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26 octobre 2013 6 26 /10 /octobre /2013 04:46

limbes"Bavasser" serait-il donc l’ultime langage de l’humanité ?


Beckett supposait l’échange verbal saturé de mauvaise compréhension.
C’était du reste une attitude qu’il partageait avec les philosophes allemands du langage, qui depuis le XVIIIe siècle avaient battu en brèche la claire compréhension cartésienne.
La "machine verbale", plutôt que d’accoucher de l’humanité, n’en finissait plus de produire des monstruosités et des significations débiles – nous en savons quelque chose désormais.
Et l’homme en souffrait. Tiré à hue et à dia , l’"ou-bien" le faisait vaciller : tel l’âne de Buridan, comment choisir entre deux significations fondamentalement privées de sens ?
Ne parvenant pas à éviter le marécage de l’entre-deux, nous bavassions depuis sans grande conviction…

L’hommage de Nancy Huston à Beckett n’est au fond qu’une leçon de langue beckettienne. Comme si cette dernière était une matière dont chacun pouvait disposer désormais. Sans doute parce qu'après Beckett, il est devenu difficile d’habiter tranquillement sa langue… Et qu'il semble en rester une pour dire cette difficulté : celle de Beckett, précisément. Curieux paradoxe... Ou curieux aveuglement : toute langue ne se déploie-t-elle pourtant pas sur son manque de substance ? Si bien que faire de Beckett un idiome, ne revient-il pas à vouloir combler l’entre-deux qu’il avait pointé ? Et se mettre dès lors à parler une langue morte, de trop bien savoir l’exprimer... L’inquiétude qui avait poussé Beckett à parcourir une langue aux usages vacillants a disparu ici, pour faire place à une belle habileté d’écriture, trop convenue pour n’être pas, justement, l’empêchement de la langue que Beckett dénonçait. 


Limbes/Limbo, Hommage à Samuel Beckett, Nancy Huston, Actes Sud /Leméac, coll. Un endroit où aller, nov. 2000, 58p.,
ISBN-13: 978-2760921788.

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24 septembre 2013 2 24 /09 /septembre /2013 04:53

romicide-new.jpg"Après tout, les gens du voyage, c’est rien que des gens sans importance"...

 

 Rennes. Une vie de petits boulots à désosser les carcasses des bagnoles pour en tirer quatre sous. Flashback : la Hongrie en 1942. Les milices des Croix fléchées organisent leur chasse aux rroms – Le Zigeunfrei… En Europe, l’éradication massive des populations nomades vient de commencer. Et aujourd’hui, dans la banlieue de Rennes, les survivants sont acculés à vivre dans la précarité. Comment survivre dans pareil dénuement ? Des centres de rétention ont discrètement été ouverts par l’administration française. La vase plutôt que la boue, aux portes des caravanes. Rennes, de nos jours. Dans un rouleau de moquette, la police trouve un corps. Les pieds découpés. La PJ enquête : il s’agit du cadavre d’un homme de soixante-dix ans. Rinetti, le gardien du camp des rroms, né à Ivry-sur-Seine, fils d’immigré italien, subit la pression des flics pour de mauvaises casseroles qu’ils traînent derrière lui. Il doit jouer les indics. Lui, l’ami des rroms jusque là. Qui se rappelle la grande rafle de 1992 (déjà). Et avant cela, les fréquents séjours des militants de l’ETA en quête d’une étape de confiance. Irlande, Pays Basque, se dessine une fraternité européenne des ex-peuples en lutte. Une histoire d’exilés, de squats, celle aussi d’une mémoire très ancienne des répressions qui frappèrent le peuple rrom en France : dans le camp, on sait encore raconter les Brigades de Clémenceau, fichant systématiquement les rroms pour constituer un fichier (au fait, qu’est-il devenu ?). Ou bien les sales besognes de l’Administration française, internant les rroms dans ses camps, comme celui de Fargeau, de Montreuil-Belley, de Pontivy et tant d’autres, avant de les livrer aux nazis… Des rroms venus d’Europe de l’Est pour finir assassinés en France. Rennes, de nos jours. La PJ organise une rafle. Sait-on jamais : l’assassin du vieux pourrait être l’un des leurs. Une obscure vendetta, une vengeance : l’homme avait trahi les siens, il y a des années de cela...

