alceste, d’Euripide, vous verrez combien ce dernier sait, déjà, ce que cache notre besoin de fiction.

De fiction critique aussi bien, ce à quoi se livre avec brio Vila-Matas, tour à tour séduisant et singulier, libéré du fétichisme de l’illisibilité mais ne sombrant pas, dans cette critique écrite comme une fiction, dans la machine rouillée des conventions. --joël jégouzo--.

 

Chet Baker pense à son art, Vila-Matas, mercure de France, oct. 2011, traduit de l’espagnol par André Gabastan, 174 pages, 18 euros, isbn : 978-2-7152-3235-8.

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The Common Beholder (des raisons d’être en littérature)

25 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

300px-Virginia_Woolf_by_George_Charles_Beresford_-1902-.jpgA Virginia Woolf, pour ses myriades d’idées saugrenues…

 

 

Dans la Grèce antique, le rhapsode était une sorte de conteur (bonimenteur) qui, de village en village colportait les nouvelles, quelques marchandises frelatées, les menus objets de ses larcins. Tout un monde de savoir en somme, qu'il savait pouvoir vendre, et raconter. Ce n’est pas tant qu’il savait d’ailleurs, ou qu’il en avait le talent. A la vérité, c’est qu’il avait le don de placer son auditoire juste à l’aplomb de ce double horizon à l’intérieur duquel chaque être humain cherche son rythme et sa course. Roublard, il incarnait précisément cette articulation problématique entre le sensible et l’intelligible qui est le lieu même où le poème s’écrit.

L’œuvre poétique se déplace en effet entre le banal et le sublime, au long d’un axe patelin. L’Histoire en somme, bricolée avec les matériaux ramassés tout au long de nos routes, un récit douteux, aussi vrai qu’inexact.

Il va sans dire qu’à la tombée de la nuit on le chassait sans ménagement, tant son babillage était devenu insupportable.

Certes, il y a quelque malice à choisir l’image du rhapsode pour figure tutélaire des raisons d’être en littérature : mais c’est un peu comme ça que ce commentaire est écrit et l’on voit bien comment il se relance de lui-même. En outre, c’est affirmer le caractère d’inanité de tout projet d’écriture : il y a une vérité irréductible de l’œuvre elle-même, dont la perception s’est tantôt déployée, tantôt reployée dans la corporéité du texte lui-même. Le poète invite quiconque, au fond n’importe qui, à soutenir son regard. Mais il ne s’agit que d’une invitation et il ne se fait aucune illusion : il sait qu’on finit toujours par jeter le rhapsode comme un malpropre hors des limites du village dont le malheureux prétendait ouvrir l’horizon. Alors pourquoi pas lui ? Mais il sait également –petite consolation- qu’on l’accueillera de nouveau à bras ouverts lorsqu’il repassera par là. Sait-on jamais…

Ce n’est pas tant qu’on sache d’ailleurs, ou qu’il ait le talent de nous aider à savoir. A la vérité, c’est qu’il a le don de nous placer juste à l’abrupt de cet horizon à l’intérieur duquel chaque être humain cherche le rythme de sa course. L’œuvre poétique se déplace en effet entre le banal et le sublime, au long d’un axe dont l’objet et les moyens relèvent pour une grande part d’une connaissance confuse, à la différence de la logique par exemple, qui est, elle, formellement parfaite. A tout moment le poète est confronté à cette double limitation. Il peut tenter de l’ignorer, s’en moquer, biaiser en écrivant par ruse ou bien avec ses tripes, tôt ou tard, il comprend que cette charge lui revient dans sa totalité, qu’elle est pénible et jubilatoire, mais que c’est là seulement qu’il puise sa raison d’être. –joël jégouzo--.

 

image :  Virginia Woolf par Charles Beresford (1902)

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PIERRE GUYOTAT : LEÇONS SUR LA LANGUE FRANÇAISE

24 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

guyotat.jpgLes éditions Léo Scheer publient les cours donnés par Guyotat à l’Institut d’Etudes Européennes de 2001 à 2004. Des cours sur la langue française, certes, mais toujours installée dans un espace de compréhension plus ample, celui des cultures européennes, des interactions qui ont nourri ces différentes cultures, tout autant que dans d’autres cultures plus lointaines, aux mêmes époques, arabes et chinoises surtout.

