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La Dimension du sens que nous sommes

UN DISCOURS FRANÇAIS SUR LE DESTIN DE L’AMERIQUE d’OBAMA…

11 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

burnham-domination.jpgOù va l’Amérique d’Obama ?, s’interroge, pour le compte des Presses Universitaires de France, Hervé de Carmoy. Nous serions tenté d’ajouter : d’où sortent ces discours poussiéreux que les intellectuels français se mettent à tenir depuis quelques trop nombreuses années, autant sur le monde que sur l’état de la France ?

Voici un texte publié dans une maison d’édition tout ce qu’il y a de plus sérieuse, construit dans le plus bel artifice de l’éloquence mondaine de l’historien fin du XIXème, confondant l’étude de mœurs et l’approche scientifique…

Passons sur la préface d’Alexandre Adler, assortiment prolixe de clichés, de poncifs, de fadaises toutes plus grosses les unes que les autres, au point qu’on se demande d’où il peut encore tenir sa crédibilité…

Passons sur les fausses pistes qui émaillent l’ouvrage, dont celle d’une union monétaire Chine-Japon à laquelle personne n’a jamais cru, posée là uniquement pour exhiber le brio de notre auteur démontrant sans coup férir que la piste était fausse –bien sûr, puisqu’il était le seul à feindre de le croire !

Mais quel style ! Voici un savant, cautionné comme tel par la maison d’édition des savants (en principe), qui ne cesse d’en référer intellectuellement à la psychologie des masses, au "mental" américain, voire à sa "psyché" !!!! On croit rêver, ou entendre le pontifiant écho des pages les moins inspirées de Michelet, n’hésitant pas à écrire qu’il y a "du blé et du silex dans l’âme des français"… Du silex… mon dieu… c’est très joli, mais ça doit sacrément gâter les bronches…

carmoy.jpgToute honte non bue, l’exercice tourne au comique quand notre auteur se plaît à affirmer, sans rire, que la stratégie d’installation de la spéculation financière au cœur des opérations bancaires américaines serait le résultat d’une "maladresse" ayant introduit un "virus" dans un corps social affaibli… Et monsieur de Carmoy de spéculer sur les chances d’une thérapie d’honnêteté morale des banquiers, d’en appeler au nécessaire retour de l’éthique dans la finance, ce même vocabulaire en effet, que l’on entend ici et là dans la bouche de nos dirigeants politiques, et que seuls les journalistes les plus béats semblent satisfaits de gober.

Que dire quand notre auteur invite à la "mobilisation contre le déclin des mœurs", désespérant du temps qu’un tel exercice prendra. On croit lire du Zemmour… ou du Finky, voire du Onfray, toute cette gente qui occupe abusivement le devant de la scène universitaire médiatique pour ne démontrer jour après jour qu’une chose, c’est que le monde politico-médiatique français est tombé bien bas…

Que l’on prenne le modèle psychologisant du XIXème, celui du paradigme de la psyché des peuples, pour modèle explicatif du monde contemporain, voilà qui laisse pantois…

Et tout ça pour conclure que les Etats-Unis resteront tout de même longtemps encore une grande puissance mondiale… Les bras nous en tombent… Voire pour nous dire que l’Amérique est en pleine mutation (mais ça on savait déjà, tout comme le reste du monde est lui aussi en pleine mutation), et que ce qu’Obama doit régler n’est rien moins qu’une transition américaine… vers le XIXème siècle, pour faire accomplir à son pays un retour vers l’avant 1917, aux temps bénis où son devenir s’incarnait dans son destin intérieur… Voilà qui laisse bouche bée…

D’autant que tout le reste relève du sens commun : la montée en puissance des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) dans l’économie mondiale menaçant le leadership us, la dette américaine colossale, une armée toute puissante mais incapable de gagner la moindre guerre, un dollar pivot du système financier mondial mais mis à mal par la monnaie chinoise, et cette Chine, devenue le premier bailleur de fonds de la planète…

qui-mene-la-danse.jpgRien de neuf non plus dans cette affirmation que le monde est en train de tourner définitivement la page inaugurée en 1945, qui vit l’Amérique du Nord s’affirmer comme la seule super puissance de la planète. Juste le constat inquiétant que l’emploi et l’investissement ont été captés par l’Asie Pacifique, et que ce mouvement s’est accentué à la faveur de la crise financière de 2008, année qui paraît marquer la vraie entrée des nations dans un XXIème qui ne laissera pas de surprendre.

Il reste, c’est vrai, quelques formules justes, comme celle d’affirmer qu’en 2008, le paradigme du marché a pris le pas sur celui de la géopolitique. Mais l’on savait, non, que désormais les spéculateurs apatrides avaient le pouvoir de faire plier n’importe quelle puissance.

Enfin, surnage une analyse selon laquelle les Etats-Unis ont à affronter une situation intérieure des plus problématiques. Le poids de la démographie (en 2042, les minorités seront majoritaires), l’incroyable creusement des inégalités sociales, comme partout dans le monde occidental, mais dont les conséquences pourraient être graves dans ce pays où toutes les richesses sont concentrées entre les mains d’une minorité Wasp. Au fond, de tous ces lieux communs de la pensée critique contemporaine, il ne resterait à retenir que la judicieuse exhorte au Peuple américain, qui devra réaliser enfin que son modèle d’enrichissement et d’intégration (le crédit) est désormais en panne, et qu’il lui faudra moderniser tout l’appareil de la croissance américaine et donc, tout son appareil politico-financier s’il veut éviter de périlleux soubresauts de révolte, défi au fond auquel l’Europe est elle-même confrontée.