De beaux portraits d’exilés dans ce polar qui obtint le Prix du Polar SNCF en 2001. Un roman entièrement révisé, annonce l’éditeur, qui cependant s’achève sur une vision par trop commode du monde rrom des camps, à mettre en avant l’omerta qui devrait y régner –mais quand on énonce "Omerta", on tait les raisons du silence des gens de peu, des exclus, des pourchassés. Silence que l’on assimile par un jeu langagier convenu à celui des mafieux ! Or, une société fragile ne peut être qu’une société de la prudence, de la méfiance, de l’aphasie. C’est cela que le roman rate en filant au plus court une fable que l’on ne nous a que trop servie. Dommage, il y avait de la richesse dans ce travail, et matière à écrire un autre polar, peut-être même dans un autre décor, pour laisser surgir la voix des rroms ! 

 

Romicide, de Gianni Pirozzi, Rivages, nouvelle édition août 2010, coll. Rivages/Noir, 203 pages, 7,50 euros, ISBN-13: 978-2743620912.

 

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18 juin 2013 2 18 /06 /juin /2013 04:18

MA.jpgUn cours d’Alain Viala, passionnant, érudit, la Ballade des pendus pour ouvrir à cette superbe leçon de littérature, lue par Mesguich.

Quel poème, à l’écouter aujourd’hui ! Ecrit en prison par Villon, condamné à être pendu. Quel écho dans nos vies, et quel étrange plaisir à l’entendre. C’est du reste de cette relation singulière d’un poème écrit il y a des siècles à son écho en nous aujourd’hui, dont nous entretient Viala. Quelle rencontre est possible avec ces représentations que les homme se sont faites, soumises à nos imaginaires contemporains, à notre réflexion, à notre compréhension, qu’elle passe par la raison ou par l’émotion ? Quelle rencontre quand l’usage demeure si personnel, si intime, laissé en l’occurrence à l’appréciation de chacun par ces lectures que nous donnent Viala et Mesguich. Rencontre certes préparée, balisée, organisée par un appareil critique savant nous guidant dans ce fabuleux Moyen Âge, pour que cette part commune, la langue que la littérature nous offre en partage, puisse vivre en chacun et vivre elle-même dans l’inouï de ses temporalités multiples, là où demeurent les textes littéraires. Villon dans sa cellule, angoissé, moi dans mon salon. Comment un tel texte peut-il m’atteindre ? Comment résoudre au demeurant cette question si compliquée de la destination d’un texte ? Le texte littéraire ne s’impose pas : il s’offre. Lié à une situation, il peut être lu dans une autre. Mais qu’est-ce qui dure dans un texte ? Qu’est-ce qui change ? Pourquoi cette plainte du condamné m’émeut-elle encore ? Qu’est-ce qui est perdu ?

C’est cette présence que l’historien de la littérature explore. Cette présence et cette absence, magnifiquement, chaque fois faisant l’effort de situer les enjeux, les contextes, les mentalités. Car comment explorer un tel corpus ? En acceptant d’être dépaysé, répond Viala, c’est-à-dire en commençant par ne pas projeter nos propres catégories mentales sur ces textes. Car pour bien entendre les textes du passé, il faut accepter leur différence. Et la leçon de Viala de me rappeler aussitôt un séminaire de K. Pomian, nous demandant de bien réfléchir à la question inaugurale de son cours : qu’est-ce qu’un esprit du XXème siècle peut comprendre à cette littérature du début du XIXème structurée par le paradigme de l’Esprit Saint ?

Les choix de Viala sont intelligents : pour explorer cette littérature française, il a construit un corpus de trois cent textes, en adoptant pour critères ceux des textes les plus lus, les plus cités, les plus étudiés, imités, édités… Ces textes qui constituent le fonds de la culture française. Dans ce coffret dédié au Moyen Âge, inutile de dire qu’il ne suit pas à la lettre sa méthode : il déborde constamment, tant le pousse l’amour de la littérature, et nous fait découvrir des œuvres plus rares. Sublime Moyen Âge donc, plus de dix siècles au cours desquels devait surgir brusquement une langue nouvelle, romane, donnant très vite à entendre cet univers qu’elle inventait, de la poésie au roman, la souveraineté d’un art qui désormais allait commander notre rapport au monde.

