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La Dimension du sens que nous sommes

«Les romans naissent des faillites de l’histoire», entretien avec Jean-Pierre Santini

5 Novembre 2020 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #entretiens-portraits

Joël Jégouzo : Je suis très impressionné par votre roman, écrit avec une finesse de construction magistrale et une exigence littéraire sans concession. Mais plus encore par l’ambition du projet : non seulement décrire des trajectoires humaines, dépeindre des vies, rendre sensible un paysage, et ô combien c'est réussi ! Mais aussi rendre compte d’une situation historique, d’un héritage, témoigner d’un monde en proie au malaise, etc. Il y a tellement de pistes à explorer, qu’on hésite comme devant un gros pavé. Or votre roman ne compte pas cent pages… C’est dire sa densité, bien qu’écrit dans une grande limpidité narrative… Il n’est par exemple pas impossible de lire ce roman noir comme un roman du terroir, évoquant la fin douloureuse des campagnes, que la modernité a délaissées. Ni de voir dans ces vies bancales de vos personnages, une projection de l’histoire corse contemporaine. Alors puisqu’il faut bien commencer et que votre roman excède toute tentative de le circonscrire, commençons par n’importe quel bout… Pourquoi choisir ce village, Barrettali ?

Jean-Pierre Santini : Barrettali est mon village natal. J’y suis revenu après 30 ans passés en Tunisie, à Marseille, à Paris et en Seine Saint Denis. En quelque sorte un retour au « douar » d’origine… Mais Barrettali est un village mourant. Il symbolise l’intérieur de la Corse, la Corse elle-même. Voir mourir son village natal ! Vous comprendrez que l’écriture devient obligation de témoignage. Et de survie. Pour soi et puis aussi pour les autres.

 

J.J. : Vous décrivez une terre de désolation, de solitude, d’abandon. Une terre inhumaine, désormais. Est-ce là le vrai visage de la Corse, sa vérité intime ?

Jean-Pierre Santini : Ici les hivers sont blancs de solitude. Ils passent dans les têtes. On ne s’entend même plus vivre. Ou mourir. Dans ce désert humain on aurait tendance à marcher à reculons pour que la trace de nos pas - ou de nos écritures- nous donne l’illusion que quelqu’un chemine encore devant nous et que quelqu’un peut-être nous suivra.

 

J.J. : L’histoire millénaire de l’île toucherait-elle à sa fin ?

Jean-Pierre Santini : Paul Valery, grand poète français de père corse et de mère italienne, nous a appris que «les civilisations étaient mortelles». Les cultures et les langues peuvent donc disparaître – et il en disparaît chaque année. Le peuple corse millénaire résiste encore mais déjà la moitié des habitants de l’île ne sont pas d’origine corse et ne peuvent pas, même s’ils le souhaitaient, s’intégrer à une entité qui se désintègre.

 

J.J. : Une île bientôt  sans identité? L’île est-elle vraiment déjà ce pays où désormais « les images, comme la vie, ne tiennent qu’à un fil » ?

Jean-Pierre Santini : L’île ne sera pas sans identité. Partout où il y a de l’humain, il y a identité ou du moins une quête permanente d’identité. C’est en cela que le microcosme insulaire peut toucher aujourd’hui à l’universel. La question de l’identité se pose partout dans le monde. Et malheureusement on a tendance à la rechercher au ciel plutôt que sur la terre.

 

J.J. : L’omerta corse ne serait alors que l’expression de cette agonie ? « les luttes pour la liberté n’ont pas forcément d’avenir », écrivez-vous. Pas d’avenir parce que plus de peuple corse bientôt ?

Jean-Pierre Santini : L’agonie est la dernière lutte. Celle qui se livre clairement contre la mort. Mais la vie, toute la vie est l’expression même de cette lutte. Si les luttes pour la liberté n’ont pas forcément d’avenir, cela n’est pas seulement lié aux phénomènes historiques, à l’histoire que font les hommes, mais plus fondamentalement peut être à leur condition même que l’on peut qualifier, en reprenant le titre d’un célèbre polar, de «mortelle randonnée». Quant à l’omerta corse – et plus généralement méditerranéenne – elle n’est peut-être que l’expression d’une fatalité. Elle oppose le silence au silence inéluctable. Il n’est peut-être pas nécessaire de condamner ceux qui le sont déjà. L’omerta, c’est une forme de complicité dans le sentiment tragique de la vie. Même si elle peut-être très utile aux basses œuvres.

 

J.J. : Que dire alors de la fatalité de cette mémoire cicatricielle, où la violence plongerait ses racines, quand il ne reste que des individus broyés et non un peuple constitué pour se soulever, et où chacun, renvoyé à sa propre solitude, n’aurait plus alors le loisir que de défendre bec et ongle ce qu’il est ? Cette violence, que l’on a voulu voir comme « tribale », recouvrerait en fait une dimension plus sociale ? Ou plutôt, comme perte du social ?

Jean-Pierre Santini : La forme violente qu’a toujours pris la résistance en Corse résulte évidemment d’une histoire non écrite, non vécue, inaccomplie. La violence est certes dirigée contre les oppresseurs, mais elle témoigne aussi de l’impuissance même d’un peuple à s’organiser, à se constituer en Nation. D’où une violence terrible que l’on retourne contre soi et dont a témoignée tragiquement la « guerre entre nationalistes » dans les années 90.

 

J.J. : L’île serait en quelque sorte en soins palliatifs ?