Des cours magistraux très peu académiques, qui débutent par la lecture d’une lettre de Roland de Lassus, musicien, écrite en 1572 et dont on ne saura jamais vraiment ce qu’elle inaugure. Une missive d’un membre de cette élite polyglotte qui peuplait alors les cours de France et de Navarre. Une petite lettre pas très intéressante, ni par le fond ni par la forme. Mais un courrier d’artiste plutôt que d’écrivain, pour mieux servir la détestation que nourrit Guyotat à l’égard du vocable d’écrivain, par trop corporatiste à ses yeux. Une lettre qu’il ne commente pas. Qu’il lit, simplement. Pour passer à autre chose. C’est que Guyotat veut raconter une histoire. La sienne d’abord, digressant longuement sur son propre rapport aux mots, à la littérature, à la culture. Evoquant longuement son amour de l’Histoire comme science. Attentif au lexique, à ces quelques mots qu’il finit par prélever ici et là et dont il tente de décrire succinctement la trajectoire, s’excusant de si mal le faire : Guyotat n’est pas linguiste, ni grammairien, ni philologue. Il le sait, le rappelle à tout moment. C’est autre chose qu’il vise, sans que l’on sache trop quoi tout d’abord. Sinon que le lieu de son approche pourrait être l’Histoire. Qui est "tout à fait autre chose" que la littérature. Sans se faire pour autant historien, et moins encore celui de la langue. Au fil des cours, Guyotat brasse une masse énorme de textes, souvent long, qu’il lit longuement sans s’en faire l'exégète. Pour imager son cours plutôt qu'un propos, et moins encore pour expliquer. C’est qu’il n’a rien à expliquer mais beaucoup à montrer, à faire entendre. Dans ce fil décousu, rhapsodique, ses lectures sont ponctuées brièvement de commentaires filiformes : "c’est bien", "c’est amusant", "beau texte". Ou bien il évoque sobrement son propre rapport à la création poétique, son refus des mots abstraits. Lui veut figurer. Les actes, les émotions, les sentiments. Mais confronte sans en avoir l’air notre culture à d’autres, aux mêmes périodes historiques. Scrute le balbutiement du monde européen opposé au raffinement de la poésie islamique. Poésie de tente et de caravane argumentée à la marge : "on le voit très bien, ça se sent"… Pour nous offrir en définitive une ballade, un parcours dans la langue française, au plus près de sa cantilène, n’achevant jamais ni ne l’enfermant dans aucune explication convaincante. Ce qu’il nous offre, c’est de l’entendre. Ses textes. Beaucoup. Qu’il a choisi. Et tout reste à faire. Sinon qu’on a entendu ces textes. Des mots, des langues, des rythmes qui ont creusé comme un vide en nous, un appel, le désir d’une "recherche d’une chose qu’on n’a pas", d’une chose que pourraient peut-être nommer les grammairiens, les philologues, les professeurs de littérature, mais qu’il n’importe pas de nommer. C’est peut-être cela, l’entrer en poésie qu'il voulait nous faire ressentir. Comment entrer dans les Lettres ? Guyotat s’en approche lentement, ignorant, offrant une anthologie intime, personnelle, ouvrant le sens plutôt que le refermant. --joël jégouzo--.

 

Leçons sur la langue française, Par Pierre Guyotat, éd. Léo Scheer, décembre 2011, 681 pages, 25,00€, EAN: 9782756103228.

 

 

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LIRE (LA VOLONTE DU TEXTE ET LE POUVOIR DU LECTEUR)

23 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

lire-1-.jpgLévinas, dans ses lectures talmudiques, affirmait ceci : "Un amateur, pourvu qu’il soit attentif aux idées, peut tirer, même d’une approche superficielle de textes difficiles (…) des suggestions essentielles pour sa vie intellectuelle sur des questions qui inquiètent l’homme de toutes les époques (…)."

Ô l’impatience du concept… Qu’est-ce que lire, qui serait ne pas tenter de conformer sa lecture à l’exigence supposée de clarté de l’esprit français, par exemple ?

Mais ne vous souciez pas tout d’abord de savoir formuler quoi que ce soit à ce sujet, tout comme à celui du livre que vous venez de lire : vous aurez bien le temps, d’arriver à l’expression.