  

 

 

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE VOL 1, LE MOYEN ÂGE - UN COURS PARTICULIER DE ALAIN VIALA ILLUSTRÉ DE TEXTES LUS PAR DANIEL MESGUICH, Coll. PUF – Frémeaux, Direction artistique : Claude Colombini à l'initiative de Michel Prigent, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, Nombre de CD : 5

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18 avril 2013 4 18 /04 /avril /2013 04:16

 

Linguisterie… J.C. Milner en adopta le terme lors d’un cycle de ses conférences à l’Ecole de la Cause freudienne dans les années 98-99, à propos de Lacan et au-delà, pour tenter d’expliquer le déclin de la linguistique en France, ou plutôt, le désintérêt de plus en plus marqué des intellectuels français à son endroit et regretter que la linguistique ne demeurât pas le paradigme structurant notre histoire contemporaine, ainsi qu’elle l’avait été à l’époque du structuralisme. Exit le linguistic turn, le paradigme de l’Histoire reprenait le pouvoir, encore que le pictural turn lui volait déjà la vedette, reprenant à nouveaux frais les problèmes posés par la langue et son site dans nos histoires singulières autant que dans l’histoire intellectuelle, en particulier en ce qui concernait le problème des frontières.

Qu’y a-t-il, justement, à propos de frontière, de l’autre côté de la frontière que la langue dessine ?, se demandait alors Miller. Qu’y aurait-il, qui ne s’articulerait pas en propositions données de significations ?

La signification, précisément, Milner en faisait la frontière de la langue, sévère, arbitraire, coercitive et restrictive au point de nous contraindre presque, au terme d’un bilan assez lourd, de refuser pour le coup la linguistique, toujours trop du côté de la signification, plutôt que du sens. Non sans raison, Milner souhaitait que cette dernière ne fît pas trop frontière dans le langage, au sein duquel la langue ne touche au réel qu’en laissant de côté la signification (l’effet Finnegan’s Wake).

Reprenant à son compte les apories de Wittgenstein, Milner réaffirmait que "l’analyste doit penser ce qui ne se laisse pas penser", tout en se plaisant à considérer que penser, en ce qui concernait l’analyste, n’était au demeurant pas le bon terme.

Montrer, dire. Rêver peut-être. Et encore : le rêve ne montre pas, il dit semble-t-il. Mais ce qu’il dit, il le montre, bien que l’inconscient ne soit pas exposable comme l’est une œuvre d’art…..

Avec Lacan, Milner voulait dans cette conférence nous encourager au fond à travailler les deux côtés de cette frontière de la signification, pour en affirmer le caractère non essentiel. Ralliant pourtant secrètement la cause de Wittgenstein, certifiant qu’il ne peut exister de langage privé –pas même celui de l’inconscient, dont la grammaire est si précise- Milner concluait par une pirouette : en révéler les règles serait le dissoudre. Mais dans quoi ?

Qu’on se rappelle à présent la proposition énigmatique de Wittgenstein : "ce dont on ne peut parler, il faut le taire". S’il y a frontière dans le langage, la signification est d’un côté, pas de l’autre… Mais pour qu’il y ait frontière dans la langue, il faudrait qu’il y ait des choses ou des événements qui se diraient dans une autre langue, éprouvée, éprouvante, capable de s’énoncer hors de toute proposition de signification…

Ici, la logique du langage se séparerait en effet de la linguistique, pour refluer du côté de la linguisterie –Lacan en ouvrit la voix… A la manière d’un cuistre parfois, dirent certains. A ce qui résiste au langage en fait, tant il est vrai que dans le vocable "manière" s’annonce autre chose, qui est de l’ordre de la "main". A la "façon" dirais-je, au sens que Descartes donnait à ce mot, capable de jeter un pont entre la sensation et la raison. Et en frappant l’ensemble de la communauté savante de ce paradoxe que choisir la linguistique, au fond, c’était choisir que la langue fasse frontière, subsumée sous les ordonnances des grammairiens. Or Lacan ne cessa d’user d’effets de bord pour s’arrimer au sens et tenter l’échappée belle du sens hors de la signification…

Alors maintenant, savoir s’il existe ou non des langages privés… Milner n’en dit pas grand chose à vrai dire dans cette conférence, sinon que tout sujet parlant obéit aux règles de manière privée.

En fin de compte, si le langage suppose des disciplines, Lacan travaillant ses phonèmes et Wittgenstein le silence où selon lui s’épuise l’ordre du privé, parler, c’est peut-être refuser de s’installer dans une présence pleine. Ou l’être à la limite. Où se comprendre et comprendre l’autre n’échouerait pas (totalement) devant l’artifice des énoncés –ces procédures qui finissent par réduire au silence et à l’absence.

