LE TOUR DE FRANCE PAR DEUX ENFANTS, OU COMMENT INVENTER LA FRANCE
Nos arrière-grands-parents plan-chaient encore sur ce manuel destiné à l'édification de leur belle jeunesse.
Roman d'éducation à la française, ce Tour de France est le récit d'un voyage que deux orphelins lorrains accomplissent pour retrouver leur seul parent vivant : un oncle exilé à Marseille. André et Julien Volden ont respectivement 14 et 17 ans. Ils ont franchi clandestinement la frontière allemande qui sépare, depuis 1871, la "pauvre" Alsace-Lorraine de la France. Fidèles à la mémoire de leur père (mort en expirant son dernier appel : "France !"), ils n'ont qu'un but : vivre dans cette France qu'ils ne connaissent pas, mais pour laquelle ils nourrissent une définitive passion... d'orphelins ! Le message est limpide. Curieusement d'ailleurs, ils s'éprouvent comme séparés de la mère Patrie (Heimat, avoueraient-ils pour un peu, et en allemand encore, si on les y poussait), dans laquelle ils n'ont jamais mis les pieds, mais pour laquelle ils n'hésitent pas à quitter leur "pays". C'est du reste cette dialectique Patrie/pays que l'ouvrage met ainsi en œuvre, au terme de laquelle le premier terme devrait pouvoir transcender le second, en s'appropriant nombre de ses prédicats. Traversant donc les différents pays de France, dont ils relèvent soigneusement les complémentarités et non les différences, nos deux enfants ne cessent d'y inscrire le travail par lequel devrait s'accomplir l'unité nationale : la mise en ordre téléologique de son espace.
Car la France s’y affirme comme une géographie plutôt qu’une histoire ! Et pour cause : cette histoire n’est pas encore écrite, du moins, elle ne l’est que dans les couches savantes et aristocratiques de cet ensemble baptisé France par les grands géographes français du XIXème siècle, qui avaient opéré à ce renversement, préparé il est vrai par le concept d'année zéro de la Révolution (1792 : le français est rendu obligatoire sur tout le sol national constitué -il mettra encore des décennies avant de s'y établir). Mais il s'accomplit dans ce manuel avec une rare énergie, à destination des couches bourgeoises et populaires, sinon rurales. C'est donc dans cette sémantique du géographe –sinon du botaniste, sans doute pour enraciner dans la mentalité des futurs français (la population qui peuple l’espace géographique nommé France) l’idée du Droit du sol- que prennent pied les métaphores de la nation comme nation organique. "Le plus beau des jardins, c'est celui où il y a les plus belles espèces de fleurs. Eh bien, petit, la France est ce jardin". Or, dans ce jardin, l'histoire ne s'ouvre qu'au hasard de la promenade, comme autant de fenêtres sur l'imaginaire de la vie des Grands Hommes, au fond toujours la même malgré ses apparences de diversité : celle du service de la Patrie. Il n'y a ainsi plus aucune profondeur historique dans cette histoire qu’ils écrivent, mais un rapport de contiguïté que l’histoire entretiendrait avec l'espace qui l'exprimerait.
Pour en rendre compte, il faudrait au fond accomplir un détour par la langue anglaise, qui différencie nettement l'Histoire (history) des histoires (stories). La consistance de l'identité française ainsi décrite ne relève pas de la compétence historique, mais idéologique : elle est une storie, une fable à l’usage des enfants.
Une storie que l’on réinscrit dans une géographie politique dont la logique repose sur... l'état des forces de production ! Précisons que G. Bruno n'est pas marxiste...
Car ce que nos enfants découvrent, ce ne sont pas des terroirs mais des circonscriptions et des bassins de production. Bruno ne cesse de dresser l'inventaire non pas des traditions, mais des innovations techniques qui foisonnent sur le sol français –et sans doute pour concurrencer celles qui font briller l’Allemagne et l’Angleterre de mille feux.
De ce point de vue, l'épilogue écrit en 1904 est un monument dressés aux valeurs scientistes et hygiénistes : l'inventaire n'oublie rien, du train, de la photographie, de Pasteur, des rayons X, du télescope, du microscope, du sous-main, du cinématographe, du métropolitain... Bref, de tout ce qui, en soi, ne possède aucun caractère français…
Le génie français de l'universel s'universalise au point de se dissoudre dans cette modernité qu'il a eu tant de mal, au demeurant, à rallier... Etrange tour de France qui s'accomplit en tour du monde symbolique au Jardin des Plantes, où se trouvent rassemblés la flore et la faune du monde entier. Le paysage français ? Il est industrieux et entièrement assujetti à cette vocation moderne. Donc habile : il disparaît avec le "produit" qui l'avait façonné. C'est l'exemple des mûriers du Dauphiné, un paysage d'arbres exfoliés - les feuilles servant à nourrir les vers à soie -, dont il ne reste plus trace aujourd'hui.
