La vie vagabonde, carnets de route, Lawrence Ferlinghetti
On the road avec Ferlinghetti, poète de la Génération grandiose. Cinquante ans de route pour cet ex-commandant d’un chasseur de sous-marin devenu écrivain, devenu beatnik, Docteur ès lettres de la Sorbonne. Ses carnets s’ouvrent en 1960, à la Nouvelle Orléans où règne encore la ségrégation. « Je vois de sombres choses déferler sur le pays », note-t-il à Big Sur. « Une autre espèce d’hommes » est en train de gagner curieusement à ses yeux, alors que le mouvement beatnik explore à peine les prémices de ce qui deviendra le mouvement hippie. Ferlinghetti a tourné le dos à toute forme de carriérisme. Il parcourt le monde, vit de peu, de conférences essentiellement. En 63 il est à Paris, puis en Afrique du Nord. La guerre d’Algérie s'achève, mais rien ne semble fini pour la France avec l’Algérie. Ferlinghetti arpente le quartier latin avec le même plaisir que treize ans plus tôt, quand il y était étudiant. Il retourne au 2, place Voltaire, où il logeait, au dernier étage d’un immeuble haussmannien, avec balcon. Il se prenait alors pour le Proust américain, confesse-t-il. Rue de la Roquette, toujours les mêmes bordels, et le café Tambour, à Bastille avec pas loin sa fête foraine, dévoilant un Paris émouvant et vieillot. De là il prend le train pour la Dordogne, Madrid où des milliers d’espagnols lui semblent échoués dans leurs vies. Algésiras, Tanger. Il sera bientôt en Sicile, puis à Rome, à stigmatiser déjà le grand fléau de l’époque : le tourisme. Il revient en France, pour vivre Rodez, à cause d’Artaud, Rodez «où là seulement, Dieu pourrait exister». Et encore, un Dieu médiéval à ses yeux, «réfugié». Sans cesser de retrouver ses amis, Albert Cossery, Burroughs. En 64 Ferlinghetti est à Los Angeles. Les émeutes de Watts éclatent, mais il n’en parle pas. Il observe simplement ces «visages de vieux noirs intelligents», des «Gaugin dans un paysage de jungle». L.A., il la regarde depuis ses déserts, ses forêts, ses champs remplis de carcasses de voitures à l’abandon, de réfrigérateurs. Déjà cette civilisation de l’objet lui paraît vide. Vaine. De trop. Lisbonne en 65, l’Espagne de nouveau, l’Italie, pour se prendre de bec avec Evtouchenko au sujet d’Ezra Pound, qu’il voit à Spolète. Immobile, hiératique, mandarin attendant de lire quelques pages de son œuvre devant un public médusé. Il décrit sa voix inaudible, frêle, aiguë, monocorde. Indomptable, écrit-il, tandis que l’émotion l‘étreint. Pound impassible, «le silence à la rencontre du silence». En 66 il évoque le Vietnam, Steinbeck que les européens voient comme un représentant la gauche, alors qu’à ses yeux il est tout sauf cela. Berlin en 67, ville «à cran». Ferlinghetti décrit le mur comme un monstrueux serpent lancé à travers la ville avec son «médiévalisme barbare» entre «deux camps macabres». Avant de s’envoler pour l’URSS. Moscou très vite et puis surtout un long voyage en transsibérien. «Tout ce qui est perdu doit être cherché de nouveau», affirme-t-il, se faisant le romancier des grands espaces russes. Et là seulement, dans l’immensité sibérienne, il songe à la Révolution, que seule la poésie justifie. De retour, il déboule à Paris en plein Mai 68. Ferlinghetti recopie les slogans sur les murs de Saint-Germain, Saint-Michel. Jean-Jacques Lebel l’a invité à donner une suite de conférences à Montparnasse où d’autres artistes américains initient les français à l’art des performances. Happenings avec un groupe d’anarchiste, «Noir et Rouge», de Vincennes. A la Sorbonne, il observe ces foules d’étudiants et pas loin, les ouvriers. Des foules immenses, «contagieuses». A Maubert, une «horde» de flics les agresse sauvagement, «avec toute la force brute et aveugle de l’Etat retranché», note-t-il. Il n’y a rien à attendre à ses yeux, de cette histoire, sinon les barricades face à ce qu’il nomme «l’état impérial». Puis il repart en Floride où s’organise le soutien aux boys du Vietnam. Repasse par Paris en décembre, où désormais «Tout est beau et con». Il fuit Paris, lui préférant sa vie déracinée, errante, «flânée». Sa volupté fugitive : «il n’y a pas de fin au flétrissement des feuilles d’automne». Ensuite Ferlinghetti voyagera beaucoup, résolument, en Amérique du Sud. Il rencontrera souvent Ginsberg, «homme seul en sort d’un saut», laissant de plus en plus son carnet gagné par l’écriture poétique. L’Europe l’ennuie : «la ronde de nuit garde toujours les riches bourgeois». Il donne des conférences, sur Kerouac, beaucoup, s’emportant à son sujet : Kerouac n’est pas un révolutionnaire à ses yeux, ses écrits n’ont jamais menacé l’ordre établi. Il voit en revanche les états européens menacer de plus en plus les libertés individuelles. Et la poésie comme genre disparaître ou devenir quelque chose comme l’ennemi de ces états. Lui se veut volontiers «dissident» désormais et non révolutionnaire, tant le mot lui paraît galvaudé. En 1982, il est de nouveau à Paris, dont l’embourgeoisement l’exaspère. Il parcourt encore un peu la vieille Europe, entre deux sauts en Amérique du Sud : «oubliez la vieille Europe !», elle n’est plus que celle des guides touristiques qui seuls lui donnent ses raisons d’être… En 99 il passera une dernière fois rue Gît-le-cœur, pour voir l’ancien hôtel des beats, transformé en hôtel chic. Paris lui semble désormais comme au bout d’une laisse : «le cœur de la France ? L’Apocalypse bourgeoise !»… il part pour Berlin, semble tourner en rond dans cette Europe qu’il finit par détester. Se rappelle Beckett, «vivant dans son corps mort», dévisage «l’immense pouvoir de destruction de la culture» européenne, qui l’entraîne droit vers son précipice, dont rien ne peut la détourner. L’Europe ? C’est désormais à ses yeux «toute l’histoire, qui n’a jamais eu lieu»…
Lawrence Ferlinghetti, La vie vagabonde, carnets de route 1960 – 2019, édition du Seuil, traduit de l’américain par Nicolas Richard, avril 2019, 600 pages, 25 euros, ean : 9782021368833.