De quel côté de la langue se tenir ? Si le langage n’est pas privé de sol, on ne peut s’y jeter qu’à corps perdu, là où le concupiscent et l’irascible en fonde l’occasion. Car de quoi la langue a-t-elle la charge ? De ce que le sens ne soit pas une chose, mais un dialogue où le dehors ne cesse d’affluer. Le débord des mots. Qui est peut-être l’objet réel de tout échange et conduit nos échanges à leur ruine, cet objet le plus caractéristique du monde contemporain, qui feint éternellement de se taire. Encore faut-il résister là encore, de nouveau, à la tentation de l’entente réfléchie avec ce dehors. Du fond de cette ruine, il n’y a pas que du langage à faire signe : il y a l’être, jamais installé comme présence pleine.

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22 mars 2013 5 22 /03 /mars /2013 05:47

 

Proust-lettres.jpg"Puisque le genre sublime ne me va pas, j’essaierai du bourgeois." (Proust à son grand-père, 1886).

Une édition nouvelle de la correspondance de Marcel Proust. On pourrait s’en étonner, la Kolb, en vingt-et-un volumes demeurant la référence en la matière. Celle-ci toutefois ne représentait que le vingtième de la correspondance totale, montrant assez d’une part qu’il reste beaucoup à publier encore, et qu’en pareille occasion, il est toujours tentant d’écarter de son choix toutes les lettres qui contreviennent à l’image que l’on veut donner du grand auteur génial… Kolb n’a pas failli. L’édition Plon nous restitue de fait certains passages tronqués de l’édition princeps, corrige nombre d’erreurs de datation, exhume les lettres égarées, oubliées, etc. … 627 lettres inédites au total font ainsi surface. Des lettres qui donnent une tout autre image de Proust, que l’on découvre ici très au fait de l’actualité de son temps, littéraire, scientifique, philosophique (il correspondait avec Bergson), politique, et surtout très actif quant à sa notoriété.

Mondain, Proust cherchait à plaire, collant la plupart du temps à l’attente de son lecteur, flattant, flagornant, se délectant de sa propre obséquiosité, disant tout et son contraire, convaincu que les faits n’existent pas, seul comptant leur écho…

Les lettres sont pourtant privées dans cette édition. Mais cette correspondance relève au fond moins de l’intime que de la volonté de construire un personnage public, façonné avec componction ligne après ligne.

Les lettres les plus intimes, elles, semblent avoir été détruites dans leur quasi totalité, dès la mise en œuvre de la première correspondance Kolb par le frère de Proust, qui voulait édifier un monument à sa gloire. Il y a bien cette correspondance avec sa mère, qui nous livre un Proust bêtifiant, et ces quelques lettres à Reynaldo où se dévoile toute la jalousie de Marcel. Mais c’est bien tout. Le lecteur attiré par les petits travers de la personne humaine restera sur sa faim.

Reste un formidable objet d’étude, sur le roman français contemporain de Proust par exemple, ce dernier n’ayant cessé de le commenter au gré de ses lectures, d’une immense complaisance certes, mais balayant tout de même un paysage exhaustif, dont la médiocrité l’emporte. On y trouve donc un Proust s’extasiant ou se récriant selon l’attente de son lecteur et colportant ce qui se dit –là est tout l’intérêt de l’exercice.

Une correspondance affectée donc, calculée, de complaisance, dévoilant un comédien qui sait exactement quelle flatterie livrer pour obtenir les grâces de tel, quel bon mot lâcher pour rester en faveur auprès de tel autre poids lourd des Lettres françaises –lesquelles, à cette distance, paraissent aussi vaines qu’elles le sont aujourd’hui, soit dit en passant…

Proust intrigue. Il suit les débats esthétiques, participe aux querelles mondaines et finit par développer une connaissance pertinente de ce milieu, au sens où il sait bientôt quelle place pourra y être la sienne. On le voit donc esquisser son style, lancer des ballons d’essai, préciser prudemment ses décisions esthétiques, dessiner peu à peu les thèmes de la Recherche, tester des façons naissantes, stabiliser petit à petit les formules qu’il incorporera plus tard dans son œuvre. Mieux que quiconque, Proust a compris qu’être écrivain, c’est savoir se positionner dans le champ littéraire, pour mettre en place la stratégie discursive et littéraire qui lui permettra d’occuper cette place. Possédant à la perfection cette connaissance, il saura bien vite trouver les critiques, les auteurs, les journalistes dont il lui faudra s’entourer pour conquérir la gloire.

  

Marcel Proust, Lettres 1879 – 1922, Plon, janvier 2013, 1353 pages, ISBN-13: 978-2259185059.