L'amour de la France se conjugue avec celui de l'hygiène, du travail, de la fierté d'appartenir à la race banche( !), "la plus parfaite des races humaines". Il s'avance dès lors au devant de bien des déconvenues, bien des malentendus, bien des paradoxes, tiraillé entre les valeurs de la modernité et celles des "pays", enracinées dans les contraintes des solidarités de proximité. Si bien que le Tour de France s'achève de nouveau sur l'obstacle du terroir. La téléologie moderniste tombe alors en panne pour ouvrir au triomphe la spéléologie, si l'on peut dire, de la France profonde.--joël jégouzo--
Le Tour de France par deux enfants, G. Bruno, éd. Belin, coll. Edition scolaire, déc. 1985, relié, 331 pages, ean : 978-2701102528. Epuisé.
Images chapitre XLVIII, sous-titrée : la plus grande usine de l’Europe : Le Creusot. Les hauts fourneaux pour fondre le fer.
L’ETHNICISATION DE LA FRANCE… L’IDENTITE EST-ELLE UN PATRIMOINE ?
Jean-Loup Amselle intervient dans un débat qui n’est pas le sien, ou plutôt, qui n’est pas celui de sa discipline : l’anthropologie. Et ce faisant, il se couvre de ridicule, au mieux, car au pire, il émarge aux idéologies les plus douteuses, à défendre d’une part pareillement cette abstraction commode qu’est le modèle républicain français, aussi vide de sens public qu’il est abstrait, et prétendre d’autre part que ce modèle serait, le malheureux, assailli dans on sait trop bien quelle croisade il nous faudrait livrer, par un multiculturalisme anglo-saxon hérité des plus sombres agitations germaniques autour du concept de Kultur, associées à la désastreuse influence de la french theory sur les milieux universitaires américains…
Car que l’on prenne un peu la peine de lire les récentes études sur cette question si consensuelle du modèle républicain français, celles de nos députés par exemple, Gauche-Droite confondues, publiant un rapport aussitôt jeté dans les oubliettes de la République sur l’état des banlieues françaises pour affirmer, statistiques à l’appui, qu’elles sont devenues de véritables ghettos (ils emploient le mot !). Qu’on prenne la peine de lire l’étude récentes de chercheurs sur les cités, concluant à l’absence de ce modèle républicain entre les barres des immeubles non pas du fait de la volonté des jeunes qui y survivent, mais d’un Etat qui a décidé non seulement de se retirer de ces ghettos qu’il a construits, mais de les livrer à un vide effarant pour, n’en doutons plus, contempler à loisir leur chute infernale, et l’on mesurera alors ce que ces bonnes paroles républicaines apportent au débat !
Alors bien sûr, l’ouvrage ne se réduit pas à hurler avec les loups le désespoir de voir notre culture blanche si malmenée. Alors bien sûr, nous voulons bien imaginer avec Amselle que l’identité ne se déduit pas mais qu’elle se compile, encore faut-il l’analyser dans toute sa complexité, plutôt que de se contenter de déverser le vocabulaire des pétitions de principe à l’usage des étudiants de Khâgne… Une doxa forcenée en gros, où l’on croit s’en tirer avec la récitation du catéchisme intellectuel le plus convenu. Comme d’oser écrire des banalités du genre : c’est ce que l’on devient qui importe, pas ce que l’on est… Qu’il aille donc commenter son antienne dans les cités, où tout devenir est interdit.
De même, l’on veut bien applaudir des deux mains à la dénonciation d’une Gauche qui aura failli ces dernières décennies, en abandonnant les classes laborieuses aux discours les plus tragiques de la République.
Mais qu’on veuille nous expliquer que construire le lien social c’est passer à travers les aires culturelles, là, on attend encore en vain une explication qui ne soit pas un sermon. Car on veut bien ne pas enfermer les enfants de la diversité dans leur négritude, belle formule, et eux aussi, cher Amselle, le voudraient bien, encore faudrait-il que la République le veuille elle aussi !
