Du babil de l’enfant à la voix de l’Être, dire entre corps et langage
Dans son dernier essai Maden Dolar s’interroge sur le statut de la Voix quand elle ne fait pas sens, sur nos raisons de dire qu’alors, le port de la voix ne peut être compris que dans l’ordre du singulier, de l’individuel pointant quelque irrégularité personnelle, intime, contenue dans la voix, comme il en va du hoquet, ou de la toux, de la nature animale de ces petits bruits que nous émettons et qui ne sont pourtant pas sans faire sens. Car la toux fait-elle toujours que la voix cesse d’en être une ? Quid alors du sens qu’elle délivre aussi ? Il existe une sémantique de la toux que le théâtre connaît bien. L’ignorerions-nous plus qu’il n’en sait représenter ? Ne l’a-t-il pas suffisamment documenté ? Et que dire du hoquet, cette voix involontaire qui surgit des entrailles du corps ? Serait-il lui aussi toujours involontaire quand la peur le motive ? Ou le rot ? Qui fait signe ici, corps là… Et le babil du bébé, longtemps considéré comme un usage pré-symbolique de la Voix, dont on sait aujourd’hui, grâce à Lacan aux yeux duquel ce babil était déjà une prise dans le discours, qu’il n’est pas qu’un soliloque égocentrique involontaire, qu’il est à peine, parfois encore certes, une production chaotique de la voix, de celles qui bien des années plus tard poignent parfois dans l’étreinte du discours. Que dire encore des sons qui nous reviennent en écho sous la langue d’Echo dans son rapport à Narcisse, de la nécessité de son rebond physique sur une surface externe, sinon que la voix semble ne pas avoir besoin de ces artifices pour déployer ses profondeurs…
Que dire de la Voix, cette surface qui ne cesse d’étendre ses miroitements et qui est restée une menace pour la métaphysique ? Voyez comment la philosophie traita, longtemps, la musique, suspectée du pouvoir de faire écrouler l’édifice social… Voyez comment la théologie d’Augustin s’en prend à ce péché de l’oreille, ouverte aux jouissances indomptables. Voyez combien le logos s’est acharné contre la voix, rappelle Maden Dolar. Combien les religions l’ont suspectée. A l’exception peut-être de l’étrange résonance du shofar lorsqu’il sonne quatre fois la fin de Yom Kippour. Note gémissante, angoissée, que Maden Dolar décrit superbement comme la présence même de l’angoisse emplissant soudain ce vide et ce silence entre les corps, comme l’ultime agonie à la vie psychique de l’auditoire touchant ainsi, physiquement, à quelque éthique possible de la Voix entre corps et langage, injonction morale qui n’est pas sans faire pourtant écho à Socrate, cette créature de la Voix, tout comme non plus au grand rendez-vous de l’humanité qui, dans le Christ des chrétiens ou la voix intérieure qui paraît en chacun de nous toucher au plus vrai de nous-même, n’a cessé de nous relier à quelque transcendance singulière, unique, survivante au milieu des décombres que la tradition de pensée du monde occidental a fini par installer en privant la raison de toute étincelle divine…
Cette petite voix intérieure, presque disparue des stratégies discursives modernes, mais qui ne cesse au plus intime de soi de fournir un fondement à nos morales éparses en puisant son intériorité au delà du Logos. Comme si la conscience humaine était une affaire vocale, écrit Maden Dolar. Oracle intérieur, liée à la présence de l’autre…
Il y eut la voix divine, la voix de la nature, la voix du cœur et puis en fin de tout, la voix de la raison. Mais quelle est cette sorte de voix qui parle à travers la raison ? Freud, nous dit Maden Dolar, la décrivait sous l’instance de la répression du refoulé. Alliée de l’inconscient, imaginez ! La raison même du désir inconscient... Mais peut-être faut-il suivre une autre piste pour mesurer tout ce que la Voix, aujourd'hui encore, peut ouvrir en nous. Celle donc de Heidegger, pour qui existait une voix qui était celle de l’Appel à être. Une voix qui entrait en chacun de nous sous la forme d’une extériorité intime, appel à l’ouverture à l’Etre, radicalement opposée au monologue réflexif à l’intérieur de soi. La voix comme pure altérité, prévenue des illusions de l’auto-réflexivité, coïncidant avec l’Être, qui n’est rien d’autre pour Heidegger que l’ouverture "manifestée" par la Voix –silencieuse en réalité… Car Appel d’avant le langage, Appel auquel le langage ne peut que répondre en écho, source insensée de tout sens…
Dolar, Une voix et rien d’autre, traduit de l’anglais par Christine vivier, éd. Nous, coll. Antiphilosophique, mars 2012, 270 pages, 22 euros, ean : 9782913549647.