poesie
JE SUIS LA - poème de Mario Freire de Meneses
Je suis là, où je ne devrais pas être
Je suis là, mon Père me regarde,
Dans les yeux de l’assassin quand il tue
Je suis là, où je ne devrais pas être Les marches nazies de la mort -MIKLÓS RADNÓTI.
«Va-t’en pour toi, quitte ta terre, ton lieu de naissance.» (Genèse, XII, 1).
Voilà comment, par cet ordre donné à Abraham, commence l’histoire du peuple hébreu…
«Il faut laisser maisons et vergers et jardins» (Ronsard), note MIKLÓS RADNÓTI dans son carnet. Ne pas s’habituer. C’est pourquoi le thème de la marche est omniprésent dans la pensée juive : le peuple reçoit la Loi dans le désert où il erre quarante ans, puis, arrivé en Terre Sainte, il reçoit encore l’ordre de demeurer huit jours par an dans des cabanes. Et c’est pourquoi de nombreux maîtres prirent l’habitude de s’imposer des périodes d’exil, comme Rabbi Na’hman de Breslev, qui disait : «Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, de peur de ne jamais te perdre !»
Mais là, il s'agit d'autre chose, de tout le contraire même, d'un destin choisi, puisque ces marches abjectes dont il est question dans le texte de Radnoti sont celles imposées par le bourreau nazi.
MIKLÓS RADNÓTI écrit son dernier recueil de poèmes déporté dans un camp de travail. Fuyant l’avancée soviétique, les nazis poussent leurs prisonniers dans une marche forcée qui durera des mois. Une marche de l’épuisement.
«La mort, dans la poussière / ardente de la Voie Lactée /, marche et poudre d’argent / ces pauvres ombres qui trébuchent.»
Une marche imposée par le boucher nazi vers une destination de longtemps mûrie, celle de la mort bestiale. A la première halte, 500 prisonniers sont massacrés. Il en reste 400. Tueries, boucheries se succèdent.
«Toujours en quelque lieu l’on tue : au sein d’une vallée aux cils clos, sur une montagne fureteuse, n’importe…»
MIKLÓS RADNÓTI écrit encore, les pieds ensanglantés.
«Du mufle des bœufs coulent sang et bave, / tous les prisonniers urinent du sang, / nous piétinons là, fétides et fous, (…)», et meurt.
Marche forcée, MIKLÓS RADNÓTI , Œuvres 1930 – 1944, traduit du hongrois et présenté par Jean-Luc Moreau, éd. Phébus, avril 2000, 190p., 19 euros, EAN : 9782859406080
CAROLYN CARLSON, DIALOGUE POETIQUE AVEC ROTHKO
"A corner of infinity burns", saisi dans l’extase d’un mouvement imperceptible.
Sous la pression du désir, un pli de ciel noir sombre, menaçant et vide, "d’une simplicité à faire peur".
Carolyn Carlson n’a pas cherché à commenter Untitled (Black, red over black on red) de Rothko, mais renouant avec la vielle tradition de l’ekphrasis, cet art de faire parler un objet supposé muet, a tenté d’inscrire dans le regard qu’elle portait sur ce tableau l’archéologie d’un discours qu’elle se refusait à unifier pour ouvrir sa langue à ce qui n’en était pas. Car comment convertir le visible en énonçable ? Carolyn Carlson ne s’y est donc pas essayée mais a risqué tout de même un poème, cette langue autre, non en suture de deux espaces qui ne lui étaient pas aussi familiers que la danse (la peinture, l’écriture), mais comme plongeant au plus profond d’un savoir, d’une possibilité de connaissance plutôt, inscrite au cœur du savoir grec entendu comme mathèsis et dont la Tragédie est porteuse, un savoir éthique donc, plutôt que théorétique, et qui concerne le cœur même de la vie ordinaire. Et c’est depuis la forme poétique, elle qui danse, qu’elle a tenté ce dialogue surprenant, opérant dans la praxis encore une fois, et non dans le théorétique, ayant compris que seule la praxis apportait une véritable connaissance des choses.
Que faut-il donc pour qu’advienne le regard ? Carolyn Carlson épelle l’épaisseur du pigment, consigne la géométrie des gestes dans le cadastre d’un corps toujours en mouvement, le sien, installé dans un vocabulaire volontiers sombre, sinon apocalyptique.
