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6 juin 2012 3 06 /06 /juin /2012 04:43

 

 

puchol-1-.jpgjJ : Pourquoi ce témoignage, aujourd'hui, cinquante ans après les faits ?
Jeanne Puchol : Parce que c'était le moment. Sur un plan personnel, d'abord : je portais un projet autour de la manifestation et de la rue de Charonne depuis treize ans, et soudain, j'ai été prête. Sur un plan historique, ensuite : l'automne dernier, les nombreuses commémorations du 17 octobre 1961, auxquelles j'ai été associée pour avoir illustré "Meurtres pour mémoire" de Didier Daeninckx, m'ont amenée à me replonger dans cette période noire de l'Histoire.

jJ : J'ai bien aimé voir paraître votre création dans cette approche, dans cette édition non cartonnée ni imprimée sur papier glacé. Est-ce un choix plastique délibéré ? Qu'est-ce qui le motivait donc ? Ce choix convoquait pour moi la question de la représentation, telle qu'un Adorno par exemple croyait en avoir prescrit les frontières, après Auschwitz, dont il ne disait pas ce que la vulgate a retenu ("on ne peut plus écrire après Auschwitz"), mais plutôt qu'on ne pouvait plus écrire que "bestialement" après Auschwitz. Et disant cela, j'ai en tête la formidable réponse de Celan à l'injonction d'Adorno : son poème Todesfuge, lancinant, esthétique au possible, jouant même du canon le plus convenu sinon le plus insupportable de la culture européenne, pensez : une scansion en valse lente pour parler d'Auschwitz, dont il ne cite jamais le mot, ni ne décrit els horreurs, ne cessant pour autant de nous donner à entendre, dans la langue allemande (et qui disparaît dans les traductions françaises) sous couvert d’allitérations les sons d’Auschwitz à commencer par celui de son nom même. Qu'est-ce que représenter l'horreur ? Quels problèmes cela a-t-il soulevé, qui vous ont conduit à cette résolution formelle ?
puchol-2-.jpgJeanne Puchol : L'ouvrage se présente en effet comme un livre et non comme un album de bande dessinée, tout simplement parce qu'il s'intègre dans une collection existant déjà aux éditions Tirésias, "Lieu est mémoire". Au départ, l'éditeur Michel Reynaud avait pensé mettre une jaquette illustrée ; puis, d'un commun accord, nous avons décidé que rien ne devait différencier ce titre des autres de la collection. La forme que l'ouvrage adopte - roman graphique - peut ainsi surprendre le lecteur qui l'ouvrirait en s'attendant à un essai... C'en est un, d'ailleurs, mais sous une forme hybridant textes et dessins.
La question de la représentation, ou plutôt de l'irreprésentable, s'est posée pour moi dès ma première collaboration avec les éditions Tirésias, il y a 17 ans. Michel Reynaud m'avait alors proposé de participer en dessins à son anthologie des écrits-dits dans les camps du système nazi de 1933 à 1945, "La foire à l'homme" (1996). J'avais commencé par refuser, précisément pour les raisons que vous invoquez. A mes yeux, le risque des images, surtout quand elles sont créées a posteriori par des personnes n'ayant pas vécu les faits, est de rendre esthétique le monstrueux. Michel Reynaud avait su, alors, me persuader de surmonter mes réticences.
Malgré la violence extrême de Charonne et plus généralement de la fin de la guerre d'Algérie, il ne s'agit pas d'une horreur du même ordre que celle de la Shoah. Cependant, je me suis à nouveau trouvée confrontée à ces questions de représentation. Et j'ai choisi de ne jamais montrer l'acte violent de l'extérieur, mais de mettre le lecteur à la place de celui qui le subit. Ainsi, les pages qui traitent de l'attentat contre Malraux, le mettent-elles à côté de Delphine Renard, la fillette qui y perd la vue. Le lecteur est aussi au milieu de la charge policière avec la foule, il voit la chute des corps dans l'escalier comme s'il y était lui-même tombé, etc.
ouchol-3-.jpgL'économie du noir et blanc joue bien sûr son rôle, surtout dans les images où le noir - qui est à la fois nuit, sang, pèlerines des policiers - vient engloutir personnages et décor. Noir, blanc : "Schwartze Milch der Frühe...", "Noir lait de l'aube...", oui, j'avais moi aussi le poème de Celan en tête - même si, j'y insiste, il n'y a pas à comparer Charonne et Auschwitz. Et tout particulièrement le vers suivant : "wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng", "nous pelletons le ciel en tombe là on ne gît pas à l'étroit", tel que le dit Celan lui-même, avec une voix murmurée, mourante. La douceur de la voix, la placidité des mots : en un fulgurant raccourci, toute l'horreur est dite des corps partis en fumée.

jJ : Je voudrais que vous choisissiez trois images pour accompagner cet entretien. En y songeant, je trouve cela tout à la fois idiot et intéressant : peut-on prélever trois images de votre travail, alors que dans ce travail, le sens surgit précisément du rapport que toutes les images entretiennent entre elles ?
Jeanne Puchol : C'est vrai. Je choisis donc trois images qui illustrent ce que je disais plus haut...

 

 

propos recueillis par Joël Jégouzo.

critique du roman graphique de Jeanne Puchol : http://www.joel-jegouzo.com/article-jeanne-puchol-charonne-bou-kadir-105535335.html

Charonne – Bou Kadir 1961 – 1962, une enfance à la fin de la guerre d’Algérie, de Jeanne Puchol, éd. Tirésias, coll. Lieu est Mémoire, 2011, 84 pages, 12,20 euros, ean : 9782915293724.

blog de Jeanne Puchol : http://jeanne-puchol.blogspot.fr/

 

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