ONFRAY BIOGRAPHE : COMMENT PRATIQUER L’HISTOIRE DES IDEES VECUES ?
(la signification de la vie, c’est la vie même)
Onfray biographe de Freud. On se rappelle la polémique. Elisabeth Roudinesco avait écrit la critique la plus accomplie du brûlot d’Onfray sur Freud. Même si cette dernière comportait à son tour non seulement des lacunes, mais de bien étranges omissions, fruits d’une lecture hâtive, rageuse sans doute, simplifiant à son tour la simplification à laquelle s’était livré Michel Onfray. La polémique, avouons-le, avait frappé au plus bas. Mais quant au fond, on savait quel parti prendre : Freud complice du régime nazi par sa théorisation de la pulsion de mort… L’exercice n’était pas seulement périlleux, il était vain. En rabattant l’œuvre sur l’homme, Michel Onfray pensait se situer dans l’exacte lignée de Nietzsche, débusquant la vérité d’une œuvre dans les péripéties de la vie de son auteur. La baie de Gênes, fatale à Nietzsche, jetterait à ce compte un singulier ombrage sur son œuvre.
Onfray biographe surprend. Il surprend en tout premier lieu à se refuser de thématiser l’exercice, ignorant les leçons d’un Dilthey, le vrai grand théoricien de la biographie entendue comme démarche de l’Histoire totale. Prétention aussitôt délimitée avec prudence par ce dernier : "jamais l’homme ne parviendra à insérer dans un réseau de concepts la totalité de l’univers", a fortiori les péripéties d’une vie quand même bien construite par calcul. Car la seule certitude que l’on sait pouvoir afficher en ce qui concerne nos existences, c’est que "la vie n’a pas d’autre but qu’elle-même". Comprendre l’homme, mais plus encore, comprendre la prise de conscience de l’homme par lui-même, ce but que s’était assigné Dilthey, se livrant à une critique sans concession de la raison historique, ce n’était déjà plus pour lui livrer la vie "intérieure" au scalpel d’une science indéfectible, incapable de construire en réalité le moindre système rationnel auquel prêter une quelconque validité universelle. Car comprendre n’est pas expliquer : les notions de causalité, ainsi que Dilthey le démontra avec pertinence, ne sont en réalité que des résidus d’abstraction. Et même si l’univers n’est pensable que s’il est essentiellement raison, lui chercher des raisons n’implique jamais que les catégories de cause soient claires à l’intelligence.
Dilthey avait ainsi voulu écrire une philosophie de l’Histoire qui nous aurait évité le sacrifice des individus. La biographie représentait logiquement pour lui la forme suprême de cet exercice. Passablement aléatoire, mais justement parce que l’exercice ne pouvait que rester problématique dans ce rapport au réel que les propositions scientifiques balaient, la vérité de cette science ne pouvait être à ces yeux que fort malmenée –à tout le moins, il fallait en redéfinir les usages et les principes. Conscient que toute philosophie de l’Histoire ne pouvait que subordonner les moyens aux fins, et plus encore dans la quête biographique, les buts que le biographe s’assignait ne pouvaient être que réducteurs d’une vie plus riche et plus décousue, toujours, qu’on ne veut bien le croire : l’enfance n’est pas seulement la préparation de la maturité ; elle a une signification propre, qui s’évade du champ de l’existence sitôt son âge accompli.
Quels peuvent donc être les formes et les contenus de la vie mentale ? Dans son article de 1885 sur Novalis, Dilthey en appelait à une psychologie qui aurait permis de procéder à l’unité des sciences de l’esprit. Une sorte de Realpsychologie, qui aurait permis d’étudier la vie réelle des individus dans leur diversité concrète, pour exprimer l’expérience de la vie incluse dans les œuvres de pensée. Mais il se serait agi moins de "clarifier" que d’observer et de décrire. Car tout ensemble psychique participe autant de l’unité du "Je pense" que de la diversité des flux de conscience. Si bien qu’il est difficile de croire que la diversité de la vie intérieure puisse être toujours ordonnée. Cela, même si la complexité de chaque moment de notre vie semble orientée vers une fin immanente.