Un mot encore, concernant le modèle d’interprétation séculaire désormais, selon lequel la politique étrangère américaine tiendrait toute dans sa volonté de soustraire le sol américain à tout danger extérieur… C’est faire bien peu de cas d’une volonté inaugurée en 1945 (en 42 pour être plus précis, lorsque ceux qui allaient créer la CIA rencontraient secrètement Himmler à Zurich), à savoir : la domination du monde. Volonté avec laquelle on n’en a pas encore fini, et qui change fondamentalement notre interprétation du monde : les Etats-Unis sont, depuis 45, la seule nation continuellement en guerre contre le reste du monde. L’étudier, c’est étudier la pérennité de la socialisation des élites politiques aux Etats-Unis et leur mainmise sur la politique étrangère de ce pays, voire sa confiscation pure et simple au service de bien peu recommandables intérêts privés. On est loin, ici, de l’épouvantail commode de la "psyché américaine", cache-misère des discours néo-libéraux sur le monde tel qu’il va, mal, merci. --joël jégouzo--.





Où va l’Amérique d’Obama, Hervé de Carmoy et Alexandre Adler, PUF, Quadrige, coll. Essais-Débats, septembre 2011, 190 pages, 18 euros, ean : 978-2-13-058972-3.

WHO PAID THE PIPER?: The CIA and the Cultural Cold War, by Francis Stonor Saunders, Granta Books, London 1999, ISBN: 1862073279.
Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre Froide culturelle, traduit de l’anglais par Delphine Chevalier, Denoël, Paris, 504p, juin 2003.

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ONFRAY BIOGRAPHE : COMMENT PRATIQUER L’HISTOIRE DES IDEES VECUES ?

10 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

bruler-freud.jpg(la signification de la vie, c’est la vie même)

 

Onfray biographe de Freud. On se rappelle la polémique. Elisabeth Roudinesco avait écrit la critique la plus accomplie du brûlot d’Onfray sur Freud. Même si cette dernière comportait à son tour non seulement des lacunes, mais de bien étranges omissions, fruits d’une lecture hâtive, rageuse sans doute, simplifiant à son tour la simplification à laquelle s’était livré Michel Onfray. La polémique, avouons-le, avait frappé au plus bas. Mais quant au fond, on savait quel parti prendre : Freud complice du régime nazi par sa théorisation de la pulsion de mort… L’exercice n’était pas seulement périlleux, il était vain. En rabattant l’œuvre sur l’homme, Michel Onfray pensait se situer dans l’exacte lignée de Nietzsche, débusquant la vérité d’une œuvre dans les péripéties de la vie de son auteur. La baie de Gênes, fatale à Nietzsche, jetterait à ce compte un singulier ombrage sur son œuvre.

 

narration-de-l-histoire.jpgOnfray biographe surprend. Il surprend en tout premier lieu à se refuser de thématiser l’exercice, ignorant les leçons d’un Dilthey, le vrai grand théoricien de la biographie entendue comme démarche de l’Histoire totale. Prétention aussitôt délimitée avec prudence par ce dernier : "jamais l’homme ne parviendra à insérer dans un réseau de concepts la totalité de l’univers", a fortiori les péripéties d’une vie quand même bien construite par calcul. Car la seule certitude que l’on sait pouvoir afficher en ce qui concerne nos existences, c’est que "la vie n’a pas d’autre but qu’elle-même". Comprendre l’homme, mais plus encore, comprendre la prise de conscience de l’homme par lui-même, ce but que s’était assigné Dilthey, se livrant à une critique sans concession de la raison historique, ce n’était déjà plus pour lui livrer la vie "intérieure" au scalpel d’une science indéfectible, incapable de construire en réalité le moindre système rationnel auquel prêter une quelconque validité universelle. Car comprendre n’est pas expliquer : les notions de causalité, ainsi que Dilthey le démontra avec pertinence, ne sont en réalité que des résidus d’abstraction. Et même si l’univers n’est pensable que s’il est essentiellement raison, lui chercher des raisons n’implique jamais que les catégories de cause soient claires à l’intelligence.

Dilthey avait ainsi voulu écrire une philosophie de l’Histoire qui nous aurait évité le sacrifice des individus. La biographie représentait logiquement pour lui la forme suprême de cet exercice. Passablement aléatoire, mais justement parce que l’exercice ne pouvait que rester problématique dans ce rapport au réel que les propositions scientifiques balaient, la vérité de cette science ne pouvait être à ces yeux que fort malmenée –à tout le moins, il fallait en redéfinir les usages et les principes. Conscient que toute philosophie de l’Histoire ne pouvait que subordonner les moyens aux fins, et plus encore dans la quête biographique, les buts que le biographe s’assignait ne pouvaient être que réducteurs d’une vie plus riche et plus décousue, toujours, qu’on ne veut bien le croire : l’enfance n’est pas seulement la préparation de la maturité ; elle a une signification propre, qui s’évade du champ de l’existence sitôt son âge accompli.