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10 septembre 2012 1 10 /09 /septembre /2012 05:46

limbes"Bavasser" serait-il donc l’ultime langage de l’humanité ?
Beckett supposait l’échange verbal saturé de mauvaise compréhension.
C’était du reste une attitude qu’il partageait avec les philosophes allemands du langage, qui depuis le XVIIIe siècle avaient battu en brèche la claire compréhension cartésienne.
La "machine verbale", plutôt que d’accoucher de l’humanité, n’en finissait donc plus de produire des monstruosités et des significations débiles – nous en savons quelque chose désormais.
Et l’homme en souffrait. Tiré à hue et à dia , l’"ou-bien" le faisait vaciller : tel l’âne de Buridan, comment choisir entre deux significations fondamentalement privées de sens ?
Ne parvenant pas à éviter le marécage de l’entre-deux, nous bavassions depuis sans grande conviction…

L’hommage de Nancy Huston à Beckett n’est au fond qu’une leçon de langue beckettienne. Comme si cette dernière était une matière dont chacun pouvait disposer désormais. Sans doute parce qu'après Beckett, il est difficile d’habiter tranquillement sa langue… Bien qu'il semblait en rester une pour dire cette difficulté : celle de Beckett, précisément. Curieux paradoxe... Ou curieux aveuglement : toute langue ne se déploie-t-elle pourtant pas sur son manque de substance ? Si bien que faire de Beckett un idiome, ne revient-il pas à combler l’entre-deux qu’il avait pointé ? Et se mettre dès lors à parler une langue morte, de trop bien savoir l’exprimer... L’inquiétude qui avait poussé Beckett à parcourir une langue aux usages vacillants a disparu ici, pour faire place à une belle habileté d’écriture, trop convenue pour n’être pas, justement, l’empêchement de la langue que Beckett dénonçait.


Limbes/Limbo, Hommage à Samuel Beckett, Nancy Huston, Actes Sud /Leméac, coll. Un endroit où aller, nov. 2000, 58p.,
ean : 9782760921788.

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9 septembre 2012 7 09 /09 /septembre /2012 05:21

 

négropolis"Dans la cité, les jeunes connaissaient Malcom X mais pas Franz Fanon".

 

 

Bad boys au garde-à-vous. Chacal fait son entrée. Maillot rouge des Chicago’s Bulls. Baggy noir, la jactance affermie aux biceps. Un gang, et puis un autre, Miko aux commandes et Joris le sage, ou peu s’en faut, au milieu de leur débandade. Une violence si grande est enracinée dans l’île, reconduite de génération en génération, blessées, toutes. Avec la drogue au centre de toute cette brutalité, économie parallèle, quand il ne reste que cela, dans les banlieues françaises comme dans ces lointaines îles que la France croit encore piloter. Les Antilles. De toute façon, la France ne leur a servi que cela sur un plateau : elle est le meilleur marché possible pour la drogue d’Amérique du sud. Chacal donc s’avance, au milieu de sa cour. Balais de twingos plutôt que de BM ou de Benz noire. Pour la discrétion. Que les flics ne leur collent pas au cul. C’est ça les gangs dans les Antilles d’aujourd’hui. Les Antilles… Dans toute leur modernité sordide. Du béton partout sous les pattes des natives, pour un horizon sans issue. Le béton, matrice de cette violence suicidaire, partout la même, celle que la Nation a offerte à ses pupilles. Le crack en sus avec ses machinations morbides. Pays en détresse. La gouaille us aux lèvres. Chacal a fait appeler Joris, l’enfant du pays, qui respire comme halète la forêt guyanaise, sauvage, brutalisée, anéantie mais forte toujours de ces ressources muettes. Il lui apprend que son frère était un dealer, qu’il vient de se faire buter en plein cœur de Paris en laissant un magot de cinq millions d’euros on ne sait où, et que ce magot, il lui appartient à lui, Chacal. Joris a mille services du coup à rendre à Chacal, qui décolle bientôt avec son gang pour récupérer son fric. Une première : aucun d’entre eux n’a jamais mis les pieds sur cette terre nourricière… Paris donc. Avec ses embrouilles de cité, ses gangs de banlieue, les familles d’immigrés des arrière-pays colonisés entassés dans des taudis pour y croupir comme des malpropres. Retour aux sources en quelque sorte, puisque c’est Paris qui leur a donné à tous, et pour l’éternité, leur identité d’immigrés. Les flics savent déjà, subodorent une guérilla urbaine, tandis que Joris découvre qui était réellement son frère et qu’il lui faut prendre à présent des décisions de chef de gang, qu’il n’a jamais voulu être. Bad boys et rappeurs de la horde noir scandent leur zouk d’uzi, loin, très loin du zouk love des radios abruties qui distillent sur les ondes nationales leur guimauve à deux balles. De partout rappliquent les ados des cités, prêts au combat tant ils s’ennuient. L’extrême-droite aux aguets, les politiques à deux pas, comme un mensonge auquel on demande aux gamins de croire. Et Joris, contraint d’affronter in fine Chacal et toutes leurs conneries de guerres à tous qui n’en finiront jamais. Joris, un monde de valeurs à lui seul, dans un monde qui ne peut plus en adopter aucune. Chacal meurt donc, assassiné, déclenchant la levée des armes, des exécutions sommaires, des lynchages sordides. Une vie de désespérée, taillée dans une langue volontiers lyrique pour dessiner la vision d’un monde qui a fini par pourrir sur ses propres pieds. Un monde détruit, celui d’une culture communautaire, celle des cités en particulier, qui s’est développée sur ses propres ruines, privée de ses racines, sans culture véritable : ils se prennent pour des blacks, écrit l’auteur, alors qu’ils n’en sont pas. C’est tout le drame de la diaspora française qui se joue là, cette diaspora doublement déracinée, de sa culture antillaise comme de sa culture française. Un constat amer, sans répit, sans issue.