A moins de construire la vie intérieure comme une structure téléologique : le système tendrait vers une fin qui organiserait la multiplicité des phénomènes et des expériences traversées, filtrant tout événement pour ne laisser émerger des souvenirs et des représentations que ce qu’il autorise pour donner jour à une unité structurelle pesant désormais sur l’expression de la moindre pensée, du moindre sentiment. Si bien que nos réponses au monde se verraient codifiées par ce système acquis, au sein duquel l’intelligence et la sensibilité se verraient orientées par une même structure, une force d’unification progressivement dégagée de l’expérience vécue. L’idée est séduisante.
Mais tout d’abord, qu’est-ce qui prouve que l’ensemble de notre monde intérieur puisse devenir un objet ?
Il faudrait qu’il y ait de la raison partout et surtout, une raison qui permettrait d’orienter la description du cheminement de notre conscience vers une fin unique… Le prix à payer serait alors celui d’une incroyable extension du vrai…
Quand en outre l’objet de la connaissance est un sujet psychique, aller d’un événement au tout dans lequel tout événement peut trouver sa place et sa signification, ne peut que contraindre la compréhension de l’événement à prendre place dans une vue anticipée de l’ensemble… Reporté à la compréhension de l’Histoire, c’est affirmer que chaque époque historique ne possède qu’une seule signification et qu’il ne subsiste pas, au sein du système énoncé, d’épaisseurs historiques distinctes, de contiguïtés, de ruptures, de parties non reliées par la causalité mais par des interactions réciproque, indécidables.
Construire l’unité de la personne, c’est ainsi comme chercher dans une volonté supérieure la raison de son devenir. A ce prix seulement l’interprétation devient transcendante. Or pour former ce tout, il faut pouvoir rapporter l’accidentel et le singulier à un ensemble nécessaire et significatif.
Dans la pensée de Michel Onfray, la vie et l’œuvre de Freud sont rabattues l’une sur l’autre pour entrer dans un même concept de signification, "Freud", qui exprime une idée claire de que furent sa vie et son œuvre.
Dilthey, sagement, avait fini par ouvrir sa pensée à l’à peu près. Qu’est-ce que comprendre ? La compréhension est-elle intellectuelle ou intuitive ? S’enracinant sur l’expérience, un état vécu, un état de conscience, mouvant, changeant, comment cette compréhension nous permettrait-elle d’interpréter les expressions de la vie ?
D’autant que nous ne coïncidons jamais avec l’intégralité de nous-mêmes : la vie s’enrichit en créant. Comment, dans ces conditions, pratiquer l’histoire des idées vécues ? Certes, dans la mesure où la vie s’extériorise en concepts, on peut penser qu’il est possible d’en rendre compte. La compréhension semble pouvoir ne devenir que strictement intellectuelle. Mais elle exigerait alors l’identité de la nature humaine. Or l’être humain est, toujours, un devenir improbable. Il n’est historique qu’après coup. Ressaisir l’unité de la pensée, rassembler les activités multiples, les sentiments, les gestes dans lesquelles la personne s’est dispersée, n’est qu’un leurre, produit de la souveraineté de la raison. Mais la raison n’est pas souveraine. Comment l’âme, dans ces conditions, pourrait-elle devenir un ensemble intelligible ? Il ne peut y avoir de science qui atteigne à la fois l’essence et les formes multiples d’une vie. --joël jégouzo--
Wilhelm Christian Ludwig Dilthey (1833-1911), historien, théologien et philosophe.
Michel Onfray : Faut-il brûler Freud ? (Conférence philosophique du 16/06/2010 à Argentan), 2CD-rom, Frémeaux & associés, Durée totale: 2:26:49, ASIN: 004GKURRG