Quels peuvent donc être les formes et les contenus de la vie mentale ? Dans son article de 1885 sur Novalis, Dilthey en appelait à une psychologie qui aurait permis de procéder à l’unité des sciences de l’esprit. Une sorte de Realpsychologie, qui aurait permis d’étudier la vie réelle des individus dans leur diversité concrète, pour exprimer l’expérience de la vie incluse dans les œuvres de pensée. Mais il se serait agi moins de "clarifier" que d’observer et de décrire. Car tout ensemble psychique participe autant de l’unité du "Je pense" que de la diversité des flux de conscience. Si bien qu’il est difficile de croire que la diversité de la vie intérieure puisse être toujours ordonnée. Cela, même si la complexité de chaque moment de notre vie semble orientée vers une fin immanente.

dilthey-poetry.jpgA moins de construire la vie intérieure comme une structure téléologique : le système tendrait vers une fin qui organiserait la multiplicité des phénomènes et des expériences traversées, filtrant tout événement pour ne laisser émerger des souvenirs et des représentations que ce qu’il autorise pour donner jour à une unité structurelle pesant désormais sur l’expression de la moindre pensée, du moindre sentiment. Si bien que nos réponses au monde se verraient codifiées par ce système acquis, au sein duquel l’intelligence et la sensibilité se verraient orientées par une même structure, une force d’unification progressivement dégagée de l’expérience vécue. L’idée est séduisante.

Mais tout d’abord, qu’est-ce qui prouve que l’ensemble de notre monde intérieur puisse devenir un objet ?

Il faudrait qu’il y ait de la raison partout et surtout, une raison qui permettrait d’orienter la description du cheminement de notre conscience vers une fin unique… Le prix à payer serait alors celui d’une incroyable extension du vrai…

Quand en outre l’objet de la connaissance est un sujet psychique, aller d’un événement au tout dans lequel tout événement peut trouver sa place et sa signification, ne peut que contraindre la compréhension de l’événement à prendre place dans une vue anticipée de l’ensemble… Reporté à la compréhension de l’Histoire, c’est affirmer que chaque époque historique ne possède qu’une seule signification et qu’il ne subsiste pas, au sein du système énoncé, d’épaisseurs historiques distinctes, de contiguïtés, de ruptures, de parties non reliées par la causalité mais par des interactions réciproque, indécidables.

Construire l’unité de la personne, c’est ainsi comme chercher dans une volonté supérieure la raison de son devenir. A ce prix seulement l’interprétation devient transcendante. Or pour former ce tout, il faut pouvoir rapporter l’accidentel et le singulier à un ensemble nécessaire et significatif.

Dans la pensée de Michel Onfray, la vie et l’œuvre de Freud sont rabattues l’une sur l’autre pour entrer dans un même concept de signification, "Freud", qui exprime une idée claire de que furent sa vie et son œuvre.

Dilthey, sagement, avait fini par ouvrir sa pensée à l’à peu près. Qu’est-ce que comprendre ? La compréhension est-elle intellectuelle ou intuitive ? S’enracinant sur l’expérience, un état vécu, un état de conscience, mouvant, changeant, comment cette compréhension nous permettrait-elle d’interpréter les expressions de la vie ?

D’autant que nous ne coïncidons jamais avec l’intégralité de nous-mêmes : la vie s’enrichit en créant. Comment, dans ces conditions, pratiquer l’histoire des idées vécues ? Certes, dans la mesure où la vie s’extériorise en concepts, on peut penser qu’il est possible d’en rendre compte. La compréhension semble pouvoir ne devenir que strictement intellectuelle. Mais elle exigerait alors l’identité de la nature humaine. Or l’être humain est, toujours, un devenir improbable. Il n’est historique qu’après coup. Ressaisir l’unité de la pensée, rassembler les activités multiples, les sentiments, les gestes dans lesquelles la personne s’est dispersée, n’est qu’un leurre, produit de la souveraineté de la raison. Mais la raison n’est pas souveraine. Comment l’âme, dans ces conditions, pourrait-elle devenir un ensemble intelligible ? Il ne peut y avoir de science qui atteigne à la fois l’essence et les formes multiples d’une vie. --joël jégouzo--

 

Wilhelm Christian Ludwig Dilthey (1833-1911), historien, théologien et philosophe.

Michel Onfray : Faut-il brûler Freud ? (Conférence philosophique du 16/06/2010 à Argentan), 2CD-rom, Frémeaux & associés, Durée totale: 2:26:49, ASIN: 004GKURRG

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L’EUROPE MEDIANE AU XXème SIECLE

7 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #IDENTITé(S)

europe-mediane.jpgFractures, décompositions, recompositions, surcompositions…

Voici une approche de ce que l’on baptisa naguère l’Europe Centrale tout à fait revigorante !

