Négropolis, de Alain Agat
"Dans la cité, les jeunes connaissaient Malcom X mais pas Franz Fanon".
Bad boys au garde-à-vous. Chacal fait son entrée. Maillot rouge des Chicago’s Bulls. Baggy noir, la jactance affermie aux biceps. Un gang, et puis un autre, Miko aux commandes et Joris le sage, ou peu s’en faut, au milieu de leur débandade. Une violence si grande est enracinée dans l’île, reconduite de génération en génération, blessées, toutes. Avec la drogue au centre de toute cette brutalité, économie parallèle, quand il ne reste que cela, dans les banlieues françaises comme dans ces lointaines îles que la France croit encore piloter. Les Antilles. De toute façon, la France ne leur a servi que cela sur un plateau : elle est le meilleur marché possible pour la drogue d’Amérique du sud. Chacal donc s’avance, au milieu de sa cour. Balais de twingos plutôt que de BM ou de Benz noire. Pour la discrétion. Que les flics ne leur collent pas au cul. C’est ça les gangs dans les Antilles d’aujourd’hui. Les Antilles… Dans toute leur modernité sordide. Du béton partout sous les pattes des natives, pour un horizon sans issue. Le béton, matrice de cette violence suicidaire, partout la même, celle que la Nation a offerte à ses pupilles. Le crack en sus avec ses machinations morbides. Pays en détresse. La gouaille us aux lèvres. Chacal a fait appeler Joris, l’enfant du pays, qui respire comme halète la forêt guyanaise, sauvage, brutalisée, anéantie mais forte toujours de ces ressources muettes. Il lui apprend que son frère était un dealer, qu’il vient de se faire buter en plein cœur de Paris en laissant un magot de cinq millions d’euros on ne sait où, et que ce magot, il lui appartient à lui, Chacal. Joris a mille services du coup à rendre à Chacal, qui décolle bientôt avec son gang pour récupérer son fric. Une première : aucun d’entre eux n’a jamais mis les pieds sur cette terre nourricière… Paris donc. Avec ses embrouilles de cité, ses gangs de banlieue, les familles d’immigrés des arrière-pays colonisés entassés dans des taudis pour y croupir comme des malpropres. Retour aux sources en quelque sorte, puisque c’est Paris qui leur a donné à tous, et pour l’éternité, leur identité d’immigrés. Les flics savent déjà, subodorent une guérilla urbaine, tandis que Joris découvre qui était réellement son frère et qu’il lui faut prendre à présent des décisions de chef de gang, qu’il n’a jamais voulu être. Bad boys et rappeurs de la horde noir scandent leur zouk d’uzi, loin, très loin du zouk love des radios abruties qui distillent sur les ondes nationales leur guimauve à deux balles. De partout rappliquent les ados des cités, prêts au combat tant ils s’ennuient. L’extrême-droite aux aguets, les politiques à deux pas, comme un mensonge auquel on demande aux gamins de croire. Et Joris, contraint d’affronter in fine Chacal et toutes leurs conneries de guerres à tous qui n’en finiront jamais. Joris, un monde de valeurs à lui seul, dans un monde qui ne peut plus en adopter aucune. Chacal meurt donc, assassiné, déclenchant la levée des armes, des exécutions sommaires, des lynchages sordides. Une vie de désespérée, taillée dans une langue volontiers lyrique pour dessiner la vision d’un monde qui a fini par pourrir sur ses propres pieds. Un monde détruit, celui d’une culture communautaire, celle des cités en particulier, qui s’est développée sur ses propres ruines, privée de ses racines, sans culture véritable : ils se prennent pour des blacks, écrit l’auteur, alors qu’ils n’en sont pas. C’est tout le drame de la diaspora française qui se joue là, cette diaspora doublement déracinée, de sa culture antillaise comme de sa culture française. Un constat amer, sans répit, sans issue.
Négropolis, Alain Agat, La Manufacture de livres, janvier 2012, 254 pages, 17,90 euros, ean : 9782358870313.