Umschlagplatz, la femme en tchador bleu -faire sens commun...
22 Mai 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais
Cette fois là j’avais traversé l’Allemagne sans presque m’arrêter. Sinon pour quelques haltes sur des aires d’autoroute et tard le soir, dans une station service. Je me remémorais Berlin, l’une des villes que j’aimais le plus au monde, l’île des musées, la grande synagogue avec, juste en face d’elle, le centre alternatif Tacheless, d’un nom emprunté au Yiddish, qui signifie "petites bêtises".
J’ai roulé toute la nuit. Le jour a fini par se lever. A peine. Le paysage polonais ne se révélait pas encore. J’aimais ce moment indistinct où la Pologne commençait de m’apparaître. Et puis ce fut Varsovie. J’épiais le nom des rues, je cherchais les lieux où Gombrowicz avait vécu. Je pris en photo les trams, me rappelant une controverse célèbre dans les milieux de l’avant-garde littéraire polonaise des années 30, qui opposa Gombrowicz à son ami Bruno Schulz : L’affaire du tramway n°18. Après une toilette rapide dans une station service, un petit-déjeuner frugal, je me suis rendu sur l’emplacement du Ghetto de Varsovie. Je découvrais le Mémorial Rapoport, les immeubles tout autour, la place vide, quelques allées, comme pour se raccrocher à quelque chose puisqu’il n’existait plus rien. Juste un parc où déambulaient des gens, des mamans poussant leur landau, des enfants jouant sur un monticule herbeux dont on pouvait imaginer que, peut-être, il avait surgi de terre sous l’effet du terrassement au bulldozer du vieux ghetto juif. Au pied du monument, quelques fleurs éparses dispersées par des mains anonymes. Il ne faisait ni gris, ni froid, ni sombre dans Varsovie. La ville était même plutôt belle, agréable, le printemps accompagnait mes pas. En quittant la place du Ghetto, je me suis rappelé les scénographies berlinoises des topographies de la terreur, si puissantes dans la nudité de leur expression. Ici, le monument me parut imposer une dimension très impersonnelle du souvenir. La reconnaissance politique de l’événement avait pris le pas sur l’émotion.
Je me suis dirigé ensuite vers Umschlagplatz, d'où on embarquait les juifs du Ghetto vers Auschwitz. Umschlagplatz, rendue célèbre par cette photographie du petit garçon levant les mains devant le fusil d’un nazi. Là s’élevait un monument en marbre, un catafalque, une crypte à ciel ouvert, à peine entrouverte sur la ville avec son entrée en angle aigu. J’en suis vite sorti, je suis retourné m’asseoir sur un banc de la Place du Ghetto, méditer, avant d’y revenir. J’y suis revenu. Une femme en sortait, en tchadori bleu. Le regard concentré. Elle ne regardait rien à vrai dire, semblait perdue dans ses pensées. Je l’observai. Un regard tellement intense. Eloquent. J’ai voulu la prendre en photo. Faire une image. J’ai armé mon appareil. Elle n’a pas bougé, m’a regardé faire. Mais j’ai entrevu dans son regard quelque chose d’autre, pas vraiment de la réprobation mais une lueur, un je-ne-sais-quoi qui m’informait de la stupidité de mon geste. Je n’ai pas pris cette photo. Son regard s’est inscrit dans ma mémoire comme le fil d’une liberté ténue que nous aurions eu en partage, et que je ne pouvais rompre et dont je ne pouvais disposer aussi stupidement. --joël jégouzo--.
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