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La Dimension du sens que nous sommes

litterature

Négropolis, de Alain Agat

9 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

 

négropolis"Dans la cité, les jeunes connaissaient Malcom X mais pas Franz Fanon".

 

 

Bad boys au garde-à-vous. Chacal fait son entrée. Maillot rouge des Chicago’s Bulls. Baggy noir, la jactance affermie aux biceps. Un gang, et puis un autre, Miko aux commandes et Joris le sage, ou peu s’en faut, au milieu de leur débandade. Une violence si grande est enracinée dans l’île, reconduite de génération en génération, blessées, toutes. Avec la drogue au centre de toute cette brutalité, économie parallèle, quand il ne reste que cela, dans les banlieues françaises comme dans ces lointaines îles que la France croit encore piloter. Les Antilles. De toute façon, la France ne leur a servi que cela sur un plateau : elle est le meilleur marché possible pour la drogue d’Amérique du sud. Chacal donc s’avance, au milieu de sa cour. Balais de twingos plutôt que de BM ou de Benz noire. Pour la discrétion. Que les flics ne leur collent pas au cul. C’est ça les gangs dans les Antilles d’aujourd’hui. Les Antilles… Dans toute leur modernité sordide. Du béton partout sous les pattes des natives, pour un horizon sans issue. Le béton, matrice de cette violence suicidaire, partout la même, celle que la Nation a offerte à ses pupilles. Le crack en sus avec ses machinations morbides. Pays en détresse. La gouaille us aux lèvres. Chacal a fait appeler Joris, l’enfant du pays, qui respire comme halète la forêt guyanaise, sauvage, brutalisée, anéantie mais forte toujours de ces ressources muettes. Il lui apprend que son frère était un dealer, qu’il vient de se faire buter en plein cœur de Paris en laissant un magot de cinq millions d’euros on ne sait où, et que ce magot, il lui appartient à lui, Chacal. Joris a mille services du coup à rendre à Chacal, qui décolle bientôt avec son gang pour récupérer son fric. Une première : aucun d’entre eux n’a jamais mis les pieds sur cette terre nourricière… Paris donc. Avec ses embrouilles de cité, ses gangs de banlieue, les familles d’immigrés des arrière-pays colonisés entassés dans des taudis pour y croupir comme des malpropres. Retour aux sources en quelque sorte, puisque c’est Paris qui leur a donné à tous, et pour l’éternité, leur identité d’immigrés. Les flics savent déjà, subodorent une guérilla urbaine, tandis que Joris découvre qui était réellement son frère et qu’il lui faut prendre à présent des décisions de chef de gang, qu’il n’a jamais voulu être. Bad boys et rappeurs de la horde noir scandent leur zouk d’uzi, loin, très loin du zouk love des radios abruties qui distillent sur les ondes nationales leur guimauve à deux balles. De partout rappliquent les ados des cités, prêts au combat tant ils s’ennuient. L’extrême-droite aux aguets, les politiques à deux pas, comme un mensonge auquel on demande aux gamins de croire. Et Joris, contraint d’affronter in fine Chacal et toutes leurs conneries de guerres à tous qui n’en finiront jamais. Joris, un monde de valeurs à lui seul, dans un monde qui ne peut plus en adopter aucune. Chacal meurt donc, assassiné, déclenchant la levée des armes, des exécutions sommaires, des lynchages sordides. Une vie de désespérée, taillée dans une langue volontiers lyrique pour dessiner la vision d’un monde qui a fini par pourrir sur ses propres pieds. Un monde détruit, celui d’une culture communautaire, celle des cités en particulier, qui s’est développée sur ses propres ruines, privée de ses racines, sans culture véritable : ils se prennent pour des blacks, écrit l’auteur, alors qu’ils n’en sont pas. C’est tout le drame de la diaspora française qui se joue là, cette diaspora doublement déracinée, de sa culture antillaise comme de sa culture française. Un constat amer, sans répit, sans issue.

 

Négropolis, Alain Agat, La Manufacture de livres, janvier 2012, 254 pages, 17,90 euros, ean : 9782358870313.

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GOLIARDA SAPIENZA – Moi, Jean Gabin…

6 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

goliarda-sapienza-moi-jean-gabin.jpg"Essaie de vivre libre, toi, et tu verras le temps qu’il te reste pour dormir"…

 

 

S’il fallait n’en lire qu’un, lisez ce roman, autobiographique, de Goliarda. Mais qu’il serait dommage de l’enfermer dans le catalogue de l’invraisemblable rentrée littéraire 2012, tant il en déborde !

On connaissait de Goliarda L’art de la Joie, le Fil d’une vie. Voici enfin traduit ce texte qu’elle écrivit dans les dernières années de sa vie, tout à la gloire de l’enfance, ce rêve d’être, à tout jamais glorieux dans sa nudité même.

Militante presque par tradition familiale, caressant des idées anarchistes plus qu’elle ne l’avouait, rétive, née dans une famille éprouvée autant par l’adversité du fait de son engagement politique que par les maladies, Goliarda témoigne, sans commune mesure dans ce quartier invraisemblable de Catane, la Civita, de ce qu’il en coûte de vivre quand on ne veut pas renoncer à ses idéaux.

Fidèle à Pirandello, elle qui quitta tôt l’école pour courir les rues malfamées de la Civita et quelques années plus tard fonder une troupe de théâtre d’avant-garde, T45, elle qui joua pour Visconti (Medea, Senso), si elle vint à l’écriture en 1958, ce fut pour ne jamais connaître la notoriété –dont elle se souciait comme d’une guigne à vrai dire, non sans raison.

Io, Jean Gabin, c’est l’histoire de son enfance, d’une enfance prise dans les rets de l’Histoire, le Duce sur les talons et Gabin pour idéal, rebelle, traqué, à court d’amour mais crâne, pris au piège de la casbah d’Alger. Gabin qui lui apprend à aimer les femmes, à aimer les hommes, à aimer la Civita, à jamais immature mais droit dans ce livre écrit sous le règne de Thatcher et le triomphe de pacotille du libéralisme économique, qui lui fait se demander ce qui a bien pu s‘effondrer dans l’histoire des hommes pour qu’ils aient pareillement évacué de leur conscience toute exigence démocratique.