Il faut en attendant poursuivre au creux de sa propre solitude le dialogue que tout texte inaugure, ce chemin épars : lire. Et ne pas s’inquiéter d’une quelconque mesure, ne pas réduire le texte à la mesure d’un même que l’on aurait bâti à la hâte pour le reporter autant de fois qu’il paraîtrait nécessaire à l’achèvement du texte que l’on prétend découvrir…

Le dire borde le Même et l’Autre. Une ligne de crête disons, où s’accomplit leur rapport sous la forme d’une tension que rien ne peut jamais résorber. Et sans doute est-ce le propre du langage, son ironie, que d’être porteur tout à la fois de la continuité et du vide, de la clarté et de l’obscurité. Ainsi le langage chiffre-t-il plutôt qu’il ne déchiffre, la parole ne consistant, derrière son chiffre, qu’à porter sans cesse secours au signe émis.

Il ne faudrait alors s’inquiéter que d’une chose : de n’être pas, ou plus, de n’être jamais assez l’exégète curieux, attentif, de ses propres lectures. Car "Quand la voix de l’exégète s’est tue, le texte retourne à son immobilité", écrit encore Lévinas. Et ce texte qui n’est plus engendré par aucune lecture personnelle redevient étranger.

Certes, on aimerait savoir, à l’avance, confisquer l’aventure, ne jamais s’y risquer. Mais on ne sait pas. Il faut simplement gagner non pas une quelconque transparence du texte à lui-même, ni moins encore l’évidence d’être parvenu au commun de sa langue, mais l'événement d’un sens dont le fil est fragile et ne relie qu’à force d’obstination au souci qu’on lui porte.

La connaissance d’un texte se préserve des choses de l’Esprit à juste raison, et pour la préserver mieux encore, il reste le désintéressement, la cavalcade des approximations circonspectes, le pardon qu’il faudrait à chaque ligne de lecture s’accorder de si mal comprendre ce pour quoi un texte est fait.

Et ce sera de toute façon encore un acte de connaissance que de risquer ce dialogue inintelligible. Quelque chose comme l’énigme de la rencontre d’autrui, que rien ne garantit à l’avance, et qui a quelque chose à voir avec l’énigme de la rencontre de la sensation et du sens. Rencontre et non réconciliation, puisque rien ne doit a priori garantir sa réussite : la rencontre est devant, non derrière. --joël jégouzo--.

 

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COMMENT PROUST REVINT A LA FRANCE…-Proust et la moulinette des sciences humaines…-(6/6)

14 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

voyelles.jpgLes sciences humaines ont ainsi arraché Proust au silence, à l’indifférence, voire au mépris ou l’hostilité qui entouraient son œuvre jusque là.
De 45 à 70 en effet, leur montée en puissance (sous la poussée du paradigme linguistique), n’a cessé d’accompagner la découverte ou la redécouverte d’œuvres dites ensuite majeures, l’accord autour de leur notoriété prouvant en retour le bien-fondé du procédé interprétatif mis en place.
Au point qu’il est permis de se poser la question de savoir si, au fond, cette montée en puissance ne visait pas d’abord à affirmer un objet nouveau -celui de l’intellectuel français et de ses lieux de vénération : dans la librairie française, le rayon noble est désormais celui des sciences humaines (et non plus celui de la poésie)…
La réception de l’œuvre de Proust, quant à elle, aura été en fait à géométrie variable, même après sa sanctification par les sciences humaines. Tout comme celle d’autres œuvres saisies dans cette période et subissant les mêmes réductions, ainsi de celle de Gombrowicz.
La question de fond reste donc aujourd’hui entière : comment lit-on une œuvre littéraire ? Qu’est-ce qui est lu dans un roman ? Voire : c’est quoi, le lisible d’un texte ? Quand donc un livre doit-il nous tomber des mains ? Et quant à l'oeuvre de Proust, on peut aussi s'interroger sur ce Proust deleuzien qui n'est peut-être plus celui de la madeleine, voire du baiser volé à la mère. Mais en définitive, pourquoi ne tenterions-nous pas, aujourd’hui, d’établir des relations de significations entre toutes les séries possibles de réception d’une œuvre littéraire ?
joël jégouzo--.