Elle contemple l’œuvre qui ne signifie rien mais se complaît à être, "mysterium ineffabile" affirme-t-elle un peu facilement, un monde tel qu’il dit être, ramenant encore abusivement l’œuvre à son créateur, dont on sent bien que le génie l’habite et fugace, à ses côtés Carolyn imagine : Rothko marche le long d’un torrent "enroulé dan ses rives de broussailles", pour aller plus loin asseoir la Mélancolie comme Rimbaud le fit de la Beauté sur ses genoux, "tourbillons de poussière en furie". Oui, certes, il y a bien tout ce vocabulaire compassé du génie, de la folie, du furieux dans l’acte de création mais qu’importe, à ne cesser de recouvrir le rouge de sa brosse et la pénombre d’un noir d’ébène, en écrivant cette lettre forte, émue, Carolyn ameute tous les ciels usés par nos lèvres, nos mains, pour dire l’extase de se ruer si bien dans l’éprouvant Voyage. Carolyn s'équipe en Rothko, robe noire, stature souveraine, observe longuement les lunettes cerclées de noir qu’il porte, comme un objet immense imposant au regard son horizon.
Rothko rêvait que l’on eût le courage de disposer l’un de ces lieux uniques qui n’aurait proposé au visiteur qu’une toile à contempler. Nous y sommes. De scènes blessées en rivages brûlants, on sent la fièvre monter et la peinture gicler et Carolyn tout au plaisir, inentamable, de se tenir face à cette toile, événement mystérieux descendue d’un ciel fatigué, celui où nous nous efforçons d’ordinaire de ne jamais rencontrer aucune œuvre. --joël jégouzo--.
Dialogue avec Rothko, Carolyn Carlson, éd. Invenit, coll. Ekphrasis, janvier 2012, 64 pages, 12 euros, traduit de l’américain par Jean-Pierre Siméon, EAN13 : 9782918698272.
POEME DE MARCEL PROUST : Anton Van Dyck
Anton Van Dyck Douce fierté des coeurs, grâce noble des choses,
Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois ;
Beau langage élevé du maintien et des poses
Héréditaire orgueil des femmes et des rois !
Tu triomphes, Van Dyck, prince des gestes calmes,
Dans tous les êtres beaux qui vont bientôt mourir,
Dans toute belle main qui sait encor s'ouvrir...
Sans s'en douter, qu'importe, elle te tend les palmes !
Halte de cavaliers sous les pins, près des flots
Calmes comme eux, comme eux bien proches des sanglots ;
Enfants royaux déjà magnifiques et graves,
Vêtements résignés, chapeaux à plumes braves,
Et bijoux en qui pleure, onde à travers les flammes,
L'amertume des pleurs dont sont pleines les âmes,
Trop hautaines pour les laisser monter aux yeux ;
Et toi par-dessus tous, promeneur précieux
En chemise bleu pâle, une main à la hanche,
Dans l'autre un fruit feuillu détaché de la branche,
Je rêve sans comprendre à ton geste et tes yeux :
Debout mais reposé dans cet obscur asile
Duc de Richmond, ô jeune sage ! - ou charmant fou ? -
Je te reviens toujours... -. Un saphir à ton cou
A des feux aussi doux que ton regard tranquille.
image : Van Dyck, Dédale et icare...
Halloween ? Non : LA PEAU ET LA MORT, d’ALEKSANDER WAT
Un squelette qui se respecte Aleksander Wat (1990 – 1967). Non daté. Traduit par les soins du Courrier du Centre International d’etudes Poétiques, n0 189, janvier-mars 1991, Bibliothèque Royale, Bruxelles, issn : 0771-6443.
Image : Wat, parue dans la revue polonaise Notatnik frustrata, środa, 12 października 2011.
LE BUTIN DES PUISSANTS (O. V. de L. Miłosz 1877 – 1939)
"J’allais vers les pauvres… D’un monde où l’on ne pense pas ce que l’on dit à un monde où l’on ne peut dire ce que l’on pense (…). Car le Beau n'est rien autre que le commencement du terrible…
TOUT ANGE EST TERRIBLE (Rainer Maria Rilke)
"Ô heures de l’enfance CREPUSCULE DE LA METAPHORE, de Jan Brzękowski (1929)
"l’œuvre d’art est une allusion fermée à la réalité", Tadeusz Peiper.
