FUIR LA GROSSIERETE DU REEL ET DESERTER LE CAMP DES LETTRES…
Portugal : LEGENDE DU QUINT EMPIRE… (2/3)
Bornéo, Java, Saint-Jean les terres froides, près de Beaurepaire, dans l’Isère (France)… Mario Luis Perestrêlo e Ornels Freire de Meneses Lameiras Fernandes est l’auteur d’un roman étrange -le seul qu’il ait accepté de publier. Un roman touffu, baroque, qui a la prétention d’embrasser toute l’histoire portugaise à travers, justement, le filtre de cette légende du Quint Empire.
Pour qui connaît du reste l’histoire portugaise, les noms de Mario résonnent comme les battements de son épopée. Un Meneses fut l’un des précepteurs de Charles Quint, un autre fut le dernier vice-roi des Indes portugaises. Une grande tante se maria à Cristóvão Colombo, et le père de Mario fut l’un des leaders de la Révolution Républicaine qui défia Salazar. Déporté dans les îles du Cap Vert, ce père mourut sans savoir que son propre fils, Mario, fut contraint de vivre dans une maison qui faisait face au Palais du dictateur, lequel le tint littéralement en joue jusqu’à sa majorité. Mario s’appliqua ensuite à refuser frénétiquement cette funeste providence. Il se retira du monde pour user jusqu’à la corde son destin portugais et mit dix ans à dilapider la fortune de ses ancêtres, en invitant par exemple les plus grands jazz men des Etats-Unis à venir donner chaque nuit des concerts clandestins dans les tripots de Lisbonne, ou en offrant des bourses aux poètes démunis. Puis il émigra, infortuné lui-même désormais, ne disposant plus que de son éloquence pour dire le monde qu’il avait dégondé, éparpillé en milles histoires inachevées qu’il racontait sans cesse. Je l’ai rencontré dans un bar d’une petite ville de province, intarissable, trépignant, contant l’épique Portugal juché sur ses épaules et l’ai suivi jusqu’à Lisbonne et Lagos, poursuivre nos conversations dans la compagnie des écrivains portugais que la France découvrait tardivement.
Lusanités… Les "grands éditeurs parisiens" à qui Mario avait envoyé son manuscrit avait décelé en lui un immense talent de conteur. Mais l’ouvrage leur parut indigeste pour l’estomac par trop fragile du lectorat français. On connaît l’antienne : Proust, Dostoïevski connurent la même infortune. Il fallait revoir tout cela, trier, couper, franciser. Trop d’histoires caracolaient sous cette langue, trop épique, trop poétique, trop picaresque… On avait muré Rabelais dans les salles de classe, ce n’était tout de même pas pour l’en faire s’évader ! Et puis cette construction échevelée du récit, voire de récits qui s’emboîtaient mal les uns dans les autres... Et puis l’erreur de vouloir embrasser toute la tradition littéraire, exténuée soudain dans cette inspiration foisonnante qui nous faisait croiser Rimbaud et Montaigne, Camoes et Colombo… Trop de désinvolture décidément, comme l’on put en faire le reproche à Mozart avec son trop plein de notes. Trop de laisser-aller en somme dans cette langue inachevée -car Mario Freire de Meneses n’a pas écrit son roman en portugais mais en français, dans une langue incongrue sous sa plume. Pour fuir le littéraire affirmait-il quand je le pressais de trop. N’en être pas, ne plus savoir comment raconter, d’abord, et depuis cette anxiété réinventer la possibilité de dire de nouveau le monde. Moins raconter donc qu’agir la parole en fuyant ses contraintes tout en la pliant à l’affront du parler. Fuir la grossièreté élective de la réalité, mais sans cesser de renoncer à l’immonde convention des langages trop qualifiés et qu’importe la substance de cette fuite, récit, roman ou bavardage d’ivrogne au bastingage des comptoirs : l’impureté des moyens mis en œuvre est elle-même une libération.
Or on lui demandait de savoir raconter, d’avoir toujours su et d’en exhiber la certitude. Il aurait fallu corriger, donc, puisque l’on savait faire cela dans les officines éditoriales. Corriger comme on l’aurait fait d’un garnement de communale. Corriger parce que le texte était inégal, et puis la verve s’épuisait parfois, et puis… Et puis la visée de Mario n’était pas immédiatement la littérature. Mario était le texte dressé contre le dur fil des jours. Que reprocher alors à ce qu’il abandonnait, si juste de s’être pareillement soustrait à la bienséance littéraire ? Que reprocher sinon que nous ne savons pas lire, en dehors de ces quelques instants d’équilibre auxquels les textes savent si communément atteindre ? Spécialiste de littérature portugaise, Robert Bréchon, qui rédigea la préface du livre de Mario, évoquait volontiers sa lusanité : qu’il se perde lui-même de vue en tant qu’œuvre littéraire. Ce à quoi Mario ne savait que répondre, sinon qu’il voyageait et qu’il n’était pas pressé, en effet, de rentrer si vite au port. --joël jégouzo--.
Image : Vasco de Gama. Après avoir découvert la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance en 1497, le navigateur portugais Vasco de Gama établit des comptoirs portugais au Mozambique et en Asie et fut nommé vice-roi des Indes (1524).
Cette vie à bord me tuera, Mario freire de Menezes, éditions Alzieu, 1997. Image : El-Rei Dom Sebastião, 1565, CRISTÓVÃO DE MORAIS (1551 — 1571), Museu Nacional de Arte Antiga, Lisboa.