D’abord parce qu’elle ne sacrifie pas au découpage idéologique habituel, qui a vu les français au tout premier chef, promouvoir l’idée qu’il existait une coupure quasi civilisationnelle entre l’Europe dite occidentale et l’Europe de l’est –laquelle, commodément, n’avait plus rien d’européenne en définitive…

La voici donc restituée dans une géographie plus complexe, imbriquée dans ses proximités allemandes, turques, russes, baltes, dont il ressort qu’il n’y a pas d’Europe clivée entre pays avancés socialement et démocratiquement et pays arriérés non démocratiques. De ce point de vue, l’étude de la vie culturelle, celle des phénomènes politiques, ou la relecture des paysages économiques, montrent par exemple une Italie du Nord-Est moins tournée vers l’occident que Prague…

Ensuite parce qu’elle est étudiée à travers de nouvelles échelles –le quartier, l’exploitation agricole, la rue, le bourg-, qui ont noué au fil du temps des liens parfaitement discontinus avec leurs espaces limitrophes. Dans ce changement de focale, l’approche se fait du coup plus politique sur les modes de jonction culturels ou économiques de ces régions. Politique, c’est-à-dire qu’elle contraint à révéler la nature politique du discours de l’historien en le pressant d’expliciter culturellement les outils qu’il met en place pour déchiffrer l’histoire.

Ce qui revient à dire que cette histoire européenne ne peut être que transnationale, dans la mise en rapport complexe des lieux qui la forment, des espaces souvent discontinus qui l’ont disséminée en réseaux (et ce bien avant l’apparition d’internet).

Les brouillages, dans ce mode de composition de l’histoire, on le devine aisément, sont nombreux.

Voici donc une étude qui remet profondément en cause les modes de construction des champs sociaux et historiques.

On lira de ce point de vue avec passion le chapitre consacré à Riga et à l’étude des modes de circulation des cultures européennes à l’intérieur des quartiers, des réseaux, des institutions, culturelles, politiques ou administratives de cette ville. C’est autant leur circulation du reste que les stratégies de différenciations culturelles qui sont abordées dans ce chapitre, voire la manière dont les projets architecturaux construisent de la légitimation nationale et/ou, introduisent en réponse des ruptures territoriales et culturelles au cœur même de la ville.

Une nouvelle géographie européenne des lieux culturels se dessine ainsi, ouvrant à point nommé notre réflexion sur la question européenne à l’heure où, justement, refait surface dans les discours politiques et économiques la problématique de cette "autre" Europe. Des constructions idéologiques et politiques sont en effet en cours, dont il ne faudrait pas qu’elles aillent puiser dans notre vision passée de l’histoire leurs légitimations, comme celle qui consistait à supposer, au moment où l’on souhaitait l’élargissement de l’Europe, qu’il fallait éduquer les nouveaux venus de l’est dans le modèle pré-existant qui était le nôtre, le seul, à nos yeux, rendant compte de ce que l’Europe était vraiment… --joël jégouzo--.

 

L’EUROPE MEDIANE AU XXème SIECLE. Fractures, décompositions, recompositions, surcompositions, sous la direction de Paul Gradvohl, CEFRES, octobre 2011, 286 pages, 20 euros, ean : 978-8086311-23-4.

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CULTURE ET INDENTITE EN EUROPE CENTRALE

6 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #IDENTITé(S)

europe-centrale.jpgCursus littéraires et visions de l’Histoire… Un beau programme. Mais on se demande tout d’abord pourquoi nos auteurs se sont obstinés à enfermer cette histoire dans le vieux concept d’Europe Centrale, quand depuis des années à présent, dans les milieux universitaires, il n’est plus question que d’Europe médiane… Réintroduire ainsi un filtre aussi vétuste, qui plus est dans les limites géographiques étriquées de ce qu’il représentait au milieu du siècle dernier, n’augure guère d’une vision pénétrante du devenir de cet espace culturel, encore moins quand, comme l’affiche la prétention du collectif "l’avenir de l’Union européenne dépendra(it) de la capacité de ses peuples à comprendre chacun leur propre identité"…

Une réflexion académique donc, faisant l’impasse sur l’invention du concept même d’Europe Centrale, enquêtant sur des identités ordonnées, instruites pour les besoins de la cause dans des limites culturelles étrangement étriquées, rabattues qui plus est sur la notion de peuple, tel qu’il existerait par exemple un seul et même Peuple français, ce à quoi les politiques ne croient même plus, sinon à l’extrême droite de l’échiquier des représentations identitaires…

L’étude se concentre donc sur cette ancienne Europe de l’Est au fond, installée commodément sur une ligne de front, sinon de partage, entre ce que l’on appelait les deux Europe, l’occidentale et la byzantine. Des pays qui ont inventé leurs caractères nationaux au forceps, moins dans le giron des institutions politiques qu’à travers leur littérature –leurs littératures serais-je tenté d’écrire, mais l’ouvrage n’y ouvre aucun droit, rabattant la diversité sur un seul et même foyer, imposé à partir d’un corpus soigneusement délimité mais dont la construction n’est pas même discutée, ni mise en perspective. Car qu’est-ce qu’une littérature nationale après tout ? L’ouvrage n’y répond pas, instruisant en toute quiétude un corpus ad hoc, sinon stéréotypé : celui que l’on enseigne dans les bonnes universités. Une vieille antienne en somme, pas vraiment erronée mais débitant ses poncifs, la moralisation de la politique internationale, la construction de la figure du Poète National, à l’image d’un Mickiewicz, et l’âge d’or d’une intelligentsia chargée de sauvegarder la mémoire collective –mais quid du travail organique en Pologne par exemple, quid des Tatras, de leur barbaresque exotique et de l’influence de cet exotisme sur les Lettres et la pensée polonaise ?