L’Institut polonais de Berlin présente jusqu’au 10 novembre 2011 des œuvres de l’avant-garde polonaise constituée autour de Jan Brzękowski , œuvres issues de la collection d’Egidio Marzona, dans le cadre d’une exposition intitulée "Kilométrage - Jan Brzękowski et ses univers artistique."
Jan Brzękowski (1903-1983) – poète, théoricien de la poésie et écrivain, s’était installé à Paris dès 1928, où il animait la revue signalée plus haut, avec le groupe a. r., formé autour de Władysław Strzemiński, Katarzyna Kobro et Julian Przyboś.
Ce groupe avait ouvert le premier musée d’art moderne à Łódź dans les années 30, ainsi qu’un immense centre d‘art contemporain au cœur de friches industrielles où des communautés d’artistes vinrent vivre là un peu comme le firent par la suite les artistes new-yorkais de la Factory.
Théoricien de la poésie, Jan Brzękowski fit paraître dans le premier numéro de la revue l’Art contemporain une longue analyse sur le sens de la métaphore dans la création littéraire contemporaine, dont voici quelques extraits :
“Il n’y a pas longtemps, la métaphore était l’attribut le plus réel de la poésie nouvelle, (…) avant-dernière marche de la nouvelle réalité poétique. (Parmi ses pionniers), il faut considérer les Mots en liberté de Marinetti qui, n’employant que des morceaux autonomes et non liés d’images (les substantifs concrets et abstraits) ne comprenait pas les relations de fonction qui existaient entre eux. (Ce faisant, il travailla sans le vouloir sa poésie pour en faire une sorte de métaphore étendue. (…)
Mais on ne peut écarter le fait que toute “métaphore est en même temps une épreuve de classification. C’est-à-dire, en principe, qu’elle est abusive, comme tout ce qui classifie. La conscience de son caractère abusif clairement perçue laisse entrevoir comme un sentiment de protestation contre l’impossibilité de connaître quoi que ce soit, protestation qui, en soi, est déjà porteuse d’une valeur critique de premier ordre.
Car “La métaphore embrass(ant) en même temps la réalité vitale et abstraite, ne fait qu’exprimer un conflit métaphysique. Ses éléments, (articulant) différentes réalités qui sont parfois liées par des rapports très éloignés (quelque fois ne pouvant être que vaguement sentis) provoquent certes l’étonnement, épiderme de la sensation artistique” (…), qui explique que “la métaphore n’en (soit) pas moins devenue l’instrument de compréhension et d’expression de la vie moderne. (…)
“Les années dernières semblent vouloir rectifier l’hypertrophie de la métaphore en cherchant des valeurs nouvelles dans la phrase et dans l’idée. (…)
“Les surréalistes ont attaqué avec violence la métaphore. Ils avaient choisi pour méthode la production irrationnelle des images –l’écriture mécanique (sic ! Jan semble ne pas connaître l'expression d'écriture automatique...)
Bréton (resic quant à l’orthographe d’André !), aussi bien que Marinetti propage le culte de la fantaisie pour en faire la méthode unique de création. Avec cette différence que Marinetti emploie les mots dans leurs rapports concrets logiques, tandis que Bréton (bien malgré lui) se sert de l’image pour produire ses effets poétiques. Nous faisant ainsi passer du mot concret autonome unique à la métaphore image, qui est déjà l’expression du rapport de fonction existant entre deux réalités bien distinctes.L’ensemble du poème devient ainsi l’équivalent d’un sentiment métaphysique.
Or “ l’œuvre d’art, comme le dit Tadeusz Peiper, est une “allusion fermée à la réalité”. Cette charge électrique de l’allusion est la chose la plus importante dans l’art. Par son identification avec la réalité, certains mouvements passéistes se sont complètement déchargés de cette vocation et ont oublié qu’on ne range dans le domaine de l’art que ce qui dépasse les limites de la nature et qui est artificiel.
