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31 janvier 2020 5 31 /01 /janvier /2020 09:37

Poignant. La vie de Gloria Hemingway. Longtemps, Gloria fut appelée Gregory, fils d’Hemingway. Médecin, radié de l’ordre, marié quatre fois, huit enfants. Ernest mourut en 1961. Gloria en 2001. En prison, abandonnée de tous. Depuis des années, elle avait pris l’habitude de boire, de sombrer dans l’ivrognerie et de s’exhiber nue dans les rues de Miami. Attentat à la pudeur… Un bien piètre motif pour la retenir si longtemps en prison. Toute l’Amérique aux trousses, ne voulant prêter l’oreille qu’aux cancans que Gloria aurait pu raconter sur son père, le seul être important à leurs yeux dans la famille Hemingway. Ou sur Ava Gardner, son amante. Ou Marlène Dietrich. Au pire la chasse, la pêche au gros, le whisky… Mais Gloria se taisait. Et puis quand il écrivait, Ernest oubliait sa famille, ses enfants, ses femmes. Gloria voulait parler d’elle, de sa vie, de ses femmes, de ses enfants. Gloria aimait les femmes. Sa dernière femme surtout, Ida, qui l’abandonna tout comme ses fils.  Pourtant, pour ne pas les gêner, Gloria avait attendu des siècles avant de se faire opérer, avant de réaliser sa transition. Jusqu’à l’âge de soixante-quatre ans ! Avant cela, elle n’avait guère connu que le mépris, la violence, le viol. «La peur du viol est inscrite dans l’histoire des femmes». Gloria, elle, dut faire face à la hargne des mâles, à s’être dépossédée pareillement de sa virilité. Seule consolation : elle a fini ses jours dans une prison de femme, amoureuse d’une gardienne qui la traitait avec humanité, mais dont elle ne put vivre l’affection.

Brigitte Kernel raconte Gloria. Son frère jumeau ivre de rage, son séjour à Sainte-Anne, les agressions, dans la rue, en prison, les tabassages à la sortie des boîtes de nuit. Son divorce d’avec Ida, son remariage avec Ida et Mr Alistair, ancien prof à Berkeley, le seul à l’avoir comprise, lui dont l’enfant transgenre s’était suicidé. Juste cette affection qu’il nourrira à son égard jusqu’à la fin de sa vie. Gloria, la « part d’ombre » d’Ernest, s’était un jour confié ce dernier, avant de se donner la mort.

Gloria, dans ce roman, parle à soixante-neuf ans comme une jeune fille éblouie. Toujours inquiète, toujours submergée par l’émotion et l’espoir. Perclus cet espoir, à la lecture du récit, par l'immense souffrance que l’on ressent à découvrir un tel vécu. La réattribution sexuelle semblait à cette époque un combat sacrificiel, perdu d’avance. La fin est horrible. «Tout roman est un mensonge», écrit Brigitte Kernel. On s’étonne de l’emploi de ce vocable, plutôt que de celui de fiction. Un mensonge ? Pour ramener au vrai  par la bande ? Car pour mentir, il faut connaître la vérité… Et puis, un mensonge, n’est-ce pas ouvrir au point de vue moral dont n’a que faire la littérature ? Un témoignage plutôt. Au sens où les anciens grecs employaient ce mot : tout témoin est martyr. Entendre un témoignage, c’est entendre un martyre et tenter de l’endosser –aussi piètrement qu’il demeure possible de le partager. J’ai lu ce récit au près serré de la vie de Gloria, transcendée par un roman qui venait lui prêter sa voix. Une lecture posant à ce Visage qui a essuyé toutes les défaites la question qui nous obsède tant, tous : que sommes-nous donc ? Je l’ai lu comme le récit d’une vie qui nous demandait de répondre à notre étonnement d’exister. D’une vie qu’il nous reste à révéler dans cette étreinte sans écart que peut être, parfois, la lecture.

Brigitte Kernel, Le secret Hemingway, éditions Flammarion, janvier 2020, 318 pages, 19 euros ean : 9782081471894.

Crédit photographique : Gloria Hemingway, Police picture, September 24, 2002, in Miami, USA. Photo by Sven Creutzmann/Mambo photo/Getty Images.

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