Un livre de traversée en somme, du battement fébrile d’une histoire en rupture, cercueil et berceau avec au loin la mer immense, la Méditerranée dressée aujourd’hui comme un mur entre les civilisations, avec sur l’autre rive justement, l’algérienne, Gabin rêvant un autre monde et courant à corps perdu se lover dans la casbah d’Alger. Goliarda sur les talons, aux prises avec le doute d’avoir voulu, si tôt, séjourner dans cet espace du beau déserté par la gente humaine. L’envie lui prend alors de défier les foules immenses, de bousculer ces brutes déguisées en êtres humains, déguisées en messieurs, démocrates de pacotille qui ne cessent de briser la Civita.

Io, Jean Gabin, c’est le fil d’un imaginaire rétif caracolant dans les ruelles d’un quartier que l’on nommerait de pittoresque aujourd’hui, mais que Goliarda somme de survivre au fil d’un récit éclatant et tendre, frappé de colère et d’amour, balançant entre le sublime et le banal dans l’exercice des langues de la rue. Goliarda courant les salles obscures, de Pépé le Moko au si attendu Quai des brumes, que des pages et des pages annoncent avant qu’enfin elle y soit affrontée, là, plongée dans l’obscurité d’une salle de quartier, extase pour soi seule, endiguée dans ces pages étranges où Goliarda relate le film pour n'en convier que l’atmosphère musicale, solennelle, ample et puis brutale, consommée bientôt dans le vacarme de la civitas, les hurlements des chiens et des coups de sifflets des policiers à la poursuite de Gabin, son beau visage calme manquant de sommeil et d’amour.

Io, Jean Gabin est un roman d’initiation, du temps qui presse, du désir qui monte, d’un corps qui se transforme, d’une fillette véhémente, navire en fête déjouant toutes les bourrasques pour déployer bien haut l’étendard d’une écriture qui a renoncé à se faire flamboyante, à se cajoler, affairée qu’elle est à dépecer le monde, à l’inciser pour scruter son épaisseur moite, suspecte, plus vivante que convaincue de l’être, tenue toujours loin même de toute nécessité d’écrire, festoyant le verbe plutôt que s’y complaisant, pour en faire celui de quelque Ulysse (de Joyce) déambulant dans le quartier de la Civita, inaliénable liberté dans cette Civita où tous volent, trafiquent, mendient et de balcon à balcon, profèrent leurs histoires la nuit pour la recouvrir entièrement, les yeux grand ouverts sur la vie.

Il faut lire ce seul ouvrage à l’écoute des gémissements de la Civita, ses monstres sculptés dans la pierre fasciste. On voudrait écrire comme elle le fait, dans la véhémence d’être présent enfin à soi, loin du prestige de la langue des hommes, et courir les rues sitôt sa lecture achevée, comme elle le fait au sortir de Quai des brumes, quittant la salle sous une pluie butée, quelques silhouettes désespérées enlacées au coin du cinéma de quartier, la ville au loin, très loin civitas embusquée dans son ironie obscène qui ne fera pourtant jamais changé Goliarda de cap. Il faut la lire, nommant, rêvant -(dormir, mourir, mourir, rêver peut-être… –Hamlet)-, étreignant les désespoirs utiles des exclus, rejoignant la belle figure du Gabin des Quais d’Alger pour descendre avec lui dans ces brumes où nos gestes prennent leur gîte.

 

 

Goliarda Sapienza, Moi, Jean Gabin, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éd. Attila, 30 août 2012, 176 pages, ean : 978-2-917084-30-2.

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L’ART COMME L’AUTRE DE LA PHILOSOPHIE…

29 Juin 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

connolly.jpgL’art n’est pas un savoir, bien qu’il ne se fasse pas sans raison. Il n’accomplit pas non plus de tâche ontologique, bien qu’il sache provoquer le surgissement de réalités nouvelles, et qu’il sache organiser le seul lieu peut-être, à partir duquel le réel nous fasse signe. Et si l’on peut raisonnablement admettre que la représentation esthétique met en résonance les facultés de l’imagination et celle de l’entendement, il faut maintenir que l’art est l’Autre de la Philosophie et qu’il ne saurait en conséquence être justiciable du seul discours philosophique, voire de tout autre discours spéculatif : il faut rejeter, absolument, l’illusion discursive qui consiste à croire que l’on peut réduire l’art aux catégories de l’entendement.

De même qu’il faut maintenir que l’histoire de l’art est discontinue. Malgré les apparences. Malgré les certitudes scientifiques débitant les mouvements en tranches chronologiques. Il est discontinu parce qu’il n’existe pas de principe nomologique dans l’exécution d’une œuvre par exemple, qui autoriserait de tenir un tel discours sur l’ensemble des œuvres d’art présentes au monde en un temps donné. L’art, contrairement à la physique, n’est pas soumis à des lois exclusives. L’on ne peut donc en donner une explication théorique complète. Sa force est sans doute, justement, d’échapper à tout réductionnisme ontologique comme épistémologique.

Pour autant, l’autotélie de l’œuvre, argumentation centrale des théories spéculatives contemporaines, n’est peut-être elle aussi qu’un leurre destiné à contourner les difficultés que tout objet artistique pose à l’esprit.

Il n’y a certes pas d’unité organique des genres, des œuvres, des influences, des critiques, mais l’œuvre n’est pas non plus un phénomène sui generis.

Et l’on ne peut échapper au danger de l’approche des théories spéculatives qui ordonnent sagement la confusion épistémologique entre l’approche descriptive et l’approche évaluative, évaluant beaucoup quand elles prétendent décrire.

L’art me réjouit en somme, de révéler qu’il ne fait bien souvent que flotter l’odeur aigre du besoin de réussite sur l’essentiel de la controverse littéraire ou artistique, ainsi que l’affirmait un Connolly…

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QU’EST-CE QUE LA LITTERATURE ? (Sartre)

28 Juin 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

sartre.jpgSartre s’interroge en 1947. Mais c’est une interrogation de philosophe.

Où trouver l’appui qui l’enracinera dans cette dimension du sens dont parlait March Bloch ?

Qu’est-ce que la littérature, dans cette dimension du sens commun qui la fonde ?

Quand y a-t-il littérature ?