“La poésie nouvelle a produit surtout un appareillage nouveau. Le matériel poétique ne s’est changé que peu. La ville et la machine ont élargi évidemment la sphère de ce qui est poétique, (…) mais d’après les statistiques d’Ozenfant, la fréquence des expressions (la nuit, etc.) stéréotypées de la poésie classique n’a pas beaucoup changé. (…)
Ajoutons à cela que le signe caractéristique de la vie moderne est sa vitesse et son intensité. On comprendra alors que le trait essentiel de la poésie contemporaine soit le raccourci, non la métaphore. L’abréviation, devenue source d’émotion plastique : l’abrégé est la valeur la plus essentielle de la construction poétique. Rejeter les détails inutiles et onéreux. Tenir l’ellipse comme principe essentiel de la modernité.
Voilà peut-être pourquoi le surréalisme a fait de l’ellipse la force créatrice par excellence. Car elle est enracinée dans la subconscience dont la caractéristique majeure est de s’opposer puissamment à l’intellectualisme de notre siècle.
Seuphor, poète lettriste, qui lie les mots d’après leurs inclinaisons attractives adossées au vocabulaire du subconscient, ou d’après le mouvement visuel des images qu’ils provoquent, comme dans le mouvement de certains films d’avant-garde, en est le meilleur exemple.
“Le lyrisme condensé existant dans les valeurs des mots en fonction d’eux-mêmes nous donne une image-notion qui paraît être le but de la poésie nouvelle. La méthode créatrice du laboratoire poétique est l’extraction de ce lyrisme dans sa forme pure, sans produits latéraux. L’image-métaphore, qui n’est pas le symbole d’une tension, mais son équivalent.”
Exposition de l’Institut polonais à Berlin et de la collection Marzona. L’événement est accompagné d’une publication de la maison d’édition Verlag der Buchhandlung Walther König. Du 9 septembre au 10 novembre 2011. Institut polonais, Burgstrasse 27, 10178 Berlin, Allemagne
http://berlin.polnischekultur.de/index.php?navi=013&id=675
Revue L'Art contemporain, rédaction : 21, rue Valette, Paris 5ème, n°1, Kilométrage 0, janvier 1929, cote FN 14608, BNF. Images : textes de Jan Brzękowski.
Ponctuation poétique : Axël, de Villiers de l'Isle-Adam
"Vivre ? Non. - Notre existence est remplie et sa coupe déborde !
Quel sablier comptera les heures de cette nuit ?
L'avenir ?... Sara, crois-en cette parole : nous venons de l'épuiser.
(...) La qualité de notre espoir ne nous permet pas la terre. Que demander, sinon de pâles reflets de tels instants, à cette misérable étoile où s'attarde notre mélancolie ?
La Terre, dis-tu ?
(...) C'est elle, ne le vois-tu pas, qui est devenue l'illusion !
Reconnais-le, Sara : nous avons détruit dans nos étranges coeurs l'amour de la vie - et c'est bien en Réalité, que nous sommes devenus nos âmes. Accepter désormais de vivre ne serait plus qu'un sacrilège envers nous-mêmes.
Vivre ? Les serviteurs feront cela pour nous."
Mallarmé, sur Villiers de l'Isle-Adam :
"Nul, que je me rappelle, ne fut, par un vent d'illusion engouffré dans les plis visibles, tombant de son geste ouvert qui signifiait "Me voici", avec une impulsion aussi véhémente et surnaturelle, poussé, que jadis cet adolescent ; ou ne connut à ce moment de la jeunesse dans lequel fulgure le destin entier, non le sien, mais celui possible de l'homme ! la scintillation mentale qui désigne le buste à jamais du diamant d'un ordre solitaire, ne serait-ce qu'en raison de regards abdiqués par la consience des autres.
Je ne sais pas, mais je crois, en réveillant ces souvenirs de primes années, que vraiment l'arrivée fut extraordinaire, ou que nous étions biens fous ! les deux peut-être et me plais à l'affirmer.
(...) ce candidat à toute majesté survivante, d'abord élut-il domicile chez les poètes (...).
(...) Rien ne troublera, chez moi ni dans l'esprit de plusieurs hommes, aujourd'hui dispersés, la vision de l'arrivant. Eclair, oui, cette réminiscence brillera selon la mémoire de chacun, n'est-ce pas ? des assistants."
(Mallarmé, Divagations)