IDENTITES MUNICIPALES, DU BLASON AU LOGO, L'EFFET BILBAO…
Dans les années 1980, sans crier gare ni en informer leurs administrés et par un surprenant effet de domino, les villes françaises se sont mises à rompre avec leur identité fondée sur le blason, au profit du logo. On a ainsi assisté en France, impuissants les uns et les autres, à un changement radical dans la production des signes publiques de l’identité : après les villes, les départements, les régions, les Conseils régionaux, etc. ont suivi avec frénésie le mouvement. Le blason, qui traduisait un enracinement dans un territoire et une histoire a été purement et simplement éliminé. Elimination qui, à bien des égards, attestait d’une rupture des termes du contrat qui lie toute administration à la collectivité qui l’a élue. Que traduisait donc cette rupture, sur laquelle on a peu entendu de voix s’élever ? A quoi touchait-elle, sinon à ce qui fonde la légitimité de ces institutions, tout autant qu’au projet de Vie commune, voire au sens commun ?
Le blason appartenait à un temps continu, analyse Annick Lantenois dans sa très belle étude sur le design graphique. Un temps structuré par la tradition et par la transmission, témoignant d’un héritage commun. Une sorte de texte imagé qui inscrivait en quelques référents génétiquement établis l’histoire d’une ville, d’une région, dans le cadre d’un récit enfin apaisé. Alors que le logo, avec ses formes géométriques, son allure gestuelle, venait brusquement nier tout enracinement dans la durée. Exit le lieu, exit sa localisation, la ville se représentait désormais comme une dynamique, espace de circulation, potentialité ne se reconnaissant plus de limites géographiques. Proche du slogan, le logo est une injonction vitaliste, une actualité affirmant le présent de la ville, toujours en mouvement, toujours en métamorphose, désactivant les paradigmes identitaires fondés sur la stabilité géographique et temporelle, ainsi que l’affirme avec force et raison Annick Lantenois. Avec lui, il n’y a plus de durée linéaire, l’espace ne se conçoit qu’en expansion, qu’en extension, ramenant paradoxalement la durée au seul présent du signe.
Avec le logo, non seulement l’histoire s’absente du cœur des villes, des départements, des régions, mais l’énergie dont il témoigne ne fait qu’interpeller l’extérieur, un extérieur lui-même non localisé, non localisable, générique.
En retour, ce que le logo construit n’est rien moins qu’un environnement qui parle, curieusement dans l’univers politique que nous connaissons, de la dissémination des identités, reconnaissant cette dissémination pour le seul vrai gage d’avenir. Fonctionnant comme un clip, dans la brièveté de ce qu’il énonce, il s’affiche comme un flux n’affirmant que des discontinuités dans un espace perçu lui-même comme un flux hétérogène de signes, de textes, d’images, d’identités.
Le temps du logo, qui n’articule plus la continuité passé-présent-avenir, semble ainsi vouloir mettre fin à l’histoire, en amont comme en aval, pour la contracter dans son signe présent. Plus d’identités, plus d’histoires, plus de récits, rien d’autre que ce congé étonnant, encore une fois quand on y songe, dans un pays dont les autorités et les médias ne cessent d’évoquer la peur d’une perte d’identité !
Sortir les sociétés du temps pour les faire entrer dans le temps de l’événement. Que le présent ne soit plus l’articulation entre un passé et un avenir mais la réitération de son seul événement. Voilà peut-être au fond ce que nous condamnons dans cet impératif qu’il nous impose, alors qu’il semblait plutôt piquant quand il déconstruisait l’enfermement identitaire des villes, des régions. Dans ce que le logo cristallise artistiquement, ces valeurs de jaillissement, de volatilité, de flexibilité, d’efficacité, on pourrait reconnaître les valeurs d’un libéralisme presque sympathique, tourné vers le refus des pesanteurs du passé et s’accommodant mal de ce néo-libéralisme imbécile que nous connaissons, crispé sur des productions identitaires hébétées.
Rien d’étonnant non plus, comme nous le révèle l’auteure, à ce que ce soient les vieilles villes industrielles du Nord de la France qui aient tourné le dos en premier au blason dans leur volonté, abusée peut-être, excessive, tourmentée, de rompre ou de croire rompre avec l’impasse dans laquelle le crime post-industriel les avait plongées. Vouées à la liquidation elles se mirent à liquider leur histoire. Toutes voulurent gagner le label de culture "Ville d’art et d’histoire", qui date de 1985, et dans lequel elles fantasmaient leur reconversion. La transformation de leurs vestiges historiques en patrimoine intéressant l’humanité dans ce qu’elle avait de plus abstrait, leur laissa entrevoir un court instant la promesse d’un beau retour sur investissement. Leurs visuels clignotèrent alors comme des signaux tournées vers un avenir nécessairement radieux. Ces villes s’extirpèrent donc avec entrain des symboles qui racontaient leur pesant enracinement.
L’auteure nous parle à ce propos d’un "effet Bilbao", consacrant la transformation d’une région économique en perte de vitesse en un logo qui permit à la ville d’exister enfin dans la carte touristique internationale. Voilà donc tout ce que l’on pouvait espérer : un devenir de parc de loisir ou de complexe sportif, servi par une industrie culturelle performante, tandis que la valeur Travail se voyait relégué dans les salles obscures des plus poussiéreux musées. L’effet Bilbao soumis ainsi des régions entières à une logique de marques. Un imaginaire qui l’emportait bientôt sur la vieille histoire franquiste épouvantable de cette même ville. Pas sexy la torture infligée au basques. On généralisa l’amnésie mémorielle devant l’histoire. Les villes furent dessaisies de leur mission politique et de leurs fonctions collectives : elles se mirent à penser en termes de privatisation de l’espace public, pour favoriser des communautés privées d’intérêt. L’Histoire, au terme de ce petit tour de passe passe, semble alors bien n’être plus la dimension du sens que nous sommes, mais la dimension des intérêts que nous devons défendre, avec ou sans notre consentement… --joël jégouzo--.
Le vertige du funambule, de Annick Lantenois, éd. B42, nov 2010, 85 pages, 13 euros, ean : 9782917855126.
images : logo Bilbao, musée Guggenheim, logos divers