MickiewicOn focalise ainsi comme à l’accoutumée l’attention de la construction des identités nationales à travers le prisme du romantisme, à travers celui de la notion de communauté historique, et non ethnique, pour déployer une littérature "une", à partir de laquelle construire des spécificités faciles à décrire, comme celle d’une littérature qui aurait été moins égotiste que la littérature "occidentale" (sic !), et plus volontiers tournée qu’elle vers l’Histoire, en quête de son sens… Le tout dûment certifié par le "canon national", où se serait conjugué, œuvres à l’appui, le sentiment de l’identité, le sens de la beauté et la quête de l’universalité… une synthèse commode, mais sur quelles bases théoriques ? Dans l’ouvrage proposé, savant, encyclopédique, une liste de textes canoniques se voit ainsi établie, pour chaque culture et chaque période de son histoire, sans que l’on sache bien sur quels critères. Une recollection des grands auteurs de la Nation. Mais comment a été construite cette mémoire collective ? Sur ce point, l’ouvrage reste muet.

Bien commode, à l’évidence, quand il s’agit d’enraciner une production nationale dans sa prétendue identité, close sur elle-même quand les apports extérieurs ne sont pas même envisagés. Aucune étude, par exemple, ne vient interroger le volume des traductions des œuvres étrangères pays par pays pour éclairer les influences. Aucune étude n’étudie le poids de ces traductions dans la production littéraire nationale. Quid par exemple, de la traduction de Rabelais en Pologne au tournant du XXème siècle, qui occupa dix ans durant linguistes et écrivains tant le challenge et les enjeux étaient d’importance : traduire Rabelais obligeait en effet à ouvrir la langue polonaise à des constructions qu’elle ne savait accueillir, modifiant non seulement sa syntaxe mais sa sémantique, au point de l’engager toute dans ce défi, jusqu’à permettre l’apparition d’une littérature autre, comme celle d’un Gombrowicz par exemple.

Encyclopédique, l’ouvrage trouvera pourtant son utilité, à construire pareilles typologies des cultures d’Europe centrales. Un gros dictionnaire en somme, qui recoupe ceux qui existent, comme celui de Milosz sur la littérature polonaise, en les ouvrant toutefois à la concordance de temps politiques, ce qui n’est certes pas négligeable, même si l’on pouvait espérer de plus grandes ambitions de la part d’un collectif aussi savant, en particulier sur la manière dont une littérature nationale s’invente et se déploie. --joël jégouzo--.

 

Culture et identité en Europe Centrale. Canons littéraires et visions de l’Histoire. Editions Institut d’etudes Slaves et Masarykova Univerzita, oct. 2011, 660 pages, 36 euros, ean : 978-2-7204-0474-0.

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DU DESIR D’ELEGANCE 3/3 (suite toscane 7)

4 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #DE L'IMAGE

niki-de-saint-phalle_fusil.jpg

Une Bella Donna se mirait dans les vitres de la Banca Monte dei Paschi, à Sienne. Qu’y a-t-il à voir tout d’abord, dans ce regard qu’elle nous impose, sinon du désir, obscène jusque dans la possibilité de la séduction qui pourrait naître ?

La voir pourtant. Je voulais la voir et peut-être qu’elle me vît, chargé déjà de mon regard si ouvertement désirant. ET m’en sortir dans l’élégance du convenu citadin, à faire croire que je regardais autre chose, l’élégance légitime par exemple, qui l’aurait fait disparaître sous sa représentation commode. Mais cela aurait été la voir sans la regarder vraiment, l’œil sans l’œillade organisant des retrouvailles décentes à deux pas de la banque…

(Surtout ne pas oublier la banque, revenir au monde qui assigne au désir ses expressions bienséantes.)

Je n’étais donc pas dupe. Il s’était passé quelque chose. L’élégante avait substitué un moment dans son image la vision de la chose désirable. Sans que l’on sache jamais ce qui vraiment a été transféré, là.

Je l’observai et croisai enfin son regard quand elle quittait la banque. Ce regard disait le regard supposé de l’autre, lige de l’élégance construite. Un voir nous avait réuni, pudique cependant, tenant dans la distance de l’élégance un désir plus souverain. Ce n’était ainsi plus ce que l’œil voyait qui était en jeu à présent, mais ce que son regard sur elle avait prescrit.

Non pas celui qui avait présidé un temps à la transformation de son corps et que l’on peut apparenter à une technique de fouille, construisant ce corps différé que promeut l’érotisme, corrigeant la ligne des seins, élaborant des perspectives. Non : à présent que tout cela était en place, elle sollicitait une autre manière de la voir, non plus envahi par la montée d’un désir équivoque mais un plaisir plus serein, l’amour des belles choses peut-être, qui vous retient de mourir sur le bord d’une vie ennuyeuse.

