Hitler, de Ian Kershaw
Un monument que cette biographie de Hitler par Ian Kershaw. Un chef-d'oeuvre, tant par la méthode que les pistes explorées, les enquêtes, les archives compulsées. Qu'en dire ? Lisez-la, tout simplement. Car c'est non seulement la personnalité de Hitler qui est étudiée jusque dans ses plus obscurs recoins, mais tout le système qui l'a porté au pouvoir, toute la culture qui l'a soutenu, construit, permis. Comment Hitler a-t-il été possible, s'interroge Kershaw. Qu'est-ce qui l'a rendu possible dans cette Europe de l'après-guerre ? Au fond, une question toujours actuelle, les comptes n'ayant jamais été soldées avec cette histoire qui l'a rendu possible. Le caporal autodidacte était un crétin, témoigne Kershaw, comme nos régimes en ont portés tant et tant depuis. Son seul talent, il devait le découvrir la trentaine passée : sa capacité à soulever les élites et les foules en attisant leurs plus viles émotions. Et Kershaw d'étudier de près les motivations sociales et politiques qui sont entrées dans la fabrication du personnage. Réfléchir sur Hitler, aujourd'hui encore, est donc indispensable. Car ce à quoi il ouvre, c'est à comprendre comment une société cultivée peut basculer dans la barbarie, une barbarie non pas surgie d'en bas, mais venue d'en haut. A travers par exemple une Haute Fonction Publique capable de mettre en œuvre une politique inhumaine, à travers un cercle médiatique impatient de faire triompher ses intérêts de classe, à travers le cynisme sidérant des élites. Toutes circonstances qui nous rappellent les nôtres... Avec cette différence qu'aujourd'hui, notre classe politico-médiatique ne veut pas accroître la puissance de notre pays, mais uniquement celle des riches. Une classe qui est devenue l'exécutant fanatique des ambitions des très riches. Alors oublions Hitler un instant, ne personnalisons pas outre mesure le processus historique dont il fut la marionnette. Oublions cet homme si peu doué qui ressemble à nombre de personnages de notre classe politique, oublions son inconsistance, pour nous concentrer sur ses méthodes de gouvernement.
Accordons-nous juste la compréhension de son arrivée personnelle au pouvoir, qui ne tint en réalité que très peu à lui-même, et beaucoup à la fabrique des médias. L'homme insolent, arrogant, oisif, qu'il fut presque toute sa vie, n'avait pour seule obsession que celle de son image médiatique. Un homme porté par des blessures narcissiques. Terne dans le privé, sans intérêt, incapable de la moindre réflexion intelligente mais doté d'une mémoire hors norme. Evoquons juste ce contexte de violence dans lequel ce personnage a surgi : dans un pays où l'on habituait méthodiquement les populations à l'extrême violence de la répression policière. Et tournons-nous plutôt du côté des élites pour comprendre sa trajectoire : leur désir d'en finir avec la démocratie, leur mépris du Peuple. Sans cette détermination des élites intellectuelles, médiatiques, politiques, Hitler n'aurait jamais pu approcher du pouvoir. Le Chancelier Hindenburg lui-même ne cessait de torpiller les bases de la démocratie de Weimar. Nombre d'historiens ont tenté d'expliquer la venue au pouvoir de Hitler par la faiblesse inhérente à tout système démocratique. C'est faux : Hindenburg légiférait par décrets présidentiels, contournant tout débat démocratique pour rendre son système caduc. Dans la Constitution de Weimar existait un article dont se sont inspirés les penseurs de notre Vème République : l'article 48, dont notre 49.3 est l'héritier, qui permettait de se passer du Parlement. Hitler récupérant le pouvoir, sut s'en emparer pour en faire sa méthode de gouvernement. Tout comme il sut faire voter une Loi d'état d'urgence transformant son pouvoir en pouvoir discrétionnaire. Il sut amplifier l'entreprise de dislocation de la société inaugurée par ses prédécesseurs, tandis que la gauche socialiste, le centre droit, sous-estimaient sa capacité de nuisance. Un mois après son accession au pouvoir, toutes les libertés individuelles étaient suspendues. Deux mois plus tard, il avait dissout les syndicats, supprimé les partis d'opposition. Bientôt ouvrait le camp de concentration de Dachau et passait la Loi de suspicion préventive qui permettait d'envoyer à Dachau quiconque était suspecté de contestation à l'encontre du pouvoir. Il promit la création d'une Commission de contrôle, elle ne vérifia jamais rien. Dès février 33, Göring instaura la Terreur en Prusse comme mode de gouvernement des foules, abolissant d'un coup toute barrière étatique à la barbarie policière. Le 27 mai 33, dans son discours inaugural à l'université de Fribourg, Heidegger évoquait en ces termes les étudiants dont il avait la responsabilité : ils étaient «en marche», pour se mettre au service de l'état nazi... Le 14 juillet passèrent les lois de stérilisation. Puis en novembre le Reichstag fut dissout : seuls les candidats du NSDAP pouvaient désormais se présenter. Hitler mit fin au Conseil des Ministres, devenu inutile. Au Parlement, devenu inutile, même peuplé de godillots. La gabegie, la corruption, l'incompétence se mirent à régner d'un bout à l'autre de la chaîne de commandement : Hitler installait son système féodal d'allégeance, en renforçant les pouvoirs de la police et en épurant définitivement les médias.
Hitler, de Ian Kershaw, éditions Flammarion, traduit de l'anglais par Piere-Emmanuel Deuzat, septembre 1999, 1160 pages, ean : 9782082125284