Figures de la légitimité démocratique
L’enjeu est d’importance : il ne s’agit rien moins que de clarifier non seulement les conditions de l’exercice démocratique du pouvoir dans notre société contemporaine, que les fondements de l’autorité politique dans les démocraties d’aujourd’hui.
Pierre-Henri Tavoillot identifie un certains nombres de ces figures du Peuple dans ses cours de philosophie politique. Mais commence par oublier la routine de l’Etat comme figure de la souveraineté populaire. Cette routine qui assure la continuité du travail de la Haute Fonction Publique, aux commandes concrètes de la machine étatique nationale. Une machine qui, à travers son fonctionnement même, ses rouages, ses institutions, organise le fait démocratique. C’est l’oublier et taire que la démocratie doit être lisible dans son fonctionnement même et que de ce point de vue, encore une fois, la présidence "normale" inaugurée par François Hollande est un vrai signe de rupture, non seulement avec la précédente présidence, mais tout autant avec toutes les précédentes, y compris celle de Mitterrand. Attendons, certes, de nouvelles réformes de cette machine, qui à tout prendre ne sauraient être plus préjudiciables à la démocratie que celles prises à la hussarde par Sarkozy, contre l’Etat qui plus était, plutôt que contre ses dysfonctionnements. De ce point de vue, on a vu ce qu’il en aura coûté, par exemple, de la règle du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite par l’équipe de Nicolas Sarkozy, appliquée sans discernement, confondant logique d’entreprise et service public –on en a assez montré le scandale et le ridicule pour revenir sur ce point.
La Fonction Publique est bien l’une des expressions de la souveraineté populaire, témoin entre autres, dans la fabrique des élites, des ratés de la méritocratie. Une figure qu’il convient de mieux encadrer.
En fait, Pierre-Henri Tavoillot centre surtout sa réflexion sur une figure du Peuple qui lui paraît plus centrale : celle de l’homme politique. Un professionnel, prétendant légitime à incarner la parole du peuple à travers le mandat qui lui est confié. De ce professionnel, notre philosophe tente surtout de montrer combien sa tâche est, aujourd’hui, difficile, comme pour nous dissuader de toute critique par trop sévère à son encontre. Certes, s’il convient de ne pas tomber dans le mépris, voire la défiance vis-à-vis de cette catégorie de citoyens un peu particulière pour nourrir un anti-républicanisme frelaté, pour autant, il n’est pas moins légitime de se montrer plus exigeant qu’on ne l’aura été à son endroit !
A côté de cette figure du Peuple, dans cette curieuse hiérarchie qu’il construit, c’est l’opinion publique qui trouve place tout de suite après la figure de l’homme politique… Une opinion conçue comme forme pacifiée de l’expression publique. On veut bien. Mais quid de la fabrique de l’opinion ? Travestie par les sondages, travaillée au corps par les médias, si elle est une figure incontournable, c’est moins par légitimité que par calcul, moins par raison (thèse de la pacification de l’expression publique) qu’opportunisme politique… Mais là encore, en effet, jusque dans ses contre-pieds les plus saisissants, comme celui dont le candidat Jospin fut la victime, on aura pu y voir l’expression d’une énergie sans pareille, celle de la rue que l’on ne sonde pas mais qui ne s’est jamais vraiment évanouie dans la nature…
La Rue donc, comme l’une des figures sans doute les plus légitimes du Peuple, du moins dans notre imaginaire et notre histoire commune. Quand bien même nos élites affirmeraient à corps et à cris que la rue ne peut gouverner. Elle est, pour le coup, un rouage d’autant plus essentiel que les élites manquent de maturité et les institutions de démocratie.
Bien curieusement, Tavoillot oublie les corps intermédiaires, les syndicats en tout premier lieu… Si proches de la Rue, jetant même dans cette rue les forces vives de la Nation, quand le Pouvoir reste sourd aux revendications légitimes qu’ils énoncent. Au fond, toute la difficulté que l’on a, en France, à penser le bienfondé de l’action syndicale, tient au fait que, par immaturité politique là encore, le Pouvoir central n’a jamais voulu leur accorder des droits comparables à ceux dont jouissent les syndicats allemands, si souvent montré en exemple.
Pierre-Henri Tavoillot est ensuite plus flou quant à l’énonciation d’intérêts plus ou moins nationaux, éligibles à la figure du Peuple. Quels sont ces intérêts ? la Défense ? L’Intérieur ? D’autres, plus troubles encore : industriels, économiques… On voit tout le mal qu’on aurait à en dresser la liste. Mieux : à en définir la légitimité, y compris dans le cadre du ministère de la Défense comme celui de l’Intérieur… Qui en décidera au demeurant, sinon l’état, y compris dans la formulation des grandes causes industrielles nationales ? Qui donc en dernier recours, sinon l’homme politique, soumis dans le cadre des intérêts économiques à de bien intrigants lobbies ?… On voit ici se dessiner des contours très flous de légitimité… Et bien suspects au fond.
Pareillement de ce qu’il nomme l’International, comme figure paradoxale du Peuple. Moins du peuple au vrai, que de l’idée de souveraineté nationale… International où s’incarne, mieux que partout ailleurs, la Raison d’Etat, suspendant bien souvent la légitimité populaire pour peser sur notre destin au nom d’intérêts parfois très peu légitimes, on l’a vu avec la crise de la finance internationale…
Et s’il évoque bien la figure du Juge, si indispensable au bon fonctionnement de nos démocraties, c’est pour oublier que ce même fonctionnement ne peut se soustraire à une critique des opérations de main mise sur cette justice par des hommes politiques peu soucieux de démocratie... Alors la Justice, oui, mais réellement indépendante.
Qu’il faille combiner avec toutes ces figures pour reconstruire l’idée de l’autorité politique, nul n’en disconviendra. La démocratie, au fond, il faut cesser de l’envisager sous les espères du mythe ou de la réalité. La nécessité de combiner avec ces différentes figures de la légitimité populaire implique de comprendre que la démocratie est une méthode avant tout. Et qu’au sein de cette méthode, les techniques de gouvernement sont un fabuleux levier d’avancée ou de recul de cette démocratie. C’est là qu’il faut travailler, François Hollande ne s’y est pas trompé avec sa volonté de rétablir une présidence normale. Même s’il faudra aller plus loin sans doute, cette normalité n’ayant jamais été une tradition française. Il faudra donc doubler cette volonté d'une vigilance, la nôtre, celle d’une opposition raisonnable au pouvoir en place, même "ami", opposition sans laquelle aucune démocratie ne peut survivre.
Les métamorphoses de l’autorité, Pierre-Henri Tavoillot, FREMEAUX & ASSOCIES, mai 2012, 4 CD-roms, 1 livret de 8 pages, ean : 3561302537221.