Passant outre, logeant mon regard dans le sien, j’ai débusqué ce voir exhibitionniste qui faisait ressortir le caractère licencieux de son être, éveillant au fond du mien une lame tranchante pour ouvrir ses lèvres, affrontant nos regards en une vision obscène, l’un appât de son corps, l’autre nu déjà, érigé, tumescent.

sans titre frida khaloJ’ai contourné ce regard annihilant tout voir, empêchant d’exhiber l’œil qui fait voir sans équivoque, et qui se consumait et brûlait le voir qui la hantait et qu’elle masquait derrière son élégance trop vertueuse.

C’était bien sûr m’approcher trop près des sens qui avaient éveillé en elle son désir d’élégance. je me trompais du reste peut-être encore : l’élégance n’est point forcément le désir, mais tout aussi bien sa tombe.

Comment s’approprier cette vision insaisissable qu’elle incarnait ? Comment la dévoiler, la parcourir, aller au devant des vérités enfouies dans son corps même ?

Ce regard détenait le secret du désir sur elle, du trouble qu’elle était, là, perceptible dans cette coupure entre l’œil et le regard à laquelle elle avait travaillé si soigneusement, laissant entrevoir encore, toujours, même ineffablement, ce qu’il y a de plus fondateur dans le voir, désir originaire d’une radicalité impensable.

J’ai vu ce regard et j’ai pensé que pour voir ce qu’elle montrait, elle avait dû elle-même s’approprier un jour, ou au terme d’une longue fréquentation des désirs, l’œil de l’autre posé sur elle, saisi dans la fulgurance de la concupiscence qui lui était venue. Rejouait-elle alors, depuis, cet instant grâce auquel ses yeux avaient vraiment vu le jour en elle ? Une femme dans son intimité. S’engendrant et engendrant du même coup les possibilités visuelles de l’autre. Voyeuse, exhibitionniste, elle avait cherché à s’approprier l’objet supposé de la jouissance visuelle de l’autre, pour faire d’elle son objet de jouissance, un objet particulièrement travaillé, qui profitait de ce que l’autre était en état de jouissance pour le forcer dans son exhibition à s’approprier sa jouissance visuelle.

Mais ce qu’il voit et ce qui relève du sexe ne correspond jamais au sexuel originaire qu’il cherche à voir. D’où la répétition et le risque de rabattre sur un fonctionnement stéréotypé cette construction d’un soi désirable, pour en faire un objet non désirant aliéné à un désir perdu. L’élégante sait trop bien mourir au désir sexuel pour ne pas y échapper, bien souvent (à suivre…). --joël jégouzo--.   

 

images : Niki de Saint Phalle, Frida Kahlo.
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DU DESIR D’ELEGANCE 2/3 (suite toscane 7)

4 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #DE L'IMAGE

Andy-20Warhol.jpgUne Bella Donna se faisait élégante dans le miroir d’une banque italienne, occupant tour à tour sa place et une autre, invisible, laissant tantôt nos regards s’épuiser en vaine admiration, tantôt les sollicitant et suscitant l’œil qui cherche à voir et qui nous met en scène.

Pourquoi ai-je vu quelque chose, du reste ? Ce qui poussait à voir, à désirer voir, c’était elle, cette femme au souci d’être élégante, cherchant du regard dans le regard qu’elle posait sur elle, l’observateur obscène, dissimulé dans un pli de pensée, l’inquisiteur de toutes les élégances, placé au centre de cette curieuse scène.

Un personnage encombrant qui l’observait, encourageait un geste, dissuadait une pose, avec derrière la tête des idées bien arrêtées sans doute, sur la cambrure des reins, le plat du ventre, la courbe des seins.

Autour de ce dispositif scintillait les éclats de ce personnage absent, une multitude d’autres peut-être, piégés dans ces regards multiples qu’elle savait porter à présent sur elle, ceux du désir, de l’envie, son corps sous tous les angles.

Qu’est-ce qui pousse à voir ? A se montrer ?

Quand on veut se faire belle, qu’est-ce qui pousse à voir ? Ce complice intrigant guettant une courbe ? Je vis sa main passer sur son ventre, en évaluer le plat.

Comment fabrique-t-on une image désirable de soi ? Pour montrer quoi ? A qui ? Quel objet vise l’œil ? Mais surtout : quel désir fait retour dans ce regard sur soi, qui l’avait brusquement arrêté dans son cheminement au pied de la Banque ?

eyes wild shutPeut-être référait-elle plus ou moins innocemment à un autre quelconque et imaginaire ce regard tout de même sexuel qu’elle qualifiait dans sa mise, et que pourtant, elle n’osait trop poser encore sur elle… Mais pour prendre qui et à quel piège ?

Jusqu’à ce que le regard d’un autre peut-être, se décide à paraître -mais sur un mode infiniment plus sensible cette fois.

Un drôle de pari que celui de se montrer désirable. Une épreuve, que celle de l’élégance, au terme de laquelle il faudra avoir ramené dans ce dispositif visuel le regard de l’autre, n’importe quel autre en plus du regard espéré, sous peine de ne pouvoir se sauver de la destruction narcissique qui menace chaque fois qu’il est question de soi dans le miroir.