Faisons vite : la question ne se pose presque plus déjà quand Sartre la pose. Gracq est en passe de lui donner une conclusion deux ans plus tard, dans son pamphlet : La Littérature à l'estomac. Une manière de remettre les pendules à l’heure (d’été), non sans intelligence ni talent, ni raisons du reste. Mais avec Gracq, il ne s’agit déjà plus que de partager le gâteau. Les prix littéraires en deviendront la forme la plus achevée : une farce pour les générations futures. Gracq affûte donc une arme redoutable : l’autonomie du littéraire. La transposition, en somme, de la réquisition de Heidegger dans le champ littéraire.

Quelle fin poursuit la littérature ? Aucune. Ce qu’elle est réellement ? Demandez à Mallarmé, désabusé : ce n’était donc que cela, la création littéraire : un pur jeu formel… Mais à l’époque de Gracq, cela fait figure de manifeste. Contre Sartre. On trouve l’idée élégante, en plus d’être rassurante. Exit l’Histoire. La littérature dégagée. Il n’y a plus rien à voir, peut-être plus grand chose à lire, il n’y a pas de conscience littéraire, et s’il en existe une, elle ne reflète rien. Si : son potage de lettrines et de poncifs accumulés à la hâte, voire de dissertation scolaire poussive mais aux allures grammaticales coruscantes sur la carte et le territoire. Le tout articulé par une propédeutique de la lecture à combler d’aise les maisons d’édition : enfin un auteur qui va nous faire vendre du bouquin. Car pour Gracq, seule la grâce du lecteur peut fonder le plaisir du texte, comme le dira plus tard Barthes, et seul ce plaisir actualise le pacte littéraire –en attendant que le pacte ne se scelle ailleurs bientôt, hors des usages du texte, sur cette autre scène où se joue l’image de l’auteur. Du coup, la littérature connaît son premier glissement : libérée des gros clous de l’Histoire, elle devient un marché. Enfin… On parle encore, dans les officines, d’une "demande" à laquelle répondre. Réponse faite pour apaiser les consciences dans un pays où la littérature reste un mythe fondateur de l'idée nationale.

D’un côté donc, chacun sa niche : on taille le marché en parts. On promeut même l’élargissement de la cible : pourquoi ne s’en tenir qu’aux seuls lecteurs ? Puisque le livre est un produit, le non-lecteur fournira demain la clientèle de masse de ce marché. Superbe malice. Au terme de laquelle, évidemment, ne survivront que les vedettes de la littérature show-biz. Les chanteurs de charme, comme l’écrivait Pierre Senges. Ce fut le grand miracle de l’après-Sartre. Aux enfants de Gracq, pour faire vite, il ne restait qu’à devenir les actionnaires d’une société de consommation bâtie sur ce vide, et dont la logique ne servirait en fait qu’à redistribuer les dividendes du marché (du livre).

Voilà. On y est. A en toucher le fond bientôt. Rien d’étonnant à ce que le formalisme ait fini par régner en maître dans les Lettres françaises : il n’ouvrait en somme qu’à des querelles de tirages. Et encore, l’époque du formalisme était une époque bénie, du point de vue de la qualité littéraire des textes promus sous leur manière. Restait à mettre en place les hiérarchies : la Blanche, et les autres littératures. Une littérature des élites (?) et des littératures populaires, avant d’en joindre, ultime pied de nez, les deux bouts dans la foirade des Prix.

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Les gestes blancs, de Gianni Clerici – comment lire un roman ?

27 Juin 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

 

 

gestes-blancs.jpg1939, en Italie fasciste. Au monde qui s’effondre, Clerici oppose la claire conscience d’un enfant s’éveillant à sa vie.

Giovannino a huit ans. Il vit à la villa Géranium, entouré de sa maman, de sa grand-mère et d’une gouvernante russe excentrique. Son père séjourne en Afrique orientale. La famille est aisée et lui donne une éducation raffinée, sensualiste plutôt que le catéchisme des jésuites. Sweet, son professeur de tennis, l’initie à l’art de danser autour de minces lignes d’asphalte. Près du filet, les empreintes des glissades dessinent de fugaces figures de ballets. Giovannino est fasciné par la Pirelli, cette petite balle blanche aux rebonds mathématiques. Un jour, le directeur de l’école convoque ses parents : pour quelles raisons l’enfant consacre-t-il ses samedis "fascistes" à une activité anglo-saxonne ? Puni, il se voit contraint d’endosser l’uniforme et de défiler dans d’immondes godillots cloutés. Mais dès le lendemain, il ose, sans malice, se rendre à l’école en pull-over blanc : sa tenue de tennis ! Il est chassé de l’école comme "élément préjudiciable à la santé morale de ses camarades".

De courts chapitres brossent à petites touches subtiles l’éveil d’un enfant à la société des adultes. On peut certes se demander quelle peut être la force de dénonciation d’un roman stigmatisant en 1960 l’Italie fasciste des années trente. Nous sommes loin, ici, d’un Feuchtwanger dénonçant avec Simone, en 43 la France du grand renoncement. Peut-être faut-il alors lire le livre autrement : roman de l’initiation sportive, récit d’apprentissage, l’auteur enchante par l’adresse de sa prose et la force de sa description du monde du tennis, dont il fut une grande figure lui-même. Et l’essentiel serait là, malgré l’idée saugrenue d’un arrière-plan, d’un décor comme on le dit au théâtre, organisant notre compréhension, orientant notre lecture, pointant l’ordre des satisfactions. Tout de même, quel décor étrange que celui de l’Italie fasciste, gagnant à coup sûr notre cœur, confiant pour ainsi dire notre lecture à quelque commune sympathie, unanimement partagée ou peu s’en faut, mais nous y conviant aujourd’hui, pas hier, certain de tous nous y retrouver dans la condamnation d’un monde que nous n’avons pas éprouvé. Il va sans dire, oui, qu’il y a là une gratuité qui m’exaspère. Comme m’exaspère ce supplément d’âme requis dès l’abord du texte, quand tout est joué déjà et qu’ils furent peu nombreux à l’avoir dénoncé quand il fallait le dénoncer. Alors pourquoi cet après-coup, quand l’écriture en outre enchante tellement par la délicatesse de sa prose qu’elle en devient suspecte, si au fond, l’art du conteur n’avait eu pour objet que le tennis et non Mussolini ? Pour que l’histoire nous rassure sur notre compte aujourd’hui ? Elle le fait poliment, oui. Courtoisement. Nous invitant à prendre part à ce plaisir d’un texte plaisant. J’ai aimé l’écriture, il va sans dire, et la manière de conter une histoire somme toute difficile. Mais pour finir par m’étonner et me décourager de ce genre de littérature où la pratique de la vertu est de bonne conscience. Elle s’est mise à incarner à mes yeux cette prose qui prétend rendre l’art essentiel, mais ne fait que l’évider dans une cause de trop bon aloi. L’art, dont je suis bien certain qu’il est essentiel, fait faux bond ici, finalement. La narration est devenue trop sociable plus que sociale, mémorable plus que mémorielle, témoignant de l’état d’une culture courtoise capable de fermer demain les yeux sur les massacres à venir.