Amselle croit par ailleurs s’en tirer en dénonçant les discours de l’actuel pouvoir, qui nous ressert ce vieux plat bien français au demeurant, de la race et de sa souche. Il peut bien dénoncer le fiasco du débat sur l’identité nationale, mais à mettre pareillement en avant sa dénonciation de la promotion d’un marché politique de l’ethnicisation, du marketing ethnique, de la création artificielle de la diversité, on attend toujours qu’il nous prouve l’efficacité symbolique de l’idée de Nation, dans un pays où son usage ne paraît réservé qu’aux français de souche…
Car Amselle oublie une chose : c’est que la question de l’identité est d’abord une question politique. Une question qui ne se pose que dans le cadre des remaniements identitaires en cours, sur lesquels il serait dangereux de ne jeter qu’un œil agacé.
Comment ne pas reconnaître en effet la nature intrinsèquement politique des phénomènes identitaires ? Comment ne pas reconnaître que ce qui se joue dans la question du lien social, c’est bien une construction politique qui met toujours en cause les rapports de domination du pouvoir ?
Comment ne pas comprendre que cette construction des identités passe par l’assignation à chacun d’une identité propre lui permettant d’être socialement reconnu, mais que cette assignation ne peut être tributaire que de la manière dont sont produits, autorisés et diffusés l’ensemble des référents identitaires ?
Comment ne pas comprendre qu’une société telle que la nôtre ne peut durer si les individus qui la composent ne trouvent pas le moyen de s’y repérer positivement ? C’est-à-dire dégager de leur expérience les supports de cohésions suffisants, comme le disent les chercheurs en sciences sociales. Allez dans les banlieues, étudier ces supports autorisés de cohésions suffisants ! Regardez comment la République y a façonné son désordre social. Partout ailleurs, dans les sociétés contemporaines, l’ordre social est tributaire du droit. Regardez comment la République française a sorti elle-même le droit des cités. Examinez-le simplement, dans les articulations les plus basiques de l’identification -nom, domicile, état civil-, appelez-vous Mohamed et travaillez votre parcours dans le neuf-trois.
Le vide laissé par la République a déchiré les individus. Alors Amselle peut bien invoquer l’idée de la Nation, mais depuis des décennies l’on sait pertinemment que la Nation n‘est pas, ne peut pas être le seul lieu d’identification, quand depuis des lustres des identités plus larges (l’Europe), plus étroites (la cité), la traversent légitimement. Quand depuis des lustres elle subit la concurrence des identités professionnelles, militantes, partisanes, associatives. Quand depuis des lustres l’identité fermée des pseudos républicains sévit comme la source la plus fumeuse du plus fumeux des malentendus !
L’identité enfin, n’est pas comme voudrait le croire Amselle, une donnée inaltérable. C’est, encore une fois, une construction sociale. Il faut le marteler : elle est le produit contingent d’une société qui ne cesse de se transformer. L’identité nationale ne peut pas être un patrimoine. Politique, elle s’invente dans les conflits qui traversent une société et ne peut ainsi qu’être problématique. Une stratégie de pouvoir, assurément, une ressource idéologique face à la soustraction républicaine dans les cités, non un argument d’autorité. Il n’y a pas de prêt-à-porter identitaire, de blouse d’écolier dont on forcerait tous les gamins de France à se parer ! Le socle identitaire est affaire de négociations, car l’identité ne peut être qu’un projet, bâti au terme de négociations qui ne peuvent pas ne pas poser la question du Pouvoir. --joël jégouzo--.
L’ethnicisation de la France, de Jean-Lou Amselle, éditions Lignes, août 2011, 144 pages, 14 euros, EAN : 9782355260803.
SIMPLES SOLDATS DE LA GUERRE D'ALGERIE...
Dans les confins algériens, cinquante rappelés s’ennuient. L’ennemi n’est guère ici qu’une catégorie abstraite, qu’incarnent de loin en loin des bergers que nos rappelés s’efforcent de travestir en terroristes, sans jamais y parvenir : les bergers restent des bergers, exaspérés, inquiets, bousculés, mais pacifistes malgré leurs craintes et leurs colères contre ces hommes imbéciles qui veulent les voir souffrir. Nos bidasses s’ennuient finalement tellement que la tentation de fabriquer une gégène leur vient à l’esprit. Pour voir. Parce qu’ils ont entendu parlé de la gégène. Parce que d’autres sections s’y livrent avec bonheur, parce qu'on raconte qu'elle peut aider au moral des troupes. Ou alors ils aimeraient avoir des bêtes autour d’eux. La gégène ou une bête. Domestique. Un chien par exemple, parce qu’ils sont paysans, qu’ils ont perdu leurs repères et ne savent plus quels usages ni quelles règles honorer. Mais leur sous-lieutenant ne l’entend pas ainsi. Lui aimerait jouer les pacificateurs. Construire une école, instruire les enfants algériens. En français bien évidemment. De la beauté du français. Sa langue. Pas la leur. Que personne ne connaît du reste dans sa section. Alors il construit son école comme il le peut, avec des bouts de ficelle et se fait instituteur, pendant que ses camarades de guerre cherchent désespérément à faire la guerre. Tout de même, on est là pour ça, non ? Mais à défaut de guerre, la section organise une chasse au sanglier. A la mitrailleuse. Histoire de dégommer aussi un ou deux bergers. Pour voir. Des hommes ordinaires en somme, dont il faut souvent réparer les "bêtises" -l’agression sauvage d’un berger par exemple.
