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3 janvier 2011 1 03 /01 /janvier /2011 08:59

SebastianPortugalwiki.jpgLagos, au Sud du Portugal. La statue de Dom Sebastião, le Désiré, trônant sur le marché. Elle scrute le grand horizon mutique. Sebastião, au moment de s’élancer à la conquête du dernier Empire portugais, sombra brusquement dans une rêverie mystérieuse. Sur le champ de bataille, il tarda ensuite à lancer ses troupes, tandis que l’ennemi l’encerclait peu à peu. Un épais brouillard se levait. Dans le désastre qui suivit, l’armée de Sebastião fut anéantie. Lui-même disparut sans laisser aucune trace. Depuis naquit la légende de son retour : alors le Quint Empire, cette sorte de Saint Graal portugais, lui serait acquis.

Lagos, le premier marché aux esclaves du monde occidental. Le bras fraternel de Mario Freire de Menezes entoure les épaules de bronze de Sebastião. Eduardo Lourenço, dans un article au Monde, il y a vingt ans de cela, décrivait encore le Portugal des écrivains comme partagé entre deux grandes directions. D’un côté Eça de Queiroz les embarquait dans l’auto-ironie, de l’autre, Fernando Pessoa épuisait le mirage national dans la construction de ses propres chimères. Le rêve pour répondre à l’abrutissement de l’Histoire. L’un et l’autre arpentant le territoire des Lettres pour l’offrir comme issue à la désespérance portugaise.

Plus loin de nous dans le temps, le Portugal parut s’enfoncer dans un épais brouillard que ne coupait qu’une voix : celle de Pessoa. Naguère nation Historique (des Grandes Découvertes), capitale culturelle que fréquentait un Paul Morand abusé, prenant les hétéronymes de Pessoa pour l’authentique renouveau de la littérature portugaise, les Portugais, sous la botte de Salazar, n’eurent d’autres loisirs que d’éprouver jusqu’à la lie la misère culturelle dans laquelle le dictateur les avait précipités. Par la suite, bien sûr, et dès 1974, on publia en France leurs nouveaux auteurs. Mais Pessoa semblait avoir confisqué durablement l’horizon littéraire portugais, chaque nouvel impétrant devant s’orienter dans le maquis de la traduction française en référence au maître. Pessoa s’était posé en «dernier soldat de la dernière armée du dernier empire» des Lettres portugaises, il ne restait aux autres que la fatalité de relever symboliquement de la déploration de Camoès : appartenir à un peuple qui depuis les Grandes découvertes était resté sans emploi.

Comment se faire entendre après Pessoa,  grand contempteur de brumes ?

Il avait existé dans l’ombre des bars de Lisbonne, il y a plus de vingt ans de cela, une foule d’écrivains en rupture d’écriture. La ligne d’horizon des Lettres portugaises, moins prescrite par Pessoa que par sa réception critique en France, les renvoyait à autre chose que du littéraire, qui s'épuisait dans un bavardage insatiable doublant leur vie, l’annihilant même dans les brisures d’un verbe abandonné sans façon au pur instant de sa profération. Du poétique donc, en brefs instants de poésie qu'aucune publication ne sut jamais séduire. «On est en pleine mer», écrivait Eduardo Lourenço, farouchement accroché au bastingage de ses rêves, dédaigneux des terres qui prétendaient faire ligne à l’horizon. Depuis cette pleine mer, la vie à bord semblait n’ouvrir qu’au vide de l’épais brouillard où couper au couteau la grâce de n’être jamais soi, ainsi qu’en témoignait l'un de ces écrivains portugais libre de toute publication, Mario Freire de Menezes, poète sans poésie écrite ou si peu, délesté de toute ambition littéraire et pourtant écrivain comme personne ne sut l’être autant que lui, parti lui aussi à la recherche des Indes nouvelles qu’aucune carte n’indiquait… Un Quint Empire tout entier déployé dans sa faconde, que l'aube n'épuisait pas, dépensée dans la pure jouissance d'être ensemble au bout de la nuit, à ne toucher jamais aucun autre dividende que celui d'avoir été tout entier là. --joël jégouzo--.

Cette vie à bord me tuera, Mario freire de Menezes, éditions Alzieu, 1997. Image : El-Rei Dom Sebastião, 1565, CRISTÓVÃO DE MORAIS (1551 — 1571), Museu Nacional de Arte Antiga, Lisboa.

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