Et je mangeais ma peur, Marc Verhaverbeke, 3/3
/image%2F1527769%2F20250702%2Fob_ff88c7_miro-char-rene-le-marteau-sans-mai.jpg)
J'ai enfin tenté d'appréhender le texte de Marc Verhaverbeke sous l'angle des figures de style les plus récurrentes. Avec prudence quant à l'interprétation : il n'entrait pas dans l'intention de l'auteur de composer son texte à partir de cet horizon, lesdites figures de style ne furent déployées que sous l'emprise d'une nécessité poétique.
La plus fréquente est l’anacoluthe, dont la fonction dans le texte de Marc Verhaverbeke s'entend à mon avis comme figure de la disjonction existentielle. L’anacoluthe, qui est une rupture de la syntaxe logique, manifeste ici une discontinuité intérieure. Elle n'est ainsi pas qu'une forme grammaticale : elle est un symptôme ontologique. L’être ne peut plus se dire dans une phrase linéaire, car le temps, la mémoire et la douleur ont désaxé sa pensée. Aussi reflète-t-elle à mon sens un je fragmenté, qui tente de survivre à l’intérieur même du langage. Et au final, chaque phrase qui déraille devient un geste de vérité, le refus de l’illusion d’unité. L’anacoluthe y devenant la syntaxe d'un traumatisme, le rythme d’un corps désaccordé.
L’oxymore, ou la coexistence des contraires. L’oxymore abonde dans le texte : « silence plus vulnérable que la parole », « foule dans l’œuf », «solitude bavarde» n'en sont que des exemples. Elle n’est pas un pur jeu d’esprit : elle exprime une expérience de l’ambivalence fondamentale. C’est une figure du paradoxe existentiel : vivre, c’est souffrir et aimer à la fois. C’est désirer la lumière tout en étant traversé d’ombre. Or l’oxymore suspend le jugement, en accueillant, sinon recueillant les contradictions qui traversent le vivant. Outre son caractère existentiel, elle est aussi la figure poétique du réel tel qu’il est : instable, inclassable, tremblant.
La métaphore filée de l’eau : devenir, mémoire et dissolution. L’eau parcourt le texte comme une matière intérieure : mer, pluie, fleuve, inondation, miroir, sable, soif... Cette filiation tisse une vision du monde fluide, insaisissable, sans fixité. Elle paraît incarner une mémoire vive, mais qui se déroberait comme l’eau entre les doigts. Mais surtout, elle est l'écriture, au risque de son effacement. L’eau est une ontologie du flux, qui s'empare du sujet énonçant comme emporté par un fleuve qui le roule et le transforme.
La synesthésie : trouée sensible dans la matière du monde. Rare dans le texte de Marc, mais marquante. Ses synesthésies (« bouche de bronze », « musique peinte », « sable devient soif ») ouvrent des instants de fusion sensorielle. Le monde n’est plus divisé : les sensations se mêlent, s’échappent des catégories. Philosophiquement, il me semble que la synesthésie traduit une perception unifiée, archaïque, qui précède la séparation des sens et des mots. Elle est un reste d’enfance, un éclat de monde premier, toujours vivant, qui dit que le corps perçoit plus que la langue ne peut dire.
/image%2F1527769%2F20250702%2Fob_40e0c2_couv-marc.jpg)
L'hypallage. Figure rare, mais subtile. C'est sur cette figure de style que je voudrais conclure. Elle est, dans Et je mangeais ma peur à la fois discrète et bouleversante. Elle intervient trois fois, mais chacune de ses apparitions déplace intensément le rapport du sujet au monde. Rappelons ce qu'il en est de cette figure de style : l’hypallage consiste à attribuer à un mot ce qui devrait être attribué à un autre, souvent dans une construction nominale. Elle déplace un adjectif ou un qualificatif de son lieu « naturel » vers un autre mot du groupe — créant un effet de surprise, de trouble, voire de malaise. J'ai relevé trois occurrences caractéristiques dans le texte de Marc Verhaverbeke :
-
« Les matins de plâtre traînant un manteau trop lourd »
Ce n’est évidemment pas le matin qui porte un manteau. Le plâtre ici fige le temps. Le matin devient lourdeur vécue, fatigue transférée au monde. -
« Le miroir brûle toutes les rumeurs ». Ce ne sont pas les rumeurs qui brûlent, ni le miroir qui est actif au sens propre. Le miroir, lieu de reflet passif, devient ici un agent destructeur, qui crée un effet de violence étrange.
-
« Une plainte brandie comme pour abattre les oiseaux à contre-ciel ». Là encore, ce n’est pas la plainte qui brandit. Et cependant la plainte devient geste armé, presque apocalyptique. Elle prend chair active, une puissance qui n’est pas la sienne.
L’hypallage transfère l’affect du sujet au monde, poétisant la matière : ce ne sont plus les humains qui sentent, mais les matins, les miroirs, les voiles, les mots. Ce qui a pour effet d'abolir la frontière entre intérieur et extérieur : le monde devient symptôme de l’état du sujet. L’hypallage permet alors de relire le monde comme miroir animé du moi. Mais dans le même temps, l'hypallage trahit la perte de contrôle du sujet sur sa propre parole. Il ne « possède » plus les gestes, les émotions, qui passent, presque contraints par sa formulation, par les objets, les décors, les éléments. Brossant alors une ontologie flottante : les qualités glissent, les identités se déplacent. Poétique de l’aliénation douce, l'hypallage devient alors l’expression stylistique d’un moi dépossédé de lui-même, dans un monde animé, où les objets semblent dotés de conscience ou de mémoire. C'est là rejoindre une vision pré-cartésienne du monde, où la parole circule entre les choses et les êtres.
L’hypallage dans Et je mangeais ma peur y devient ainsi une figure de transfert et de trouble, comme si les choses parlaient à la place du poète, peut-être à travers lui. Elle dit un monde poreux, où le langage ne fixe rien, renversant la logique du sujet maître de ses affects, au profit d’un être en dialogue avec la matière sensible. Elle est l’écriture d’un monde hanté (le cimetière englouti).
Toutes ces figures de style, anacoluthe, oxymore, métaphore aquatique, synesthésie, hypallage, forment le style-pensée du poème. Elles ne décorent pas : elles portent la pensée elle-même. Elles disent un être qui tente de survivre dans le tremblement, entre la mémoire et le silence, entre la perte et le désir. Et sont, en elles-mêmes, une philosophie de l’écriture comme expérience existentielle.
#jJ #joeljegouzo #marcverhaverbeke #editionsdenotorietepublique #denotorietepublique #poesie #poésie #alfortville #librairieletabli @librairieletabli
Et je mangeais ma peur, Marc Verhaverbeke éditions de notoriété publique, juin 2025, 12 euros, ean : 9782919275083.
contact éditeur : denotorietepublique@aol.com
illustration : Juan Miro : René Char, Le Marteau sur la tête, Paris, vent d'Arles, en hommage à Marc Verhaverbeke qui, de René Char, découvrit et aima tant la poésie.