La vie, menacée par la trajectoire d’une balle de tennis, crépite sous chaque pas, grenade, mais ferme les yeux sur ce sol de terre battue où les corps gisent vraiment. Clerici a fait du monde un thème, de l’Italie fasciste un genre. Et de nous tous, les assommants messagers d’un "plus jamais ça" galvaudé, à peine un rite de consolation, qui ne sait éviter qu’aujourd’hui l’on s’en prenne partout dans le monde à d’autres populations pas moins menacées que celles qu’il met en scène dans son hier commode.

La vérité muette et barbare de cette réalité là, sa bonne volonté d’écrivain ne nous en préserve pas ou plutôt, elle ne nous préserve que d’une chose : d’avoir à faire face à cette réalité plus douloureuse qui déjà affecte notre Histoire commune.

dorothy.jpgLa vie au rebond des balles de tennis. Fuse. L’aurait dû en définitive, pelote de nerfs sur le vif d’un écorché plus saignant, non cette lanterne d’une lecture oisive, consensuelle.

Et tout bien réfléchit, il y a à mon sens une plus grande quantité de Mal dans ce genre romanesque que de ce Bien qu’il prétend soutenir : son texte n’empêchera rien, encore une fois, qui vise à empêcher que le passé ne se reproduise. Mais quoi ? ça a déjà eu lieu, serions-nous tenté de lui opposer. Il ne revêt aucune conscience du tout. Et la balle de tennis y fait un bruit désagréable, dont les rebonds sont à vrai dire terrifiants.

On peut, il est vrai, éprouver pour le gamin du texte un sentiment réel d’empathie. L’enfance émeut dans ses résistances fragiles. Mais il y a là une bien étrange éthique, qui n’advient que de ce qu’un enfant soit planté dans ce décor, attisant une lecture compassionnelle bien suspecte : qu’est-ce que cette requête archaïque ? A quoi ce personnage d’enfant doit-il toucher en moi ? Où est-il tapi en moi ? Dans quelle pré-histoire que le récit ne sait pas enrayer ? Qu’il soit bien difficile de redevenir un cœur simple ? Cette hauteur morale captive, peut-être, partagée de force…

Mais quand on referme le bouquin, en quelques secondes la vie se charge de corrompre cette taille éthique que l’ouvrage vous a faite. Peut-être est-ce pour ne pas en perdre la mesure que de tels livres sont faits ? Pour nous donner la certitude que le visage de l’horreur n’est pas le nôtre. L’enfant aux gestes blancs survit dans son pull de tennis fièrement posé sur la table du salon… Avons-nous réellement grandi à le côtoyer ? La bonté de sa narration comble le lecteur. Sa vie, comme un événement excessif, a soulevé les nôtres, les lestant de leur poids d’amertume. Le petit théâtre qu’il a construit séduit. Je le vois bien. Pour tenir bon contre la nuit qui ne cesse de monter, comme un fugace répit, d’un bonheur de lecture qui demeure encore une fois bien étrange. A propos de ce bonheur de la lecture, Dorothy Hewett affirmait qu’il ne pouvait être désormais que celui d’une époque où la littérature était devenue un art perdu. Egaré, abîmé si l’on veut, corrompu. Si bien que ce plaisir serait celui d’un mort déplorable, enfermé dans sa bienséance…







Les gestes blancs, Gianni Clerici, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éd. Viviane Hamy, mai 2000, 224p., 20 euros, ean : 9782878581263.

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Linda Lê : tu écriras sur le bonheur…

26 Juin 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

 

 

linda.jpgC’est un peu le jardin littéraire de Linda Lê, qui adopte ici le ton de la promenade érudite pour nous donner à partager ses lectures. Sereine, toujours juste dans ses observations, d’Ingeborg Bachmann à Dürenmatt, de Connolly à Bohumil Hrabal, en passant par Klaus Mann, Ernst Weiss et quelques autres, elle dessine un paysage de "sang, de chair et de nerfs", qui ne sombre jamais dans une perspective douloureuse, bien que le désastre soit toujours proche. L’on s’étonne même de cette langue si raffinée pour le construire. "L‘enterrement des étoiles dans la fosse commune" est pointé d’un geste nonchalant, avec cette diligence désinvolte du courtisan qui sait tout le talent qu’il faut déployer pour faire face à l’idiotie du réel. Mais curieusement, c’est dans la compagnie de Paul Nizon que son écriture fléchit. Or c’est à une phrase de ce même Nizon que son livre est adossé : "Tu écriras sur le bonheur". Une stèle, l’épitaphe d’un marbre où le bonheur d’écrire viendrait se rompre, le feindrait dans la raillerie du vouloir écrire sur le bonheur. Nizon, en quête d’harmonie reléguant sans cesse cette quête pour que l’écriture puisse s’installer dans son impossible franchissement. "Vouloir écrire sur le bonheur, c’est vouloir attendre la floraison d’un cactus", nous dit Linda Lê. On peut l’imaginer. Mais sa notation ne vise peut-être qu’à déplacer la justification de ce vouloir pour entretenir la machine à écrire dans l’espoir d’en libérer les rouages avec, encore une fois, cette maturité du courtisan qui sait de quelles impuissances relève l’économie de la jouissance…

