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4 novembre 2020 3 04 /11 /novembre /2020 11:11

Barettali, un petit village corse accroché sur le toit d’un monde dérobé, ficelé dans une géographie de l’enfouissement, de la disparition. Une poignée de personnages vont s’y croiser, de loin, dans la solitude de leurs existences bancales. Ainsi Julien, l’ancien militant désabusé, Florence, la mangeuse d’hommes, Madeleine, la femme sans lèvres, ou encore Dominique qui voudrait prendre un nouveau départ - mais le peut-il dans cet arrière-pays perclus de l'ultime défaite qu’éclaire le job de Julien, chargé d’imaginer un développement possible au maquis corse, vendu déjà à l’industrie du tourisme qui ne voit là qu’un paysage à terrasser, un monde à raser ? La Corse en soins palliatifs donc, secrète, mutique, où le silence trouve son origine dans l’agonie d’un monde expulsé de lui-même. Peut-on vivre sérieusement ici, dans cette inhumanité qui gagne chaque jour un peu plus de terrain ? Dans cet univers minuscule où l’on chemine sans plus aucun but car il n’y a plus personne, où il vaut mieux faire le choix de ne plus aimer, car il n’y a plus personne, où, dans cette solitude écrasante, ne reste que la rumeur de son propre corps pour inquiétante compagnie ? Tours, détours, la beauté du paysage corse ne fait plus ici l’objet que d’observations dérisoires notées avec un zèle absurde par ce veilleur chimérique, l’ex-commissaire Santucci, greffier d’une pitoyable mission, consignant les trois ou quatre faits et gestes de ses semblables pour se faire l’espion d’une société impossible. Un monde minuscule en surgit, celui du voisin dont on a oublié de se venger, celui d’une femme que l’on n’a pas courtisée. Et dans cette société qui s’est organisée pour s’éviter, il ne reste que ces écarts entre les corps, auxquels nul ne sait plus donner sens, parce que tout ce monde a perdu déjà beaucoup de sens, comme on le dit d’un corps blessé à mort et presque entièrement vidé de son sang. C’est là, sur les bords de cet univers négligeable, que la violence va surgir. Dans une sorte de minuscule fin du monde, faite des absences d’un peuple latent désormais. Car s’il y a bien mort, finalement, cette mort, pourtant brutale, a pris l’allure d’un malentendu. D’un mauvais concours de circonstances où s’entremêlent les fils de tous ces destins que l’on vient de croiser.

Quelle beauté dans ce roman et quelle construction ! Jean-Pierre Santini, avec une maîtrise incroyable, relève l’une après l’autre les solitudes de ses personnages pour leur donner leur juste poids de chair et nous dire, en fin observateur d’un monde désabusé, nos propres détresses. Mais s’il sait rendre universel le drame corse, il n’oublie pas d’en restituer la singularité, en nous offrant des pages d’une analyse incroyablement fine sur la réalité de ce drame, des pages exigeantes, inattendues. Nous sommes ici à des années lumière des préjugés qui ont formé notre image de la Corse. Des années lumière traversées à la nage dans ce fulgurant roman où la description romanesque renoue avec le sublime que le roman du XIXème siècle avait accompli dans son approche du paysage. Peut-être encore Faulkner, c'est dire combien de pages il faudrait encore pour rendre compte de la fonction du paysage dans un récit à la narration entaillée, maquisarde. Et il y aurait toujours, sur ce « beau » là, beaucoup à dire encore, qui n'est pas sans convoquer Rilke : « la beauté, c'est le commencement de la terreur qu'un homme est capable d'affronter ». L'immense écrivain qu'est Jean-Pierre Santini l'affronte, dans un roman singulièrement sans cesse repris et publié trois fois sous trois titres différents !

Jean-Pierre Santini, Isula blues, éd. Albiana, coll. Nera, 98p., juin 2005, isbn 9782846981330

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