L’on songerait pour un peu au désert des Tartares ou à sa copie française : Le rivage des Syrtes. Le texte en possède la qualité d’écriture et s’orne de motifs proches. J’ai d’abord hésité à sa lecture. Le processus qui transforme les honnêtes gens en bourreau est banal. La cause est entendue. Reste à en éprouver l’émotion. Pour y parvenir, l’auteur crée des images, fortes : un homme dévoré par un chien. L’extraordinaire banalité du mal s’accomplit ainsi dans l’horreur. Et puis après ? Notre histoire algérienne s’est-elle épuisée là, avec cette section "presque" exemplaire, "à peine" travaillée par des interrogations morales ? Que répondre à cette question, sinon que, finalement, oui, "aussi". Le sursaut moral s’est fait attendre, en Algérie. Il y avait la France tortionnaire, la France fascisante, la France révoltée contre cette guerre, minuscule celle-là, et puis ces bonshommes embringués dans une sale histoire et qui tantôt inclinaient à jouer les bourreaux, tantôt se cachaient derrière la Raison d’Etat. Sans oublier cette France crétine, qui se paumait dans les Aurès parce que ses cartes n’étaient pas les bonnes… La France pourrie, l’Etat assassin, et des pauvres types qui dérapaient. Quelle horreur ! --joël jégouzo--.
Simples soldats, de Jean Debernard Actes Sud, coll. Un endroit où aller, août 2001, 202p, ISBN : 2742733965.
KAMEL LAGHOUAT. Coupables d’être arabes, habillés de poussière.
"Paris. 17 octobre 1961.
Quand ils sont tombés les uns après les autres, la langue des morts s’est déchirée.
Mais bien avant cela déjà : Mers-el-Kébir, la baie d’Oran. Le fort des Cigognes.
A quoi ressemblait la chambre de Kateb Yacine, le jour où il est mort ? Les hommes pleuraient-ils de n’avoir su l’entendre ?
A l’automne 1961, Frantz Fanon, algérien d’adoption, vivait seul à New York, où on soignait son cancer. Il mourut le 6 décembre de cette même année, sans revoir sa famille, ses amis. Sous sa voix nichaient des millions d’autres, opprimées.
17 octobre 1961. Paris. Des centaines. Morts. On ne saura jamais.
Mais avant cela, Barberouse, sur les hauteurs d’Alger.
La prison des martyrs de la cause algérienne.
Car avant cela, la guillotine française tranchait nos têtes.
Celle d’Ahmed Zabana, à Barberouse.
Cotty lui refusa sa grâce.
Tout comme à Ferradj.
Zabana fit résonner les murs de la prison ce jour là de son cri : "je meurs, mes amis, mais l’Algérie vivra !"
Ferradj, terrorisé, fut traîné à l’échafaud.
Ferradj, l’ouvrier agricole qui ne connaissait pas Alger, ni la grande ville.
Ferradj, L’ouvrier agricole qui avait passé toute sa vie dans une ferme de la Mitidja. Le 19 juin 1966, on l’a traîné vers la mort. Coupable de rien. D’être arabe. Habillé de poussière.
Les familles des condamnés à mort se rendaient chaque matin devant Barberouse où chaque matin on placardait la liste de ceux qui allaient être exécutés.
Car avant le 17 octobre 1961, l’Etat français exécutait les algériens. Il en avait pris l’habitude en quelque sorte.
Car pour jeter dans les rues de Paris des milliers d’algériens le 17 octobre 1961, hommes, femmes et enfants tremblants de peur et de colère, il en avait fallu de la souffrance, de l’indignation et de l’exaspération.
17 octobre 1961. On ne saura jamais combien sont morts. Cette ignorance est déjà un crime.
Mais avant cela, on envoyait les nationalistes algériens à la guillotine.
Car avant cela, le pouvoir politique français avait accepté que des pouvoirs "dictatoriaux" fussent accordés à Guy Mollet.
Car avant cela, il ne faisait de doute pour personne qu’il fallait recourir aux exécutions capitales pour guérir les algériens de leurs velléités d’indépendance.