 

Négropolis, Alain Agat, La Manufacture de livres, janvier 2012, 254 pages, 17,90 euros, ean : 9782358870313.

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6 septembre 2012 4 06 /09 /septembre /2012 08:39

goliarda-sapienza-moi-jean-gabin.jpg"Essaie de vivre libre, toi, et tu verras le temps qu’il te reste pour dormir"…

 

 

S’il fallait n’en lire qu’un, lisez ce roman, autobiographique, de Goliarda. Mais qu’il serait dommage de l’enfermer dans le catalogue de l’invraisemblable rentrée littéraire 2012, tant il en déborde !

On connaissait de Goliarda L’art de la Joie, le Fil d’une vie. Voici enfin traduit ce texte qu’elle écrivit dans les dernières années de sa vie, tout à la gloire de l’enfance, ce rêve d’être, à tout jamais glorieux dans sa nudité même.

Militante presque par tradition familiale, caressant des idées anarchistes plus qu’elle ne l’avouait, rétive, née dans une famille éprouvée autant par l’adversité du fait de son engagement politique que par les maladies, Goliarda témoigne, sans commune mesure dans ce quartier invraisemblable de Catane, la Civita, de ce qu’il en coûte de vivre quand on ne veut pas renoncer à ses idéaux.

Fidèle à Pirandello, elle qui quitta tôt l’école pour courir les rues malfamées de la Civita et quelques années plus tard fonder une troupe de théâtre d’avant-garde, T45, elle qui joua pour Visconti (Medea, Senso), si elle vint à l’écriture en 1958, ce fut pour ne jamais connaître la notoriété –dont elle se souciait comme d’une guigne à vrai dire, non sans raison.

Io, Jean Gabin, c’est l’histoire de son enfance, d’une enfance prise dans les rets de l’Histoire, le Duce sur les talons et Gabin pour idéal, rebelle, traqué, à court d’amour mais crâne, pris au piège de la casbah d’Alger. Gabin qui lui apprend à aimer les femmes, à aimer les hommes, à aimer la Civita, à jamais immature mais droit dans ce livre écrit sous le règne de Thatcher et le triomphe de pacotille du libéralisme économique, qui lui fait se demander ce qui a bien pu s‘effondrer dans l’histoire des hommes pour qu’ils aient pareillement évacué de leur conscience toute exigence démocratique.

Un livre de traversée en somme, du battement fébrile d’une histoire en rupture, cercueil et berceau avec au loin la mer immense, la Méditerranée dressée aujourd’hui comme un mur entre les civilisations, avec sur l’autre rive justement, l’algérienne, Gabin rêvant un autre monde et courant à corps perdu se lover dans la casbah d’Alger. Goliarda sur les talons, aux prises avec le doute d’avoir voulu, si tôt, séjourner dans cet espace du beau déserté par la gente humaine. L’envie lui prend alors de défier les foules immenses, de bousculer ces brutes déguisées en êtres humains, déguisées en messieurs, démocrates de pacotille qui ne cessent de briser la Civita.