Images : manuscrit de Rimbaud, Voyelles…

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COMMENT PROUST REVINT A LA FRANCE…-Proust transfiguré-(5/6)

13 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

Painter.jpgEn 1959 paraît en Angleterre la première biographie exigente, fondée, argumentée, de Proust, signée de Painter.
L’ouvrage ne sera traduit en France qu’en 1966.
Le texte est capital, car il pose la pierre angulaire de la transfiguration de l’auteur, qui va permettre sa réception dans les nouveaux milieux intellectuels français alors en vogue.
L’écho est immédiat : Barthes écrit sur Proust, rendant possible la récupération de l’auteur par l’intelligentsia de gauche, via le filtre des sciences humaines, psychanalyse en tête et structuralisme à l’appui pour verrouiller le discours.
Proust devient alors un objet savant, l’affaire des érudits, sans que nul ne prête attention à l’ironie d’une sanctification orchestrée à l’âge de la société consommation, au fond confortée par cette disponibilité proustienne au loisir de soi…
proust-deleuze.gifDès 1962, l’œuvre est consacrée par l’étude que Deleuze lui accorde - Proust et les signes. C’est le grand tournant de sa réception et le vrai début de sa canonisation… Avec l’entrée en scène de Deleuze, les études proustiennes vont connaître un essor sans précédent. Revel aura beau tenter une sorte de contre-Deleuze pour arrimer Proust à un autre univers intellectuel, son Sur Proust proférant par trop trivialement, aux yeux de l’intelligentsia dominante, que Proust n’est pas le grand écrivain de l’intériorité mais celui de l’extériorité, rien n’y fait : lire Proust, c’est l’élever dans l’assomption des signes qu'il faut interpréter pour appréhender le monde qu’il a reconstruit. C’est-à-dire explorer, selon la belle formule deleuzienne, les différents mondes de signes qui s’affrontent dans La Recherche.
L’œuvre de Proust n’a ainsi plus grand chose à voir avec un travail de la mémoire, ou plutôt, elle fait son affaire du travail que revêt le sens du terme a-léthèia des grecs anciens (le Léthè est le fleuve de l’oubli), agglutinant la Réalité à la recherche de la Vérité (a-léthèia désigne les deux champs), tâche, précisément, du philosophe tels que les grecs l’entrevoyaient. Une fonction qu’endosse avec talent Deleuze, qu’il active ici à travers son souci de La Recherche, le conduisant à l’interpréter comme une recherche construite sur la manipulation des signes et dont l’objet, encore une fois, n’est pas la reconstitution du passé, mais la compréhension du réel, établie sur la distinction du vrai et du faux.
Enfin, les années 70 verront dans le sillage de Deleuze les commémorations se multiplier à l’infini. Pour les seules années 71 et 72, pas moins de 600 publications voient le jour, dont celle, magistrale, de Tadié : Proust et le roman.
joël jégouzo--.

Proust et les Signes, de Gilles Deleuze, Presses Universitaires de France – PUF, nov. 2003, Coll. Quadrige Grands textes, 224 pages, 12,50 euros, ISBN-13: 978-2130539520

Marcel Proust , George D. Painter, éd. Tallandier, coll. Texto, mars 2008, coffret 2 volumes, 15 euros, isbn : 284734506X

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COMMENT PROUST REVINT A LA FRANCE…-le retour (4/6)

12 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

andrea-mantegna-saint-sebastien.jpgIl faudra attendre l'après 1945 pour que la France, et pas seulement sa prétendue élité intellectuelle, se mette à s’intéresser à cet auteur que les anglo-saxons portent aux nues.
Proust fait donc retour, mais il nous revient par des chemins de traverse : Illiers, où dès 47, la Société des Amis de Marcel Proust rachète la fameuse maison pour en faire un musée.
C’est le Proust de Combray que l’on célèbre alors. Or cette célébration formule une opération particulièrement intéressante dans la construction de l’imaginaire des Lettres françaises : celui de l’asservissement de la fiction à une pseudo réalité : celle de l’œuvre romanesque !
C’est, après Balzac, la seconde fois que la mémoire française opère à une telle supercherie : l’œuvre de Proust va modéliser la réalité. A Illiers, on reconstruit plutôt qu’on ne restaure, une maison telle que Proust l’a décrite dans son œuvre, non telle qu’il l’a vécue… Du coup, La Recherche devient une sorte de fonds biographique dans lequel puiser.
De 1955 à 1960, Combray devient donc le passage obligé, non seulement de la reconnaissance de l’œuvre, mais de sa fortune, en particulier dans les manuels scolaires. Mais c’est aussi la période du grand tournant de la réception de l’œuvre en France, qui s’opère sous la pression de l’admiration anglo-saxonne et la découverte des Cahiers et autres manuscrits. On publie alors Jean Santeuil (son premier roman), et le Contre Sainte Beuve, qui mettent fin à la légende d’une vie d’abord consacrée aux mondanités avant de s’être tournée vers l’écriture. Car ce que l’on découvre en effet, c’est que Proust écrivait depuis toujours, qu’il n’avait jamais cessé d’écrire, de modifier, remanier, réécrire des milliers de pages d’une œuvre foisonnante. Un tâcheron ! Un gratteur infatigable, opiniâtre, si bien que sa réception, en prenant acte, se voit contrainte de le placer dans une série nouvelle, un lignage pour le coup plus habituel, sinon très français, renvoyant à un thème littéraire enfin exploitable par la critique nationale : celui du salut par l’écriture que modélise, entres autres, La Nausée de Sartre. En mixant cette nouvelle lecture française avec les lectures anglo-saxonnes, la France «découvre» finalement en lui un critique de la mondanité et en fait une sorte de Proust célinien, l’homme d’une nouvelle critique sociale. Du coup, toute l’œuvre se voit réévaluée, ainsi que tous les aspects de la personnalité de son auteur. L’homosexualité de Proust par exemple, est cette fois mise en orbite autour de celle de Genêt, pour devenir pour le coup acceptable désormais -mais il est rvaiq ue l'époque a bien changé.
joël jégouzo--.