Il y eut donc Ahmed Zabana, rendu infirme par ses blessures, exécuté le 19 juin 1956 à 4 heures du matin, et Abdelkader Ferradj, exécuté sept minutes plus tard.
Et la justice française, qui prononça plus de 1 500 condamnations à mort, exécuta 222 militants du FLN, le plus souvent au terme d’une parodie de justice.
Bien avant le 17 octobre 1961. "
Kamel Laghouat.
Photographie : la prison Barberouse à l’époque coloniale.
Photo de la guillotine d’Alger, la vraie, utilisée dans le film italo-algérien La bataille d’Alger, réalisé par Gillo Pontecorvo. Long métrage en noir et blanc tourné en 1965.
17 octobre 1961 : Penser l’Histoire dans la force du présent ?
Allons-nous cette fois encore commémorer le 17 octobre 1961 dans le vide ? Comme une date sortie du chapeau de l’Histoire, un voyage de mémoire les yeux fermés, saisis de scepticisme et de lassitude ?
Où engager un travail de mémoire à peine entamé sous le couvert des devoirs qui l’encombrent, quand déjà on voudrait qu’il laisse place à quelque attrayant spectacle, déposé de gerbe solennel, ronde des discours convenus avant de céder la place, demain, à quelque autre journée commémorative ?
Que devient cette mémoire algérienne de la France ? Quels enjeux recouvrerait-elle, quand partout dans le monde, et à commencer par la France, l’un des pays les plus zélés dans cette cause crapuleuse, le racisme anti-arabe n’aura jamais connu autant de succès ?
L’étude d’Edward Saïd parue en 1997, actualisée quelques mois avant sa mort, n’ouvrait-elle pas à un constat plus éprouvant que celui d’une commémoration les yeux fermés, quand le regard porté sur l’Islam par les médias, les hommes politiques, n’aura cessé de gagner en manichéisme brutal, en hostilité, et en bêtise ?
Quel devoir de mémoire nous épingler cette fois ? Y aurait-il par exemple un enjeu éthique à gagner dans cette commémoration ? Ou politique, intéressant notre situation dans le monde contemporain et dont on pourrait dire qu’il pourrait, au fond, l’informer durablement ?
De quoi s‘agirait-il aujourd’hui ? De savoir ce que devient cette trame mémorielle dont on voit bien qu’elle n’est pas capable de nous soustraire à l’inquiétude de voir, demain, un nouveau massacre (Syrte ?) s’affirmer dans l’indifférence générale ?
Que s’agit-il d’affronter, dans cette nouvelle commémoration ? L’aventure difficile d’interrogations vites tues, posées déjà dans cet ailleurs de la transmission muette d’une histoire dont les livres, seuls, se chargeraient ?
Mémoire collective et/ou mémoire individuelle ? Mémoire savante ou mémoire populaire ? Mémoire officielle ou mémoire privée ? Mémoire sociale ou mémoire identitaire ? Mémoire politique ou mémoire éthique ?
Que l’on me comprenne bien : il ne s’agit pas, cette fois encore, de réitérer les cris d’orfraie habituellement poussés sur le décorum républicain dont on accommode la mémoire du 17 octobre 1961. Ici et là, les archives d’une survie ancienne seront diffusées, empruntant, déjà, les voies de l’assomption du spectateur pour taire que des centaines d’arabes pourraient bien être encore jetés demain dans un fleuve, pourvu qu’il ne soit pas la Seine et ce, dans l’indifférence générale. Or il faudrait, justement, ouvrir cette journée à une réflexion inédite, celle de la pleine signification sociale et politique des raisons de commémorer le 17 octobre 1961. Loin de la déploration, dans l’inquiétude d’une histoire qui est encore la nôtre aujourd’hui. Et nous interroger vraiment sur le fait qu’il n’y ait pas, pour paraphraser Arendt, d’histoire plus difficile à raconter dans toute l’histoire de la France contemporaine que celle-là, semble-t-il.
Il s’agirait de lui reconnaître une place "politique", au sens fort de ce que doit être le lien social. "L’histoire, écrivait Marc Bloch, c’est la dimension du sens que nous sommes". Il faudrait alors instruire ce sens, convoquer à travers son fragile surgissement la forme de cette cité éthique capable de se réaliser dans les conditions de la nature sensible de l’homme. Et nous défiant d’une commémoration de plus, d’une commémoration pour rien, prodiguer une vraie leçon de politique : vivre ensemble. --joël jégouzo--
Le collectif 17 octobre 1961, dont font partie le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié des peuples (Mrap) et la Ligue des droits de l’Homme (LDH), a demandé, comme chaque année que “les plus hautes autorités reconnaissent les massacres commis par la police parisienne”.