La tâche de l’écrivain, affirme-t-elle plus loin dans un ultime texte où il est question de l’identité qu’on voudrait lui voir endosser, est de produire "une parole déplacée, puisqu’elle se place au cœur de la douleur sans chercher à lénifier cette douleur avec la panacée des mots". Pour qui refuse à l’art son pouvoir de célébration, ou de consolation, cette assertion ouvre tout de même un bien paradoxal chemin : celui de l’exil volontaire, conçu comme croix et bannière. Laissons de côté l’injonction de la douleur. Sans doute tout écrivain doit-il s’exiler dans sa langue pour réussir quelque texte. Surtout si cette langue est maternelle, pour ne pas sombrer sous le poids de son habitus. Qu’il se mette en route ne commande pour autant pas ces détours incertains et pour tout dire, tellement familiers dans le contexte de l’énonciation littéraire nationale. Gombrowicz parcourut joyeusement dans sa langue maternelle un chemin non nécessairement pavé d’épines. Dépouillé du martyrologue polonais, pour paraphraser le tchèque Ladislav Klima, il était passé maître dans l’art de tout amocher. Le devait-il au seul génie de sa langue ? Rabelais en fit autant dans la nôtre, pourtant si réfractaire à l’amochage public.

L’impeccable français de Linda Lê témoigne peut-être encore d’une inquiétude. Elle qui s’est chargée de l’inconvenance d’une parole retournée contre soi, hésite à renoncer à la consolation d’une écriture bien faite.

  

 

 

Tu écriras sur le bonheur, Linda Lê, Christian Bourgois Editeur, novembre 2009, poche, 338 pages, 10,15 euros, ean : 978-2267020564.

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BLANCHOT, LA CONDITION CRITIQUE.

25 Juin 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

blanchotLes éditions Gallimard nous offrent, avec ce gros recueil d’articles, une récollection inédite des critiques publiées par Maurice Blanchot de 1945 à 1998. Critiques littéraires, études, textes à caractères théoriques et même quelques tirés à part.

La condition critique, qui donne son titre au volume, est en fait un texte publié dans L’Observateur le 18 mai 1950, dans lequel Blanchot s’interroge sur la validité de l’exercice, "qui réfléchit peu" et commente beaucoup. Cherchant à en saisir le sens, il lui découvre celui "d’attirer les œuvres hors d’elles-mêmes" pour les introduire dans les remous du monde, allant ainsi à rebours de tout ce qui se pensait dans le même temps au niveau des théoriciens de la littérature, la critique ayant dès lors sous sa plume plus à voir avec l’air du temps qu’avec le génie de l’œuvre elle-même. Curieusement, Blanchot place sa réflexion sous l’autorité de Sainte-Beuve, qui n’eut jamais peur de faire "le sale boulot", à savoir : satisfaire les caprices du curieux. Etrange filiation soit dit en passant, sous la plume d’un écrivain qui ne fait aucune référence à Adorno ni à Benjamin, ni aux écoles russes, polonaises, anglaises ou américaines, pour n’en référer qu’aux seuls français !

La critique versatile donc, puisque soumise au temps et aux devenirs historiques des idées et des goûts… Certes, tout comme l’œuvre, non ? Hé bien non : pour Blanchot, il existe une solennité (il emploie le mot) de l’œuvre, voire une opacité que le critique s’ingénierait à réduire, à dissoudre… Le tout au nom d’un objectif plus que d’un dessein, presque malhonnête : livrer l’œuvre à la réflexion de la vie…

"Sans art au propre", "sans talent personnel" (mais Blanchot y met pourtant tout le sien), le critique s’avancerait ainsi tel un vagabond (l’image est belle tout de même), sinon un maraudeur (celle-là aussi), vers cette intimité fermée qu’est une œuvre, pour, du dehors, lige lui-même de ce dehors, la trahir, l’interpréter, l’ouvrir "tout entière à la vérité d’un jour commun".

On mesure l’ambiguïté de la formulation, la vérité n’ayant pas grand chose à voir avec le sens commun, sinon qu’en effet ce dernier s’en revendique et s’en pare pour mieux asseoir sa duplicité -mais certes, sensus communis de Kant dans sa version "noble", quand plus généralement cette vérité se réduit au préjugé et autres lieux communs… Ambiguïté qu’il faut cependant maintenir, car cette vérité, en effet, a bien quelque chose à voir avec l’effort critique dans sa saisie, difficile, de ce que l’on pourrait nommer la cohérence de l’œuvre, sa vérité.

Ambiguïté qui au fond n’a qu’une fonction dans la pensée de Blanchot : celle d'amarrer la critique à la versatilité du présent et l’enfermer dans une véritable soumission confuse à l’œuvre qu’elle tente "d’éclairer un moment", dans l’attente de nouveaux éclairages plus séduisants semble-t-il permis d’écrire.

Certes, la critique française s’est bien illustrée par sa superficialité en la matière, donnant largement raison à Blanchot. Il n’est que de convoquer ici la fortune critique de Gombrowicz, quand on s’efforce de la suivre tout au long des années 40 et jusque dans les années 70 : son œuvre aura été passée au filtre de tous les courants littéraires qui se sont succédés en France, de l’existentialisme au Nouveau roman en passant par le structuralisme et autres hochets à la mode. Mais, à s’enfermer dans l’hexagone, on perd tout de même beaucoup en réflexion. Avec Blanchot, sur ce point, on est hélas loin des efforts théoriques d’un Benjamin ou d’un Adorno, thématisant l’un et l’autre l’acte critique avec une rare pertinence…

Reste à savoir si Blanchot aura été, finalement, un bon critique… Pas si certain… Qu’a-t-il lu par exemple, qui méritât l’exercice de son talent critique ? Giraudoux, Sartre, Melville, du Bos, Malraux, Sade, Hölderlin, Restif de la Bretonne… Rien que de très convenu en somme… Passé qui plus est à la moulinette d’une conception de l’écriture séduisante, le vide du tombeau articulant, selon une formule tout de même bien usée, les conditions de possibilité d’une vérité du langage. Vide qui cependant, sous sa plume d’écrivain quand il se veut critique, ouvre, quand il lit Au-dessous du Volcan de Malcom Lowry, à une fascination convaincante pour ce roman de la fascination, "œuvre plus profonde que ses profondeurs", convoquant cette foi avec sagacité les propos de Nietzsche sur les Grecs : "une œuvre qui a sa profondeur à sa surface". Ce qui du reste est vrai de toutes les grandes œuvres.