Io, Jean Gabin, c’est le fil d’un imaginaire rétif caracolant dans les ruelles d’un quartier que l’on nommerait de pittoresque aujourd’hui, mais que Goliarda somme de survivre au fil d’un récit éclatant et tendre, frappé de colère et d’amour, balançant entre le sublime et le banal dans l’exercice des langues de la rue. Goliarda courant les salles obscures, de Pépé le Moko au si attendu Quai des brumes, que des pages et des pages annoncent avant qu’enfin elle y soit affrontée, là, plongée dans l’obscurité d’une salle de quartier, extase pour soi seule, endiguée dans ces pages étranges où Goliarda relate le film pour n'en convier que l’atmosphère musicale, solennelle, ample et puis brutale, consommée bientôt dans le vacarme de la civitas, les hurlements des chiens et des coups de sifflets des policiers à la poursuite de Gabin, son beau visage calme manquant de sommeil et d’amour.

Io, Jean Gabin est un roman d’initiation, du temps qui presse, du désir qui monte, d’un corps qui se transforme, d’une fillette véhémente, navire en fête déjouant toutes les bourrasques pour déployer bien haut l’étendard d’une écriture qui a renoncé à se faire flamboyante, à se cajoler, affairée qu’elle est à dépecer le monde, à l’inciser pour scruter son épaisseur moite, suspecte, plus vivante que convaincue de l’être, tenue toujours loin même de toute nécessité d’écrire, festoyant le verbe plutôt que s’y complaisant, pour en faire celui de quelque Ulysse (de Joyce) déambulant dans le quartier de la Civita, inaliénable liberté dans cette Civita où tous volent, trafiquent, mendient et de balcon à balcon, profèrent leurs histoires la nuit pour la recouvrir entièrement, les yeux grand ouverts sur la vie.

Il faut lire ce seul ouvrage à l’écoute des gémissements de la Civita, ses monstres sculptés dans la pierre fasciste. On voudrait écrire comme elle le fait, dans la véhémence d’être présent enfin à soi, loin du prestige de la langue des hommes, et courir les rues sitôt sa lecture achevée, comme elle le fait au sortir de Quai des brumes, quittant la salle sous une pluie butée, quelques silhouettes désespérées enlacées au coin du cinéma de quartier, la ville au loin, très loin civitas embusquée dans son ironie obscène qui ne fera pourtant jamais changé Goliarda de cap. Il faut la lire, nommant, rêvant -(dormir, mourir, mourir, rêver peut-être… –Hamlet)-, étreignant les désespoirs utiles des exclus, rejoignant la belle figure du Gabin des Quais d’Alger pour descendre avec lui dans ces brumes où nos gestes prennent leur gîte.

 

 

Goliarda Sapienza, Moi, Jean Gabin, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éd. Attila, 30 août 2012, 176 pages, ean : 978-2-917084-30-2.

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29 juin 2012 5 29 /06 /juin /2012 04:54

connolly.jpgL’art n’est pas un savoir, bien qu’il ne se fasse pas sans raison. Il n’accomplit pas non plus de tâche ontologique, bien qu’il sache provoquer le surgissement de réalités nouvelles, et qu’il sache organiser le seul lieu peut-être, à partir duquel le réel nous fasse signe. Et si l’on peut raisonnablement admettre que la représentation esthétique met en résonance les facultés de l’imagination et celle de l’entendement, il faut maintenir que l’art est l’Autre de la Philosophie et qu’il ne saurait en conséquence être justiciable du seul discours philosophique, voire de tout autre discours spéculatif : il faut rejeter, absolument, l’illusion discursive qui consiste à croire que l’on peut réduire l’art aux catégories de l’entendement.

De même qu’il faut maintenir que l’histoire de l’art est discontinue. Malgré les apparences. Malgré les certitudes scientifiques débitant les mouvements en tranches chronologiques. Il est discontinu parce qu’il n’existe pas de principe nomologique dans l’exécution d’une œuvre par exemple, qui autoriserait de tenir un tel discours sur l’ensemble des œuvres d’art présentes au monde en un temps donné. L’art, contrairement à la physique, n’est pas soumis à des lois exclusives. L’on ne peut donc en donner une explication théorique complète. Sa force est sans doute, justement, d’échapper à tout réductionnisme ontologique comme épistémologique.

Pour autant, l’autotélie de l’œuvre, argumentation centrale des théories spéculatives contemporaines, n’est peut-être elle aussi qu’un leurre destiné à contourner les difficultés que tout objet artistique pose à l’esprit.