Image : Le Martyre de saint Sébastien, de Andrea Mantegna, 1456-1459, que l’on peut admirer au Musée du Louvre.

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COMMENT PROUST REVINT A LA FRANCE…-le métèque homosexuel(3/6)

11 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

1934Dans les années 30, les choses ne s’arrangèrent pas, surtout après la publication de la fameuse enquête d’Alfred Tarbes, qui visait à identifier le sentiment national au sein de la jeunesse française, pour mieux en affirmer l’idéologie, forcément nationaliste.

L’enquête paraîtra dans sa version intégrale en 39…

Alfred Tarbes et Henri Massis, les auteurs de cette grande manipulation d’opinion, de celles que l’Etat français aime à fabriquer de loin en loin, livrèrent leurs conclusions dans les colonnes du journal L’Opinion, qui avait très innocemment commandité l’affaire.
Ils dessinèrent alors le portrait d’une génération nationaliste, religieuse, sportive, et bien sûr très à droite. L’enquête deviendra l’épicentre d’une vague nationaliste qui submergera la France. Evidemment, les réponses publiées ne reflétaient que très acessoirement les réponses collectées : n’étaient retenues en gros que celles qui exaltaient le nationalisme français. On fabriqua ainsi de toute pièce une mentalité générationnelle qu’on offrit clé en main à une génération de jeunes intellectuels qui n’eurent plus ensuite d’autre liberté que d’y adhérer…

Dans ce contexte, Proust apparut comme un écrivain dévoyé, sinon dangereux. Massis n’hésita du reste pas à tirer le meilleur parti possible de cette situation en publiant en 36 un ouvrage intitulé Le Drame de Proust -qui n’aurait été autre à ses yeux que son homosexualité. Proust était malade, l’homosexualité une maladie (on a vu récemment un dirigeant politique français penser de même), restait à plaindre l’homme et à en détourner la jeunesse française.

De 1930 à 1939, la pauvreté de la critique proustienne en France est alors non seulement pitoyable, mais fait peur… Fort heureusement, le reste du monde le découvre. Proust est alors l’objet d’une reconnaissance étrangère : anglais et allemands en tête, de Spitzer à Beckett.

C’est qu’il vient d’être traduit en Angleterre, où il devient, tout comme aux Etats-Unis, le sujet de séminaires universitaires. Se met dès lors en place le schème d’une écriture proustienne venant clore le XIXème siècle.

En France, les critiques ne parviennent pas à publier leurs réflexions sur Proust. Albert Feuillerat devra ainsi y renoncer pour publier son Proust aux Etats-Unis (1935), et jusqu’en 45, les rares thèses françaises sur Proust ne permettront pas aux quelques thésards aventureux qui les soutiennent de faire carrière.—joël jégouzo--.

image : 1934, parade nazie à Nuremberg...