 

La condition critique, Maurice Blanchot, articles 1945-1998, Gallimard, Les cahiers de la NRF, septembre 2010, 502 pages, 32 euros, EAN : 978-2-07-012754-2

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Les silences de Walter Benjamin sur la perte de la narration

22 Juin 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

Shoshana Felman signait dans ce numéro des Temps Modernes une magistrale étude intitulée : «Silence de Walter Benjamin». Une tentative qui n’était pas sans rappeler celle du Goldmann du Dieu caché. De même que nul n’avait songé à fournir l’explication philosophique  de la forme fragmentaire du texte pascalien, avant Goldmann, S. Felman tente de nous éclairer sur les significations existentielles et philosophiques du silence benjaminien. Deux textes sont ici lus avec attention :
Le narrateur et Thèses sur la philosophie de l’histoire. L’orientation de cette lecture propose de ne pas considérer Benjamin comme le philosophe abstrait de la culture, mais le narrateur des guerres du XXè siècle.
Qu’est-ce qui, dans ce siècle, peut expliquer que la narration ait perdu son sens ?
Ces guerres, précisément. Benjamin non seulement nous l’explique, mais forge les outils conceptuels qui nous permette d'en restituer la trame profonde. Cette étude va toutefois au delà et réfléchit sur la stratégie narrative de l’explication benjaminienne. Il s’agit de comprendre comment cette idée de la perte de la narration est biographiquement datée dans sa vie et le sens qu'elle y composa. L’articulation elliptique de sa pensée se voit alors révélée avec force, l’analyse explicitant le surcroît de sens emprisonné dans les silences du grand philosophe. Benjamin reviendra des années plus tard sur leur événement fondateur, pour lui accorder cette fois une expression théorique. Formulant sa théorie de l’Histoire comme trauma, il est intéressant de l'adosser à ce qu'un Marc Bloch énonçait autrement : "l’Histoire, c'est la dimension du sens que nous sommes",affirmait ce dernier. Là où Benjamin développait une conception pessimiste de l'Histoire, Bloch répondait par un volontarisme exigeant, encourageant chacun, fût-il le plus obscur acteur de cette Histoire, à prendre ses responsabilités devant elle.


Les temps modernes, novembre/décembre 1999, n°606

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Ce que peut la fiction : ALCESTE, d’Euripide…

19 Juin 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

 

 

alceste-danseUn homme aimé des dieux obtient un passe-droit qui le dispense de mourir, pour un temps : sa femme s’est portée volontaire pour échanger leur place. Alceste. Qu’un héros à gros bras va chercher chez les morts : Héraklès, empoignant la Mort sans ménagement, pour la défaire. Mais ce combat n’est quasiment pas traité dans la pièce. Rien dans le chant du Chœur, quelques vers, alors que le texte s’étale volontiers sur la victoire de la Mort sur les humains. Héraklès victorieux de la Mort ? Voire… Ce serait bien plutôt Alceste, mais certes plus forte que victorieuse, encore que, cette fois encore : son retour sur terre est infiniment fragile : Alceste de retour ne dit rien, strictement, pour demeurer plus silencieuse qu’une tombe… Est-elle sauvée ? Mais de quoi ? Et si ce n’est pas l’amour qui nous sauve de la mort, ni la Passion, ni moins encore l’amour conjugal, qu’est-ce qui nous en délivrera ?

Je ne résumerai pas cette pièce. J’en évoquerai juste quelques moments. Celui d’Alceste revenant à la vie par exemple, qui n’a plus rien à dire et se tait. Celui de Charon, "le vieux à la roue qui conduit les âmes des morts" (traduction Myrto Gondicas), la main sur la gaffe, Alceste exténuée jetant un œil sur la double rame : "sous mes yeux vient ramper une nuit de ténèbres. Mes enfants, mes enfants, c’est fini, vous n’avez plus de mère…" (traduction Gondicas). Celui d’Alceste, encore et toujours, au moment où elle revit et reste sans voix. Avec en opposition les voix douloureuses des survivants, cette clameur intarissable qui emporte amis et parents quand la terre se dérobe sous leurs pieds. Ou bien celle d’Héraklès déboulant littéralement dans la maison d’Alceste. Un vrai tintamarre cette fois, étrange dans cette atmosphère de deuil, rompant l’économie narrative de la pièce pour la tirer du côté du grand guignol. Nous sommes dans la Grèce antique, à une époque où l’hospitalité est un devoir -et fil conducteur de la pièce. Héraklès vient de finir son troisième travail. Il a combattu les chevaux du Thrace Diomède. Il vient se reposer, prendre du bon temps, faire la fête… Admète l’accueille. Cache sa douleur : l’hospitalité doit triompher malgré le deuil. Héraklès festoie donc. En vrai paillard qu’il est, aviné et poussant ses blagues à deux balles. Tandis qu’Admète cache sa douleur.

A l’origine de la mort d’Alceste, il y a cette sombre histoire de rancune. Apollon vécut caché en berger chez le roi de Thessalie, le père d’Admète. Le jour des noces de ce dernier, Alceste, sa jeune femme, oublia de sacrifier à la déesse Artémis. Celle-ci s’en ouvre à Apollon. Elle veut se venger, demande la peau d’Admète, qui échange sa vie contre celle d’Alceste… Curieux époux qui n’hésite pas longtemps à accepter la proposition qu’Alceste regrette presque aussitôt… Marché de dupes, de pleutres, où l’hypocrisie le dispute à la duplicité…

alcesteUne Tragédie Alceste ? N’allez surtout pas le croire ! Le drame est écrit dans le plus pur style de la satyre grecque… Même si le champ lexical des larmes y est surabondant. Suspect d’être pareillement exploité même, son pathétique ne témoignant que de l’emprise, sur les survivants, de leur pitoyable condition. Nous pleurons parce qu’il est poignant de survivre à l’être aimé. Mais nous pleurons de ce côté-ci de la rive, et c’est bien tout ce que nous pouvons vivre. Nous ne partagerons plus rien, tout comme déjà nous ne partagions pas son agonie, ici celle d’Alceste, quand elle entend "le vieux cocher sur la rive infernale". Elle est bien seule alors, à clamer "quelqu’un m’entraîne, m’entraîne –tu ne vois pas ?". Non, je ne vois pas. Je n’ai jamais pu voir, je n’ai jamais vu cette ombre, même quand elle se glissait sous les paupières de ma mère, ou se ruait sur celles de mon père. La mort est la plus forte et le reste, malgré le mythe, Euripide le sait bien.