Il n’y a certes pas d’unité organique des genres, des œuvres, des influences, des critiques, mais l’œuvre n’est pas non plus un phénomène sui generis.

Et l’on ne peut échapper au danger de l’approche des théories spéculatives qui ordonnent sagement la confusion épistémologique entre l’approche descriptive et l’approche évaluative, évaluant beaucoup quand elles prétendent décrire.

L’art me réjouit en somme, de révéler qu’il ne fait bien souvent que flotter l’odeur aigre du besoin de réussite sur l’essentiel de la controverse littéraire ou artistique, ainsi que l’affirmait un Connolly…

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28 juin 2012 4 28 /06 /juin /2012 04:49

sartre.jpgSartre s’interroge en 1947. Mais c’est une interrogation de philosophe.

Où trouver l’appui qui l’enracinera dans cette dimension du sens dont parlait March Bloch ?

Qu’est-ce que la littérature, dans cette dimension du sens commun qui la fonde ?

Quand y a-t-il littérature ?

Faisons vite : la question ne se pose presque plus déjà quand Sartre la pose. Gracq est en passe de lui donner une conclusion deux ans plus tard, dans son pamphlet : La Littérature à l'estomac. Une manière de remettre les pendules à l’heure (d’été), non sans intelligence ni talent, ni raisons du reste. Mais avec Gracq, il ne s’agit déjà plus que de partager le gâteau. Les prix littéraires en deviendront la forme la plus achevée : une farce pour les générations futures. Gracq affûte donc une arme redoutable : l’autonomie du littéraire. La transposition, en somme, de la réquisition de Heidegger dans le champ littéraire.

Quelle fin poursuit la littérature ? Aucune. Ce qu’elle est réellement ? Demandez à Mallarmé, désabusé : ce n’était donc que cela, la création littéraire : un pur jeu formel… Mais à l’époque de Gracq, cela fait figure de manifeste. Contre Sartre. On trouve l’idée élégante, en plus d’être rassurante. Exit l’Histoire. La littérature dégagée. Il n’y a plus rien à voir, peut-être plus grand chose à lire, il n’y a pas de conscience littéraire, et s’il en existe une, elle ne reflète rien. Si : son potage de lettrines et de poncifs accumulés à la hâte, voire de dissertation scolaire poussive mais aux allures grammaticales coruscantes sur la carte et le territoire. Le tout articulé par une propédeutique de la lecture à combler d’aise les maisons d’édition : enfin un auteur qui va nous faire vendre du bouquin. Car pour Gracq, seule la grâce du lecteur peut fonder le plaisir du texte, comme le dira plus tard Barthes, et seul ce plaisir actualise le pacte littéraire –en attendant que le pacte ne se scelle ailleurs bientôt, hors des usages du texte, sur cette autre scène où se joue l’image de l’auteur. Du coup, la littérature connaît son premier glissement : libérée des gros clous de l’Histoire, elle devient un marché. Enfin… On parle encore, dans les officines, d’une "demande" à laquelle répondre. Réponse faite pour apaiser les consciences dans un pays où la littérature reste un mythe fondateur de l'idée nationale.

D’un côté donc, chacun sa niche : on taille le marché en parts. On promeut même l’élargissement de la cible : pourquoi ne s’en tenir qu’aux seuls lecteurs ? Puisque le livre est un produit, le non-lecteur fournira demain la clientèle de masse de ce marché. Superbe malice. Au terme de laquelle, évidemment, ne survivront que les vedettes de la littérature show-biz. Les chanteurs de charme, comme l’écrivait Pierre Senges. Ce fut le grand miracle de l’après-Sartre. Aux enfants de Gracq, pour faire vite, il ne restait qu’à devenir les actionnaires d’une société de consommation bâtie sur ce vide, et dont la logique ne servirait en fait qu’à redistribuer les dividendes du marché (du livre).

Voilà. On y est. A en toucher le fond bientôt. Rien d’étonnant à ce que le formalisme ait fini par régner en maître dans les Lettres françaises : il n’ouvrait en somme qu’à des querelles de tirages. Et encore, l’époque du formalisme était une époque bénie, du point de vue de la qualité littéraire des textes promus sous leur manière. Restait à mettre en place les hiérarchies : la Blanche, et les autres littératures. Une littérature des élites (?) et des littératures populaires, avant d’en joindre, ultime pied de nez, les deux bouts dans la foirade des Prix.

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