Traverser ce miroir de l’élégance et du désirable, la condition d’une survie à soi, plutôt que de s’y enfermer –encore que, parfois, cette prison rassure, de découvrir que l’on peut vivre dans l’horizon de son seul désir de soi, pourvu que l’on ait fait sien le regard de l’autre…

Mais le regardeur, que devient-il une fois la tâche accomplie ? Renvoyé à son voyeurisme séminal, de quel plaisir, de quel désir lui autorise-t-on les compliments qui ne peuvent pas ne pas revenir à l’élégante ? Qu’il regarde, désire dans le secret de sa propre épreuve le désir qui vient de surgir, que l’élégante vient de faire surgir et d’imposer comme condition de l’accès à son être. A imposer que l’on fasse pareillement front à la figure du désir, ne sollicite-t-elle pas toujours en nous cette pulsion scopique incroyablement puissante ? --joël jégouzo--.

 

images : Andy Warhol, eyes wild shut...

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DU DESIR D’ELEGANCE 1/3 (suite toscane 7)

3 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #DE L'IMAGE

ouvreuse.jpgUne Bella Donna se mirait dans les vitres de la Banca Monte dei Paschi, à Sienne.

Je la voyais arranger une mèche, un pli de sa robe, explorer son allure, indifférente aux passants, occupée de sa seule image, subito, tout entière inscrite dans le reflet d’un vitrage raffiné -soustraite au monde, en différant le retour.

Qu’est-ce qui donne au désir une telle puissance ?

Je la voyais soucieuse par moments, tout de même mécontente, arrangeant ici l’étoffe, repassant sous l’index le col qui rebiffait. Quel regard poursuivait-elle ? le sien propre ou bien celui d’un autre posé sur elle, appréciant ou dénigrant tel usage de ses courbes, le spectacle de son corps ?

D’où l’avait-elle saisi au demeurant, ce regard d’un autre la désirant un jour, ou plusieurs, sans pudeur ? Ce regard qu’elle rejouait ici devant l’élégante façade de la Banca Monte dei Paschi, ce regard qu’elle reconduisait et retournait sur elle pour s’y mirer, se faire belle, désirable ?

Elle n’était pas amoureuse de son image mais sidérée par ce regard qu’elle retournait sur elle à présent. La Bella Donna jouissait de se voir dans le reflet de cette vitre, contemplait dans ce miroir son pouvoir de séduction, l’élégance de sa mise, sa visibilité prise à son insu dans une réversibilité qui lui donnait un plaisir fou, bien que différé encore, dans le ravissement de sa construction.

D’où peut surgir le réel ? De quelle jouissance qui autorise de voir brusquement dans une vision parfaite l’objet de ses désirs ?

Banca-Monte-dei-Paschi.jpgLa Bella Donna se mirait. Il y avait une circularité dans son regard qui me fascinait. Une récursivité où s’arrimait le voir de l’autre, d’un autre qui l’aurait désirée, si belle, si délectable, dans cette élégance qu’elle construisait avec méthode, l’autre souverainement idéalisé, souverain désormais dans son altérité abstraite, créateur informel de ses formes, de cette grâce qu’elle dédiait provisoirement au miroir de la Banca Monte dei Paschi.

Je l’observais. Je cherchais à découvrir ce voir, cet être-vu qu’elle poursuivait dans le miroir d’une banque si recherchée elle-même, ce voir sans limite qui lui montrait tout ce qu’elle voulait voir d’elle, qui découvrait son corps, ses formes, l’arrondi d’une hanche, la courbe d’un sein entre ses mains soudain objet d’un charme rare qu’elle pouvait exposer à présent, bientôt du moins, qu’elle allait exhiber, offrir au monde, à moi-même aussi bien.

Le miroir pourtant n’était pas vraiment encore devenu un tableau, l’œuvre qu’elle voulait achever, ce moment de grâce qui la libérerait d’une station qu’elle savait momentanée. Il s’y réfractait trop de scories qui n’étaient pas encore tout à fait elle. Je le voyais bien à sa manière d’ajuster un pli, de reprendre une mèche.

Que contemplait-elle ? Je la regardais qui ne voyait qu’elle et peut-être pas même, scrutant une autre dans cette image d’elle saisie naguère dans le regard évanoui d’un homme qui l’aurait désirée, peut-être, dans un moment de son histoire ou patiemment reconstruit d’une expérience multiple de ces regards des hommes posés sur son corps.

Soustraite aux regards des passants bien que s’exhibant au regard de tous, elle seule voyait ce qui se tramait, qui rejouait, encore une fois, il me le paraissait du moins, une scène déjà ancienne et cependant toujours prégnante.

Elle seule voyait ce qui n’était pas à l’image dans ce miroir de la Banca Monte dei Paschi, que personne d’autre qu’elle ne pouvait voir, rassemblé pourtant là sous nos yeux, dans cette image qui la fondait déjà un peu bien qu’elle en inaugurait une autre, en poursuivait une troisième, image d’elle que je voyais se dessiner un peu mieux à chaque fois qu’elle reprenait la main sur elle.

