Détroit : pas d’accord pour crever, Dan Georgakas, Marvin Surkin
Dans les années 50, la ville de détroit était la cinquième plus grande ville des Etats-Unis. La ville de l’automobile : Chrysler était alors la septième plus grande entreprise américaine, General Motors caracolait en tête. Le bassin de Détroit était le plus important bassin industriel de l’Amérique. Et puis les patrons des grandes firmes automobiles comprirent qu’ils pouvaient gagner beaucoup d’argent en faisant sauter le verrou de la législation sur l’emploi pour libérer la productivité. Travail du dimanche, heures supplémentaires, augmentation de la durée du temps de travail hebdomadaire, le travailler plus pour gagner plus remporta les suffrages. Ils comprirent ensuite qu’ils pouvaient gagner encore plus d’argent en rognant sur la qualité des matériaux utilisés et en externalisant tout ou partie de leur production. Ils comprirent encore qu’ils pouvaient gagner toujours plus d’argent en organisant la pénurie du travail et la concurrence entre les ouvriers. Ils sous-payèrent les noirs américains, détruisirent toutes les avancées sociales, liquidèrent le service public dans le bassin de Détroit, l’enseignement, la santé, toutes ces charges qui grevaient décidément leurs profits, avec la bénédiction des médias : il fallait être concurrentiel au niveau mondial désormais, et donc accepter des sacrifices. Ils comprirent enfin qu’ils pouvaient gagner mille fois plus d’argent en redistribuant les dividendes à leurs actionnaires plutôt qu’en investissant dans l’outil de production. Ils comprirent finalement qu’ils pouvaient gagner des sommes monstrueuses en délocalisant tout le processus de la construction automobile et en sacrifiant tout le bassin au profit de la rentabilité financière des entreprises. Chrysler fit faillite, General Motors suivit. Le bassin de Détroit fut saccagé. Les élites plongèrent la ville dans un chaos social sans précédent. On demanda pourtant encore aux ouvriers d’accepter des réductions de salaire pour sauver leur emploi… Ils perdirent et l’emploi et leurs logements, juste avant de sombrer, par centaines de milliers, dans la misère. Par centaines de milliers, les ouvriers de Détroit furent jetés au chômage. En juillet 1967 commença alors la Grande rébellion des ouvriers de Détroit. On envoya l’armée s’en occuper. Pas la police : la Garde Nationale du Michigan. 47 manifestants furent tués, des milliers d’autres gravement blessés, des centaines de milliers d’autres blessés. 5 000 ouvriers furent arrêtés. 5 000 autres furent privés de leurs logements. 1500 bâtiments furent détruits, 2700 magasins.
Alors les élites conçurent un nouveau plan diabolique pour ramasser l’argent que l’on pouvait encore ramasser à Détroit. Un New Detroit Committee fut formé. Pour sauver la ville, prétendaient les élites, il fallait la rendre attractive. On rasa le centre pour le gentrifier. Un Renaissance Center sortit à grand renfort de milliards prélevés sur l’infortune des habitants de Détroit. Le programme était simple : il fallait construire des logements de luxe pour attirer les classes fortunés, des complexes de culture et de loisirs high-tech, un centre d’affaire, un immense complexe sportif. La ville fut définitivement ruinée. Un exode sans précédent la frappa. Les élites l’abandonnèrent purement et simplement, sans jamais avoir eu à rendre compte de cette gabegie. Aujourd’hui encore, Détroit est une ruine.
C’est cette histoire édifiante que nous relate l’essai. Une lutte exemplaire et surtout, pour nous aujourd’hui qui tardons à le réaliser, une formidable prise de conscience de la classe ouvrière noire, qui dut faire face à la faillite du Pouvoir et de l’économie capitaliste. Il nous raconte l’émergence de la Ligue des travailleurs révolutionnaires, qui pied à pied lutta contre le New Detroit Committee pour dénoncer ses errements dans une argumentation fine et brillante. La Ligue s’efforça surtout de contrer l’idéologie néo-libérale qui pointait le nez et allait dévaster bientôt le monde entier. La ligue détailla dans des documents exceptionnels cette liquidation du socle industriel américain. Ses fondateurs avaient les premiers compris que les financiers allaient prendre le pouvoir et abandonner les américains après avoir fait fortune sur leur dos. Ils avaient compris que l’ère du sous-emploi venait d’être inaugurée à Détroit et qu’elle allait être le modèle de développement du capitalisme à venir. Ere de détérioration systématique des conditions de travail. Ils avaient compris les premiers que les syndicats réformistes pencheraient du côté du pouvoir, tout comme les médias. Et c’est peut-être le plus frappant de cette prise de conscience : l’ennemi, c’étaient les médias, ce soit disant quatrième pouvoir, qui ne défendait plus que la cause de la grande finance, déjà. Les trente années qui ont suivi n’ont fait que confirmer les analyses de la Ligue : la liquidation des peuples est en marche. Le problème ne vient pas d’un dysfonctionnement du système capitaliste : c’est le système capitaliste lui-même qui engendre un tel chaos. Et en son sein, le rôle des médias est central.
Détroit : pas d'accord pour crever : Une révolution urbaine, de Dan Georgakas et Marvin Surkin, traduit de l’anglais par Laure Mistral, éditions Agone, collection Mémoires sociales, 22 avril 2015, 358 pages, 24 euros, ISBN-13: 978-2748902266.