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COMMENT PROUST REVINT A LA FRANCE… -l’infréquentable-(2/6)

10 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

nrf-1923---copie.jpgReprenons : dans les années 20, Gide n’aimait pas Proust, qui le lui rendait bien. Mais en 1920, la position de Gide était beaucoup plus en vue que la sienne. D’autant que dans le même temps, les Quatre « M » des Lettres françaises ne le prisaient guère non plus : Mauriac, Maurois, Montherlant, Morand.
Ajoutez que les surréalistes le détestaient (pour l’anecdote, le jeune André Breton corrigea les épreuves des textes de Proust chez Gallimard), que les existentialistes prirent le relais de cette détestation, Malraux en tête, puis Sartre, qui voyait en lui un romancier de la psychologie (dans Les Temps Modernes, Sartre affirmera que : «son œuvre continue de répandre le mythe de la nature humaine»), et qu’enfin la phénoménologie, alors en vogue dans les années 30, l’ignorait superbement...
Quant à Céline, s’il saluait volontiers l’intelligence du comique proustien et son sens de la dérision humaine, il l’abominait lui aussi tout aussi cordialement.
Bref, tous les courants de la littérature française des années 20/30 demeurèrent hostiles à Proust, malgré sa garde de fidèles : Gaston Gallimard et Rivière, qui lui consacra le premier numéro spécial de la NRF, en janvier 1923 (Proust est mort en novembre 22).
corresproustgallimard.jpgUn numéro spécial qui, évidemment, vit se bousculer les contributions, pas tant à cause de Proust qu’à cause de la gloriole d’une parution dans la prestigieuse revue (excepté Aragon, qui refusa d’y collaborer ; mais Aragon il est vrai, n’avait pas besoin d’y signer un article pour asseoir sa notoriété).
Le tout donna un curieux mélange où presque tous les auteurs (sauf Daudet) y allèrent de leurs pincettes de peur de se compromettre, soit à l'avoir par trop flagorné , soit au contraire de l'avoir mignoté.
Gaston Gallimard avait beau faire, Proust demeurait en France persona non grata. Gaston se mit alors en tête de publier un Proust convenable, découpé en morceaux choisis, comme un grand classique. Un Proust édulcoré parut, celui de Combray, celui des souvenirs d’enfance, bref, un Proust soigné et endimanché. Sans doute s’agissait-il alors de couper court à la réputation sulfureuse qui affectait l’œuvre après la publication d’Albertine disparue, le magistral coming out de Proust. Mais rien n’y fit : Proust passait pour un pédéraste mondain, les donneurs de leçon s’en donnaient à cœur joie : cet auteur était décidément infréquentable…
--joël jégouzo--.

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COMMENT PROUST REVINT A LA FRANCE… -du civisme dans les lettres françaises-(1/6)

9 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

derniere_proust.jpgEn 1913, Un amour de Swann est tiré à 1750 exemplaires.
De 1913 à 2000, son tirage sera inférieur à 2 millions, tandis qu’A L’Ombre des jeunes filles en fleur connaîtra un tirage à peine supérieur au million d’exemplaires.
Par comparaison, L’Etranger de Camus connut un tirage pour le seul livre de poche supérieur à 7 millions d’exemplaires, soit autant que Le Petit prince.
Mieux : de 1919 à 1940, Swann ne sera pas édité à plus de 80 000 exemplaires…
Pour quelles raisons une si piètre diffusion et finalement, une si laborieuse reconnaissance en France, quand aujourd’hui on ne trouve personne pour contester la puissance de cette œuvre ?
Pour nombre de commentateurs, cela aura tenu en fin de compte au fait que Proust n’aurait avant tout guère proposé de vision sociale du monde à une intelligentsia en quête d’une offre sur le sujet, lui permettant de thématiser ses propres justifications sociales. L’œuvre aurait au contraire exhibé une classe sociale désuète, étalant des personnages qui ne travaillaient pas, excluant Dieu et toute transcendance, n’ouvrant aucune perspective sereine sur le plan de l’amour, et pour finir, exhibant un personnel beaucoup trop masculin. Une œuvre «fécondée», transcendée par aucun «civisme» pour conclure, dans un pays où le civisme se devait d’être une valeur, au moins pour les gens de Lettres –qui n’avaient certes pas nécessairement à l’être, mais devaient du moins le donner à lire…
Mais alors, comment expliquer ensuite sa montée en puissance dans l’imaginaire cultivé ?
En tentant de prouver que cet imaginaire ne puisait désormais plus aux fontaines du «civisme» ?
joël jégouzo--.

Image : manuscrit de la dernière page du temps retrouvé.

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