Jean-Pierre Santini : L’île est en soins palliatifs et, lorsque j’ai publié mon premier roman en 2001 après longtemps de militantisme très engagé, j’ai noté en exergue : «Les romans naissent des faillites de l’histoire». Peut-être ne nous reste-t-il que des histoires à raconter pour accompagner bientôt un trop long sommeil.

 

J.J. : Ou bien s’agit-il encore, et aussi, d’autre chose : « la communauté de rêve », comme l’écrivez encore, se serait dissipée dans cet éparpillement, cette fin des terroirs, les échecs successifs des luttes d’émancipation. Vous produisez ailleurs une remarquable et troublante analyse de cette latence dans laquelle semble être tombée l’histoire corse : « on ne comble pas les absences de l’histoire, ces trous de mémoire que les peuples latents, jamais constitués, légiférés, étatisés et sommes justifiés, portent en eux comme un pays étrange où tout ce qui est à venir est sans espoir. » Comme s’il y avait eu un tournant raté, un rendez-vous raté avec l’Histoire, un jour. La Corse serait à ce point « égarée » qu’il ne lui serait plus permis de « faire peuple » ?

Jean-Pierre Santini : Votre expression de «faire peuple» est très juste. J’ai été l’initiateur du projet très ambitieux de Cunsulta Naziunale (Assemblée Nationale Provisoire) et malgré les dérives actuelles du mouvement national, je continue à promouvoir ce projet qui permettra de passer de «l’ombre à la lumière», de «faire peuple «effectivement». Vous voyez c’est un peu ça l’esprit de résistance chevillé au corps. On a ici la foi du charbonnier. Nous entreprenons toujours, même dans les situations les plus désespérées.

 

J.J. : Du devoir de mémoire, on a pu dire qu’il surgissait en France au moment où la France s’inquiétait de son identité, voire la perdait. En va-t-il de même pour la Corse?

Jean-Pierre Santini : Le devoir de mémoire suppose que ceux qui croient encore à l’avenir du peuple corse ne se conduisent pas en partisans avides de pouvoir, mais en «passeurs». Il s’agit de transmettre, si cela est encore possible, des «valeurs» qui ont permis à notre communauté de traverser les millénaires. Encore faut-il que ces valeurs soient explicites, qu’elles soient «dites», écrites, clarifiées. Et qu’elles deviennent opérationnelles pour les luttes et les projets de société à imaginer.

 

J.J. : Vous avez des mots très durs contre le mouvement national, qui aurait sombré dans l’affairisme, le clientélisme…

Jean-Pierre Santini : Le mouvement national n’en finit pas de dériver. Je le connais en profondeur. J’ai été à l’initiative, avec une poignée de patriotes, de la création du FLNC. J’ai relaté tout cela dans un livre paru en 2000 chez l’Harmattan (Front de Libération Nationale de la Corse, de l’ombre à la lumière). Nous sommes toujours dans l’ombre.

 

J.J. : Vous allez même très loin, en évoquant une sorte de dérive à l’algérienne : les attentats seraient perpétrés avec la bienveillance des autorités, pour maintenir le pays dans une déstabilisation de nature à justifier l’absence d’une politique corse efficiente et cela, avec la complicité d’acteurs locaux décidés à se maintenir coûte que coûte au pouvoir…

Jean-Pierre Santini : J’évoque la complicité objective entre l’Etat et certaines fractions nationalistes car le seul souci de ces fractions est de « dialoguer » avec le pouvoir. Le fameux processus de Matignon en a été le plus bel exemple. Il n’en est rien sorti qu’un affaiblissement supplémentaire du mouvement national. Je n’ai pas beaucoup forcé le trait dans mon bouquin concernant des complicités plus évidentes puisque le rassemblement «clandestin» de Tralonca avait été convenu avec le ministre de l’intérieur de l’époque.

 

J.J. : Je n’oublie pas qu’il s’agit d’un roman. Mais, alors que le roman noir et le roman policier s’embarrassent de plus en plus de maniérisme littéraire, vous semblez encore vouloir lui donner un sens, j’allais dire : tout son sens, en en faisant aussi le témoin critique de son temps. Vous signez même là votre second roman noir, après Corsica Clandestina (Albiana, 2004), après avoir publié pas mal d’essais sur des thèmes voisins. Le roman noir ouvrerait-il, au-delà du plaisir du texte, de vrais espaces de réflexion et de vie ?

Jean-Pierre Santini : Toute l’histoire du roman noir correspond à des époques où se fait sentir le besoin d’exprimer autrement les malaises ou les malheurs de la société. Mais cela bien entendu demeure au stade du constat. Le maniérisme littéraire que vous évoquez, ou encore une certaine désinvolture, un certain humour qui par ailleurs donnent souvent de très bons textes d’un point de vue littéraire, sont peut-être la conséquence d’une attitude purement descriptive. On est spectateur. On joue et on se joue de ce spectacle. Mais si le spectacle est fondamentalement cynique, ne le devient-on pas aussi ? C’est pourquoi, en ce qui me concerne, je ne pourrais pas écrire sur ce peuple qui est le mien en me désengageant de sa lutte pour la survie. Il ne s’agit pas d’être un écrivain «engagé» comme on a pu le concevoir autrefois et moins encore un «intellectuel organique», mais tout simplement un militant parmi les autres.

 

Cet entretien a d'abord été publié en 2005, sur le site "Noir comme polar", aujourd'hui tristement disparu. 

Il a été ensuite repris par le très bon Corsicapolar en 2007 :

https://scripteur.typepad.com/corsicapolarfichier/2007/02/entretien_avec_.html

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