Le lézard lubrique de Melancholy Cove
Melancholy Cove, bourgade californienne. Dès septembre, la ville hiberne. Normalement. Mais là, tout va de travers. D’abord, Bess s’est pendue. Enfin… On l’a peut-être pendue. De toute façon elle était dépressive. La psy du bourg s’en croit quand même responsable et décide de supprimer les tranquillisants à plus d’un tiers de la population… Du coup, tous les cinglés de Melancholy se retrouvent livrés à leurs pulsions. Et il y en a de gratinées ! Sans compter qu’un gros lézard de trente tonnes tout droit sorti de Jurassic Park a décidé d’élire domicile dans la bourgade, à la poursuite d’un bluesman contre lequel il a gardé une sévère rancune…
"Un blues de coyote" était un chef-d’œuvre de drôlerie. Moore réitéra avec Melancholy, roman picaresque, loufoque, véritable farcissure littéraire épousant son imaginaire débridée. D’aucuns prétendirent qu’il était moins réussi. Mieux que mieux, c’est pas facile en effet… Moi, je n’y ai pas boudé mon plaisir. Et puis, comme le dit l’un des personnages : "on est en Amérique, et en Amérique chacun a le droit d’être totalement secoué". Au point même de ne pas écrire chef d'oeuvre sur chef d'oeuvre... --joël jégouzo--.
Le lézard lubrique de Melancholy Cove, de Christopher Moore, traduit par Luc Baranger, Série Noire, 2002.
J. Danang : Le monde est sans profondeur…
"Il n’y a pas d’accès aux secrets du monde -le monde est sans profondeur
peut-être le poème
rassemble-t-il plus de possibles que le réel n’en compte lui-même
à se tenir toujours dans l’en-deçà de sa forme
et n’être tranchant que dans l’immédiat du monde exprimé.
"Du monde
En vain on feuillette les pages.
Elle se taisent, n’ont rien à dire, rien à montrer, frôlent le ridicule,
Mais c’est justement là que
"Chacun y va
avec ses mensonges, ses petitesses ou l’élégance d’un trait
habile
l’œil exercé, épinglé d’arrogance
"Le silence troue toute chose,
pourtant si pleinement perceptible."
J.Danang, Paris, 12 octobre 2011
j'ignore qui est J. Danang. J'ai aimé ce texte. Simplement.
LE PARTAGE DE MIDI, DE PAUL CLAUDEL : UNE ASYMETRIE FONDATRICE
Sur un paquebot en route vers l’Extrême orient, quatre personnages s’entretiennent sur les coups de midi trois hommes et une femme. Mesa, passablement tourmenté, ne peut cacher l’irrésistible passion qui le porte vers Ysé, une femme mariée, coquette, insouciante, que son couple ennuie et qui, tour à tour, sera la compagne des trois hommes. Le drame qui va se jouer là, on le sait, Claudel l’a d’ailleurs avoué sans détour dans une lettre à Francis Jammes le 19 septembre 1905, est "l’histoire un peu arrangée" d’une "aventure" amoureuse qu’il vécut de 1900 à 1905, ponctué par le ravissement d’une femme mariée.
Là où L’échange donnait à voir la dispersion du Moi en quatre figures symétriques, Le Partage de midi introduit une asymétrie fondatrice : le Moi s’égare à chercher dans la passion une réponse à sa solitude égologique, mais il ne peut faire autrement, son site est là désormais. Sur fonds de révolte (des Boxers) et de massacre, l’incomplétude où nous nous rencontrons ne peut offrir à nos passions qu’un horizon clivé. Mesa cherchera une issue sans la trouver, Dieu ou la mort, et il peut bien vouloir mettre fin à ses jours, Ysé le rejoindre, Claudel ne cesse d’avouer dans ces fins qui ne viennent rien clore, la douleur d’aimer qu’il ne peut étancher. Largement autobiographique, on le sait, ce texte retentit tout entier de la fièvre du jeune Claudel errant d’un amour l’autre, pour se déplacer entre lebanal et le sublime qui bornent son horizon. Au théâtre, dans les années 2000, les Ateliers Petit et Marigny l’avait monté à la Cartoucherie de Vincennes. Une gigantesque voile se gonflait en travers du dispositif scénique pour séparer, comme un seuil corporel Ysé de Mesa. Le texte s’y trouvait posé dans une exaspérante lenteur, que l’on finissait par oublier, tant elle collait à l’inébranlable simagrée de Claudel ne cessant de rejouer la promesse de l’amour, jusqu’à l’émoussement suicidaire de ses sens. --joël jégouzo--.
