De Cavaillès à Desanti, philosopher sur les mathématiques…
Question de vocabulaire… Et du système langagier à l’intérieur duquel ce vocabulaire fonde sa possibilité de sens. Jean-Toussaint Desanti découvrit tardivement les mathématiques, longtemps rebuté qu’il fut par des énoncés et des apprentissages délivrés par des maîtres inféconds, qui se protégeaient derrière les énoncés mathématiques pour mieux en imposer les règles… Certes, les règles ont leur dignité. Mais les mathématiques font un usage curieux de la langue. Récepteur rebelle, le jeune Desanti ne pouvait que s’interroger un jour sur cet usage. En quoi zéro est-il un nombre ? Jusqu’au jour où il tomba sur un vieux bouquin de maths du siècle précédent. Un manuel d’analyse d’algèbre, précise-t-il. Et de s’interroger, jeune normalien, sur cette étrange manière de parler de choses qui n’existent pas. De quoi est-il question dans les énoncés mathématiques ? Ou plus philosophiquement : quelle fonction dans le savoir occupent les mathématiques ? Desanti s’interrogea tout d’abord sur les relations que les énoncés entretenaient avec les propositions, et l’exigence de déploiement historique des contenus que ces énoncés transmettaient. Une singulière relation au temps en fait, la vérité mathématique se soustrayant en permanence à ses prétentions. On dit qu’un théorème est vrai. Formulé dans le temps, il ne l’est qu’à condition de passer infiniment ce temps, l’échelle dans laquelle pourtant s’inscrit sa découverte. Le raisonnement est simpliste, mais c’est en s’efforçant toujours à d’aussi simplistes réflexions que Desanti est devenu un grand philosophe. Et c’est par la médiation d’une réflexion sur le temps et l’Histoire qu’il revint aux mathématiques. Et par la découverte de Cavaillès. Philosophe plus que mathématicien, philosophe des mathématiques, creusant l’idée selon laquelle l’opération mathématique se situe dans une paradigmatique. Qu’est-ce que c’est, à vrai dire, qu’une addition ? Comment en rendre compte dans un langage qui ne soit pas celui des mathématiques ? Comment en parler ? Cavaillès avait vu juste : il fallait parler des propriétés de l’opération elle-même, puis, pas-à-pas, décrire l’enchaînement des opérations qu’il fallait produire pour réussir une opération pareille. L’addition s’offrit d’un coup à Desanti sous les espèces d’un objet dont on pouvait définir les lois, et les écrire. Le jeune normalien décida de fréquenter l’œuvre de Cavaillès plutôt que celles des anglo-saxons, car le premier n’était pas un logicien, à la différence des seconds. C’est-à-dire qu’il refusait le point de vue formaliste des seconds, tout comme la tyrannie de la logique dans le champ de la compréhension des mathématiques. Cavaillès avait réfléchi sur le couple opération-objet et l’enchaînement de gestes créatifs qu’il supposait. Il fallait maintenant trouver un vocabulaire plus adéquat pour traduire cette compréhension dans un langage non mathématique. Et commencer par définir les objets des mathématiques. Leurs idéalités. Des objets qui résistaient mais ne cessaient de s’effondrer si l’opération tardait. Des objets qui mettaient constamment en relation l’implicite et l’explicite, mais ne pouvaient tenir sans activité de visée.
Car un ensemble, nous dit Desanti, est un abîme s’il ne s’inscrit pas dans une opération qui le fait exister. Il lui fallait donc trouver ce langage et ce vocabulaire qui allait pouvoir faire parler les objets mathématiques. C’est dans Husserl que Desanti alla puiser ce vocabulaire. Dans la phénoménologie, non pour écrire une phénoménologie des mathématiques, mais pour inventer une langue capable de décrire la pratique mathématique. Une langue capable de décrire ce phénomène d’un objet qui englobe toutes les activités qui le font vivre, tout l’horizon à l’intérieur duquel il peut se tenir, bien qu’il ne soit jamais déployé, un infini à l’image peut-être de ce monde fini en déploiement qui est le nôtre. Une langue capable de décrire un monde qui ne peut exister que parce qu’une clôture le contient, mais qui demeure un système toujours nécessairement ouvert, infini dans sa clôture. Un objet capable donc d’évacuer le sujet qui l’exprime (dans son sens le plus trivial), mais dont on sait qu’il ne cesse de hanter les consciences créatrices qui l’expriment et sans lesquelles il ne tiendrait pas une seconde. Comment la conscience peut-elle s'organiser au sein d'un tel système ? Desanti retrouvait Bergson et le problème de la conscience créatrice. Achevant de boucler ses années de construction, devenant alors à son tour philosophe.