Mais elle seule voyait cet ailleurs que je ne voyais pas et d’où lui étaient venues les raisons de son élégance, exorcisant la menace que le moi fait toujours peser sur nos existences, la repoussant, elle voyait à travers cette image un désir, peut-être : nul n’aurait su vraiment l’identifier, celui d’un autre le sien, peut-être pas même sinon un autre comme possible désir de soi. --joël jégouzo--.

 

images : Edward Hopper,

New-York Movie, 1939, et la

Banca Monte dei Paschi

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MARIO FREIRE DE MENESES : UN ŒIL

2 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #poésie

Hotel_by_the_Railroad-copie-1.jpgUN ŒIL

 

 

 

Chemin faisant vers un œil

Vers un très joli œil,

On aiguise le regard de satisfaction

Comme la bouche sourit

A la vue d’un met

Exquis

 

Le voyage prend des années,

Le voyage assassin.

Pour le moment, n’est qu’un mythe

Qui aiguise le regard.

Et l’œil, placide,

Laisse entrer

Le paysage.

 

 

 

 

 

Edward Hopper, Hotel by the railroad. Un homme regarde à travers la fenêtre. Le bras s’est arrêté dans le suspens de son observation du monde.

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EDWARD SAÎD, L’ISLAM DANS LES MEDIAS.

1 Octobre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

said.jpgLes éditions Sinbad publient une étude d’Edward Saïd parue en 1997, fort heureusement actualisée quelques mois avant sa mort. Or de 97 à nos jours, force lui aura été de constater que le regard porté par les médias sur l’Islam a gagné en manichéisme brutal, en hostilité et en bêtise. Au point que l’Islam incarne aujourd’hui la menace suprême, la seule –un vrai complot contre l’humanité. Les préjugés orientalistes, révèle Saïd, les suivant au mot près pour en dresser le relevé méticuleux, balayés naguère au terme d’un effort lui-même déjà impensable, ont fait un fracassant retour et jouissent d’une popularité effarante. Rien ne lui échappe, des discours sur la pseudo mentalité arabe (comme si les mondes arabes étaient "un"), à ceux sur la religion et la culture musulmane, subsumées toutes deux sous le même générique (c’est médical) d’un Islam nécessairement radical. Or l’Islam, rappelle Saïd, ne définit qu’une petite part du monde musulman, fort de plus d’un milliard d’êtres humains, est-il bon de rappeler ! Et cet Islam, en outre, n’est pas soluble dans le terrorisme…
Aucun autre groupe religieux ni culturel, démontre Saïd, n’est soumis de nos jours à pareil régime. Et de pointer les intellectuels complices de ce laisser-faire, alors que dans le même temps, depuis 1991, aux Etats-Unis même, un groupe de recherche a été formé, doté de moyens conséquents –on l’imagine !-, qui vient de publier une première conclusion à ses travaux, et en cinq volumes encore, avouant qu’au vrai, toute définition plausible du fondamentalisme est impossible, et qu’on ne saurait l’associer à l’Islam qu’abusivement et en toute ignorance de la diversité des mondes musulmans et arabes… Mais non. Rien n’y fait. L’Islam demeure associé à la haine de toute pensée politique, à l’idée de ségrégation sociale, à celle d’infériorité civilisationnelle, à celle du déficit démocratique, etc. A croire ces médias, l’Islam serait une religion psychotique, dissimulant à grand peine une idéologie néo-fasciste, violente, irrationnelle. Bref, intrinsèquement et parce que ce serait inscrit dans son histoire comme un horizon indépassable (ses gènes, pour un peu !), l’Islam serait une menace pour le monde libre. La dernière même, c’est promis, couvrant les Unes, remplissant les vides éditoriaux. Le tout sans le moindre débat. Chacun y allant de son poncif, de son mensonge, de ses approximations douteuses quand bien même ce chacun appartiendrait à la communauté scientifique. Du reste, observe Saïd, on n’a jamais connu, dans l’histoire des sciences humaines, un tel débordement de bêtise dans le monde universitaire.
Aristotle001Qu’y a-t-il donc derrière une telle unanimité ? Qu’y a-t-il donc derrière cette insistance à souligner le caractère menaçant de la foi, de la culture, des populations musulmanes, sinon un fol aveuglement qui nous détourne de réaliser que les Etats-Unis bombardent, envahissent, occupent les pays musulmans et n’ont cessé d’être en guerre, depuis la Libération, contre les Peuples du monde pour asseoir leur domination !
La couverture médiatique de l’Islam, au fond, obéit à une logique suicidaire, au moins pour les pays qui se sont placés dans le giron des Etats-Unis, sinon génocidaire, à force de construire le musulman comme l’autre de l’humain.
Arabes, islamistes, musulmans, constituent désormais une seule et même cible qui articule une composante fondamentale de la politique de domination américaine. Placer ainsi les musulmans, comme le font les américains, au centre d’une attention thérapeutique et punitive, ne peut qu’inquiéter, ne devrait qu’inquiéter ce monde soit disant libre, qui ne sait faire la part des choses. --joël jégouzo--.
 
Edward W. Saïd, l’islam dans les médias, éd. Sinbad, Actes Sud, traduit de l’anglais (américain) par Charlotte Woillez, sept. 2011, 282 pages, 24 euros, ean : 978-2742-782406.
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