CONTRIBUTION A LA THEORIE DU BAISER
Existe-t-il de bonnes manières d’embrasser ? Avec ou sans bonnes raisons… Le baiser ne serait-il alors qu’affaire de sentiments ? Ou non ? Voici une bouche. Sa langue papille. C’est quoi, la magie du baiser ? Suave, frémissant, peut-on s’ennuyer d’embrasser ? Peut-on rater un baiser ?
Dans les couloirs du collège, ou du bureau, à la dérobée du couchant incendié, les langues dans le chaud giron de la bouche, combien de temps dure un baiser, combien de temps doit-il, peut-il durer ? Le matin, le soir, dans le froid utilitaire du revoir, prélude-t-il toujours à quelque rencontre dévorante ? Le baiser est-il affaire de maîtrise ou d’aventure ? Et s’il s’agit d’aventure, dans quel vulnérable nous installe-t-il ?
D’où vient donc qu’on embrasse ? Des civilisations l’ignoreraient-elles ? Par quel type de représentation du baiser chaque période de l’histoire humaine a-t-elle été scandée ? Des peuples l’auraient-ils refoulé du côté des pratiques exclusivement érotiques ?
"Qu’il me baise d’un baiser sur la bouche"… Le Cantique des cantiques, compilé quatre siècles avant notre ère, évoquait déjà cet envahissement de la chair comme une volupté, non un danger, l’horizon, le seul, de l’Esprit soudain porté à l’incandescence, suspendant la vie organique mais dans la passion de la chair… Quatre siècle avant notre ère, et il n’existe toujours pas d’étude sur le baiser… Etrange, non ?
Pourquoi diable alors, les romains avec leur manie de l’ordre, ont-ils éprouvé le besoin de le codifier ? Et d’en dérouler les usages : le basium réservé au périmètre de la famille, autorisant le contact des lèvres mais sans l’intromission de la langue, l’osculum plus furtif, accordant entre pairs la qualité de l’estime, et le suavium, lascif, bouche ouverte, réservé aux jeux érotiques…
Qui sait encore ce que nous devons aux premiers chrétiens, qui ne cessèrent de s’embrasser, matin, midi et soir, prenant à la lettre les recommandations de Paul : "Saluez tous les frères d’un baiser"- Epître aux Thessaloniciens, V, 20). Certes, il ne s’agissait dans son esprit que du basium, mais on voyait fréquemment celui-ci se muer en suavium, à pleine bouche et indifféremment de la question du sexe, si bien qu’au XIIIème siècle, le Pape Innocent III dut intervenir pour en interdire la pratique, décidément débordante, l’expulsant du sein de l’église pour du coup lui ouvrir grande les portes de la chrétienté… Si bien qu’à la Renaissance le baiser était devenu la pierre angulaire de l’Amour courtois.
Les Baisers de Jean Second (XVIème siècle), en témoignent. Louanges introduisant le baiser suave comme la plus subtile expression du sentiment humain, au point d’impressionner le jeune Ronsard, attentif à l’élégance du geste, mais explorant dans ses Amours le baiser dans son être charnel, sommet de l’érotisme galant qui ne saurait oublier le corps qui frémit derrière, "couple à couple frétillards"…
Il faut se repaître de la nourriture des baisers, affirmaient les hommes de la Renaissance, aussitôt contredits par les fâcheux des Lumières, Voltaire en tête, qui n’y voyait que fourberie, mensonge, hypocrisie. La bouche, ce lieu mystérieux.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’en est-il de cet arrière plan anatomique du baiser qui logea naguère la métaphysique dans la chair ?
Qu’est devenu le baiser dans nos civilisations de la hâte ? Le meilleur baromètre du couple ? Mesure-t-il encore la force des sentiments ? Ou bien est-ce abusif de lui demander pareille déposition ? Quid, alors, de l’oubli du baiser ? Quoi du quotidien dans la distance des baisers que l’on n’ose plus ?
Alexandre Lacroix parle dans son essai du baiser de Klimt, peint en 1908. Regardez bien, nous dit-il : les lèvres des amants ne se touchent même pas, comme si Klimt avait confié au spectateur le pouvoir de son achèvement. Quoi de ce désir qui nous fait l’achever ?
Dans le baiser, je suis envahi. Je dois me laisser envahir et envahir à mon tour. Mais qu’est-ce que le baiser, pour l’un comme pour l’autre sexe ? Une bouche d’homme ressemble-t-elle à une bouche de femme ? Le baiser, est-ce du féminin pour l’homme ? Lacroix parle à ce propos d’une pratique morphologique égalitaire. Les psy, eux, l’ont rabattu sur le stade oral (Freud le tirait du côté de la succion). Le baiser n’ouvrerait-il donc qu’à des sensations très douces et très anciennes ?