Alceste vient mourir sur scène. Or on ne meurt pas sous les yeux du public dans le théâtre grec. Il y a ainsi quelque chose de grotesque dans cette représentation.

Un grotesque que renforce la présence bouffonne d’Héraklès dans la pièce, aviné. Il titube, s’épanche volontiers, dans une diction étonnante, qu’Euripide a travaillée en sonorités bousculant la versification traditionnelle, introduisant même ça et là une rime étrangère à la versification grecque, avec ses assonances, ses anaphores qui renvoient à la faconde de l’homme ivre. L’épicurien grossier qu’est Héraklès s’adonne tout à loisir à sa volubilité absurde et aux plaisirs de la bonne chair, tenant moins le propos philosophique que l’on attendrait dans un tel contexte, que des propos de table. Un comique au goût certes amer, quand Héraklès s’adonne à son ivresse tandis que derrière lui passe le cortège funèbre qu’il ne voit pas…

alceste-myrto.jpgPourquoi le Tragique ne peut s’installer dans Alceste ?

Ou plutôt : pourquoi Euripide ne veut-il pas l’installer ? Alors qu’il n’y a rien de plus tragique dans la condition humaine que la question de la mort ?

Le Chœur se lamente, mais le public sait qu’Héraclès est déjà en train d’affronter Thanatos et qu’il en sort victorieux… Le Chœur se lamente et le public en rit. Il en est même mort de rire de cette ignorance débile du Chœur, que rien ne perturbe de ses jérémiades assidues…

Et la chute ne vient pas dissiper les hésitations du public quant au genre de pièce qu’on lui présente : la scène finale repose sur un quiproquo. Du grand comique… La femme voilée ramenée par Héraclès des enfers est Alceste, le public le sait, mais Admète l’ignore… Comment le public pourrait-il donc compatir à sa souffrance ? Il en rit bien plutôt, gros balourd d’Admète, tandis qu’Héraklès, plus balourd encore, entretient avec malice le malentendu…

Euripide ne cesse dans cette pièce de brouiller les repères habituels de la culture grecque. Tout au long du propos, les ambiguïtés ne cessent de s’additionner. Le public ne sait quelle question se pose en définitive, ou qui plaindre le plus : Alceste, qui en perdant la vie, aurait perdu le plus ? Peut-être pas, tant est sauvage la souffrance de son enfant. Sublime passage où s’épanouit le pathétique des larmes de l’enfant : "Mère, c’est ton petit qui t’appelle et vient s’abattre sur tes lèvres."

Tragédie définitive, que celle de cet être saisi de souffrance. C’est que le mort n’accède pas à la conscience de son malheur, nous dit clairement Euripide, qui ne cesse de nous mettre en garde contre Alceste elle-même, trop portée à insister sur ses mérites, à commencer par celui du sacrifice suprême auquel elle a consenti : prendre la place de son époux. Mais une place qu’elle occupe avec une rancœur suspecte, hypothéquant à tout jamais la vie de ce dernier sur terre, en lui faisant promettre une fidélité qui l’arrachera au cycle des vivants…

De fait, la générosité d’Alceste est souvent démentie dans la pièce. Pas sûr que son geste ait été libre, ni généreux. Son sacrifice, elle l’aura en réalité d’abord conçu comme un devoir, non une liberté. Un devoir accompli à contrecœur, et imposant in fine à Admète une contrepartie exorbitante : que le lit nuptial reste vide. Or, dans la Grèce antique, le lit nuptial était un symbole social plus que sentimental. En condamnant le lit nuptial à rester vide, Alceste commande la mort sociale d’Admète… Et reste muette quant à la question des sentiments, y compris quand elle revient sur terre, puisqu’elle s’y tait désormais…

Faudrait-il alors prendre le parti d’Admète ? Il n’est pas moins ambivalent, ce maître qui traite mal ses serviteurs, son père et se révèle un piètre orateur, bref, tout le contraire des valeurs que la Grèce antique porte et qui, lorsqu’il offre l’hospitalité à Héraklès, ne fait en réalité que la lui imposer, la vidant de tout contenu éthique, quand ce dernier finit par comprendre et la décliner, voyant la douleur qui frappe cette famille.

Toute la logique de la pièce est ainsi portée par cette volonté de brouillage. Et par un double langage. Le propre de la fiction.

art-grec-helenistique.jpgConstruite autour du personnage d’Admète, c’est Alceste qui lui donne son titre. Et si l’on prend l’action, le choix fait par Euripide ne laisse pas que d’interroger : elle débute non pas au moment, tragique, du choix de l’échange des vies, mais au moment où Alceste doit tenir son engagement. Le pathétique l’emporte sur le tragique, et le facétieux sur le sérieux. C’est que la condition humaine n’est guère sérieuse. Elle ne parvient jamais à nous hisser à ces hauteurs où le Tragique pourrait nous transcender. La mort elle-même, notre mort, n’inscrit rien. Vivre est notre drame, tout comme de ne pas savoir mourir, ni renoncer à penser que nous sommes éternels. Mais cette éternité, seule la fiction peut la construire, tout comme le Tragique, qui ne peut trouver en nous pour seule inscription que la fiction. Et à ce niveau seulement, dans cet univers uniquement, s’opère bien un échange. Un échange fictif mais réel. Où la vie rencontre la vie. Dans la fiction. Non dans la vie. Mais par la fiction, dans nos vies. Le Tragique, lui, se dérobera toujours sous nos pieds. Comme il se dérobe dans la pièce d’Euripide. Tout comme ils e dérobe dans nos vies. Reste la littérature, pour en accrocher le réel… Reste ce savoir (mathèsis) dont la Tragédie est porteuse (qui est peut-être la raison pour laquelle Euripide écrit une "tragédie"), qui est un savoir éthique et non théorétique et concerne le cœur même de la vie ordinaire. La mimèsis qui ordonne notre rapport à la fiction opère dans la praxis et non dans le théorétique, car seule la praxis apporte une véritable connaissance des choses.