C’est au fond une poétique du baiser qu’Alexandre Lacroix inaugure, plutôt qu’une théorie. Et c’est tant mieux, même si, à le lire, on se plaît à rêver à une phénoménologie du baiser -à l’instar d’un Husserl : qu’en serait-il advenu dans l’horizon du chiasme tactile ? Une poétique qui organise, relance, troue constamment son propos, et donne à penser qu’une histoire savante du baiser n’est peut-être pas utile et que c’est peut-être même par une sagesse très ancienne et très souterraine que l’homme n’ait pas songé à l’écrire. --joël jégouzo--.
Contribution à la théorie du baiser , Alexandre Lacroix, Editions Autrement, 14 septembre 2011, 135 pages, 15 euros, ean : 978-2746730472.
images : l'abandon, de Camille Claudel, le baiser de Klimt.
SARTRE ET L’EXTREME GAUCHE EN FRANCE
Cinquante ans de relations tumultueuses. Mais cinquante années aux côtés des opprimés, d’une manière ou d’une autre, malgré les égarements, les erreurs, les phrases terribles, les mensonges, toujours Sartre est revenu dans ce camp, quoi qu’on en dise aujourd’hui, de mensonges plus gros que les siens, d’une curée parfois immonde à son encontre. Non, nous n’oublions pas ses déclarations intempestives, injustifiables, surtout celles des années 1952-1956, ni son voyage à Cuba, ni ses excuses lamentables (en 1975, il avouait piteusement avoir menti après sa visite en URSS, mais se cherchait encore des prétextes dans la dérobade de la maladie…). Nous n’oublions pas ses errements, le retard pris à condamner le PC , ni la faiblesse de ses positions politiques réfléchies la plupart du temps à court terme, sans aucune vision politique solide, sérieuse, durable derrière. Encore que… A lire l’étude très fouillée de Ian Birchall, qui a décortiqué toute la masse des écrits journalistiques de Sartre, se dessine finalement une attitude, relevant d’un calcul : Sartre aura voulu croire à un changement possible et aura voulu croire qu’il fallait pour y parvenir soutenir les possibles plutôt qu’une utopie libératrice, raison pour laquelle il aura chaque fois préféré soutenir la contestation institutionnelle à la révolte informelle, et ce jusqu’après 68, dans le soutien apporté aux Maos, parenthèse courte de l’histoire de la contestation en France, d’intellectuels engagés au service d’une Révolution qu’ils croyaient la leur et non celle des masses populaires. Au fond, lui qui en avait horreur, aura adopté toute sa vie une conduite politicienne de l’engagement politique. Cela signifie-t-il qu’il n’y avait aucune sincérité dans cet engagement ? Pas du tout, malgré ses métaphores à la con et ses défiances à l’égard de mouvements authentiquement révolutionnaires. Car c’est un Sartre très au fait du mouvement des idées que l’on découvre, tout autant que des actes et des impulsions de ces Gauche anti-staliniennes qui existaient dans le pays et dont il prétendit longtemps avoir méconnu l’existence.
Une biographie politique donc, qui au passage rend justice à des mouvements (anarchistes en particulier) et des personnalités (Colette Audry, Pierre Naville, etc.) passés depuis sous silence. Tout une presse de Gauche à vrai dire, critique de l’URSS finalement très tôt, en quête d’une impossible recomposition à Gauche. L’aveuglement de Sartre aura ainsi reflété celui de l’intelligentsia française,
qui n’aura jamais cessé de se montrer défiante sinon méprisante à l’égard des masses populaires et se sera pensée, jusqu’à nos jours, comme l’élite seule capable d’inaugurer de temps nouveaux quand, dès 1956, les ouvriers hongrois, lâchement abandonnés par cette intelligentsia, auront démontré qu’ils savaient prendre en main leur destin. Reconstruire la Gauche, cet impossible sur lequel achoppa Sartre, est toujours notre ordre du jour. Alors qu’il n’ait vu clair dans son époque, à ce titre, ils sont nombreux à avoir été myope, à commencer par les anti-communistes, dont la mission aura surtout consisté à utiliser la critique légitime du stalinisme pour affaiblir le socialisme et les organisations ouvrières. – joël jégouzo--.
Sartre et l’extrême gauche française –cinquante ans de relations tumultueuses, de Ian H. Birchall, La fabrique éditions, traduit de l’anglais par Etienne Dakenesque, septembre 2011, 400 pages, 18 euros, ean : 978-2-358-720212.