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ENRIQUE VILA-MATAS : JOYCE OU SIMENON ?

27 Janvier 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

cover_finnegans_wake.jpgFaut-il préférer Monsieur Hire de Simenon au Finnegans Wake de Joyce, ou l’inverse ? Le choix s’impose-t-il du reste à nous ? Ne vaudrait-il pas mieux feindre l’un et l’autre, pour tenter de construire une trame romanesque véritablement téméraire ? …

 

Dans son essai, Vila-Matas lui-même combinait cette feinte, nous embarquant dans un récit des plus conventionnels parfois, déroulant le songe de ses lectures, écrivant comme porté par une attention flottante, celle que décrit la psychanalyse dans le cours de la cure, si propice au surgissement de significations révélantes. Vila-Matas faisait semblant de rêver, de songer au monde, à ce dehors inimaginable dont nous ne savons jamais rien dire, ou si peu, et si inutilement… Et finissait par placer sa méditation sous l’autorité de l’écrivain Chejfec, l’auteur de Mes deux mondes, le seul contemporain selon lui à avoir tenté d’accorder Finnegans à Hire, pour bâtir dans les lettres contemporaines le "dernier bastion d’une narration conçue comme un art".

Mais cette réconciliation est-elle seulement possible ? Souhaitable ? Quel en serait le prix ? Celui de refuser les évidences de l’écriture expérimentale, tout autant que de l’écriture romanesque la plus conventionnelle ? Celui de refuser l’hermétisme facile du Joyce de Finnegans, ou de Musil, avouant dans son journal qu’à se relire parfois, il ne comprenait rien à ce qu’il avait lui-même écrit ?… Car peut-on glisser sans encombre vers une littérature abstruse, muette sur la signification des choses du monde dans laquelle elle vient pourtant prendre pied ?

hire.jpgC’est poser là au fond toute la question de l’histoire du roman, qui n’aura, ainsi que le rappelle très à propos Vila-Matas, et dès le début, jamais cessé de s’affirmer comme une révolte permanente contre les règles du genre. Voyez Gombrowicz, parodiant les genres pour mieux les déconstruire. Relisez Cosmos, ce polar métaphysique qui ne déroge en rien aux canons du genre policier, tout en dynamitant ses codes au point qu’aujourd’hui, aucun lecteur de littérature policière ne saurait sans doute le lire sans s’interroger sur ce qui fonde son goût du genre policier, dans cet espace des littératures si souvent bêtement calfeutrées.

La parodie. Quelle belle arme en effet, dont use à loisir Vila-Matas, parodiant à son tour la forme de la critique littéraire pour l’ouvrir à autre chose, spéculant, rêvant, narrant sans cesser d’interpeller le livre qu’il écrit sur les objets qu’il prétend se donner. On dirait du Virginia Woolf, ses conférences sur la littérature, construisant au final un texte fidèle à sa poétique, éloigné en apparence de tout travail critique, sans doute parce qu’il n’a cure d’y développer une visée pédagogique. Ecrivant donc sans toujours analyser, livrant un texte qui plus est émaillé d’illustrations, jouant de l’illustration photographique plutôt, comme d’un réel trouant de part en part le texte qui s’élabore. Jouant de l’illustration au fond comme par impuissance à dire : le réel de la critique, qu’est-il en effet ?

Vila-Matas nous livre ainsi un objet mal identifié, où la pensée achoppe et la critique ne survit pas au plaisir du texte, réconciliant ce qu’il feint d’être son objet : les écrivains prétentieux et leurs jumeaux idiots.

sergio-chejfec-deux-mondes.jpgPeu routinier bien que dressant l’éloge de la routine d’écrire, Vila-Matas affirme ainsi son choix : il aime la littérature peu sûre d’elle, instable. Finnegans Wake donc, qui force tout lecteur à accepter l’aventure de se porter au contact d’un art radical, incompréhensible, de risquer l’exploration spectaculaire des limites de la littérature. Nous offrant au passage une lecture superbe de Joyce. Mais cruelle pour les successeurs de Joyce, qui ne nous apparaissent guère que comme des survivants pataugeant dans les décombres d’un texte qui les dépasse de la tête et des épaules. Mais pour autant, un Villa-Matas soucieux d’arracher ses marottes à la vieille littérature (celle de Hire), l’interrogeant sur ses capacités à générer des formes nouvelles du langage littéraire, ou se défaire des procédés imbéciles qui l’encombrent. Céline en renfort, lui qui s’échinait à sortir les phrases de leur signification habituelle -"Mais très légèrement ! (…), car si on fait ça lourd, c’est une gaffe. N’est-ce pas, c’est une gaffe"…

Vila-Matas tentant de sauver –mal nécessairement-, la bicoque littéraire, Simenon dont il comprend le souci de maintenir l’apparence de la convention pour approcher au plus près l’émotion qui va surgir d’un coup parmi les significations usées du genre. Certes, la frontière est plus mouvante qu’on ne l’imagine entre l’art idiot et l’art pertinent… Mais que peut-on écrire quand les coutures du langage universel se sont déchirées à ce point ? Finnegans Wake, rappelle Vila-Matas, a inventé une série d’impossibilités. Il ne croit plus guère au langage, ce à quoi veut croire Hire, loquace comme l’est le Faucon Maltais. Quand Joyce, lui, compose simplement avec cet univers désormais nocturne. La nuit va tomber dans Dubliners, son œuvre de jeunesse, est tombée sur Ulysse, tandis que la ville demeure endormie dans Finnegans. Joyce attrape alors les fragments de rêve qui dérivent entre les hommes, les ruelles, les tavernes, capture les échos des chansons qui s’élèvent encore, des bribes, un art du fragment, de paroles en échappée du monde… Mais l’un et l’autre, conclue Vila-Matas, ne créent-ils pas ce qui se passe maintenant, dans l’ici du lecteur ? Deux modalités d’un réalisme tenace en fin de compte, les deux bouts qu’il faudrait tenir en littérature, loin de tout procédé, cette facture qui obscurcit la vraie vie littéraire. --joël jégouzo--.

 

 

Chet Baker pense à son art, Vila-Matas, mercure de France, oct. 2011, traduit de l’espagnol par André Gabastan, 174 pages, 18 euros, isbn : 978-2-7152-3235-8.

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