Philosophie des arts, l’Antiquité grecque : un art sans beauté ?
Superbe leçon de philosophie de l’art grec donnée par Carole Talon-Hugon, non d’esthétique, le mot n’existe pas encore, ni moins encore l’idée, au sens où nous avons l’habitude de la comprendre, d’un objet qui relèverait des Beaux-Arts. Car chez les grecs de l’Antiquité, les arts ne sont pas "beaux", mais fonctionnels.
Nous sommes au VIIIème siècle avant J.-C. La Grèce antique invente un rapport nouveau de l’homme au monde et à lui-même, mais il faudra attendre encore trois siècles pour que surgisse ce moment grec capital pour l’histoire de l’art autorisant, à travers la naissance de la critique, le développement d’une pensée critique sur les œuvres artistiques. Certes, cette critique est encore bien éloignée de la nôtre, se contentant de recenser les écoles, élaborant cependant des vies d’artistes, un catalogue plutôt que l’élaboration d’une perspective esthétique. Le texte fondateur attendra encore quelques siècles que Pline l’écrive (Histoire naturelle, 1er siècle av. J.-C.). Un texte que décrypte Carole Talon-Hugon, dont le premier mérite est de nous renvoyer à deux de ces illustres prédécesseurs : Xénocrate et Antigone (IIIème sc. av. J.-C.)., dont nous disposons des écrits et qui, comme celui de Xénocrate, permettent de construire une filiation incroyable, débutant au Vème siècle. av. J.-C.
Tout le mérite de Carole Talon-Hugon, outre son incroyable clarté, c’est d’aider le grand public à réaliser que pour les grecs de l’Antiquité, l’esthétique ne se réduisait pas au seul champ des Beaux-Arts. Il y a, aux origines du jugement artistique grec une hétéronomie fondamentale du concept d’esthétique, réjouissante pour tout dire. L’art, pour ces grecs de l’Antiquité, n’est jamais qu’un objet en partage de disciplines qui pour beaucoup sont étrangères au champ que recouvre aujourd’hui le concept d’esthétique. Le mot, rappelons-le, n’apparaîtra qu’au XVIIIème siècle sous la plume de Baumgarten, pour rassembler nos réflexions philosophiques sur la question du Beau. Une réflexion qui aboutira à la confiscation moderne de la notion d’esthétique, quand chez les grecs de l’Antiquité l’objet qu’elle désigne demeure plus divers qu’il ne l’est aujourd’hui, et la réflexion sur cet objet, impure. Le retour à l’Antiquité grecque désenclave ainsi l’objet artistique.
Le mot Art du reste, n’existe même pas. Il sera forgé par la suite, du latin ars qui désigne un talent plus qu’un objet, et chez les grecs, du mot techné, qui désigne l’ensemble des connaissances pratiques et des savoir-faire. A ce titre, le teinturier, le forgeron, son autant artistes que le peintre.
Aristote procèdera bien au lifting du mot, en subsumant sous son terme l’ensemble des procédés qui touchent au poïétique et s’opposent à l’intelligence théorique. Mais le médecin demeurera chez lui l’exemple le plus probant de cette inscription artistique. La techné n’est pas dans l’objet produit, elle est du côté de l’artiste, dans son savoir-faire. Son principe est dans la décision, non dans la nature de la chose. La techné est une région de l’agir donc, qui ne vise pas prioritairement la Beauté. Et contrairement à une idée reçue, face à la contemplation des œuvres d’art de l’antiquité grecque sagement alignées dans nos musées, les grecs délient l’art du Beau. C’est en ce sens que l’on peut parler pour la Grèce Antique d’une histoire des arts sans Art, l’objet produit, pierre, fétiche, n’étant pas appréhendé dans la catégorie mentale du Beau : l’Apollon du Belvédère n’est pas d’abord une statue, c’est d’abord un dieu.
Par parenthèse, en plaçant ces sculptures dans nos musées, nous en avons colonisé le sens, neutralisant leurs fonctions. Car l’Apollon était une fonction avant que d’être un objet d’art. Il remplissait même plusieurs fonctions, sacrées, mémorielles, éthico-politiques, etc.
Le monde grec s’affirme ainsi comme un monde soumis à un autre découpage conceptuel que le nôtre. C’est la grande leçon que délivre Carole Talon-Hugon. Et il faut bien reconnaître dès lors que nous ne comprenons pas grand chose à cet art. Ce n’est que peu à peu que les arts plastiques vont acquérir une finalité propre, l’attention aux formes donnant lentement naissance à cette dimension esthétique, qui est la seule que nous ayons retenue.
Quid de la Beauté alors, direz-vous ? Il faudra attendre de longs siècles pour qu’en surgisse le débat, génialement posé dans l’Hippias majeur de Platon, qui demeure aujourd’hui encore le texte fondateur de toutes nos disputes autour de la question de l’art. Platon n’invente pas ici un personnage philosophique. Hippias a réellement existé, les thèses de ce sophiste réputé nous sont partiellement restées. La controverse qu’invente Platon, Socrate versus Hippias, a ceci d’intéressant qu’elle ne parvient pas conclure. Hippias avance au fond une position très contemporaine pour nous, qui est celle de la relativité du jugement artistique. Qu’est-ce que le beau ? Il ne cherche en rien à le définir, mais propose un exemple : le Beau, c’est une belle jeune fille. Socrate a beau jeu alors de démontrer la faiblesse de l’argument. Et pourquoi pas un beau pot de fleur pendant qu’on y est. Pourquoi pas, en effet, rétorque Hippias : le beau s’inscrit dans une histoire, culturelle, sociologique, intellectuelle. Le Beau, kalos en grec, ne peut ainsi être que relatif, et pour le dire d'une façon contemporaine, justiciable du discours sociologique plutôt que philosophique. Devant l’insatisfaction de Socrate, Hippias ajoute un deuxième champ de compréhension possible : le beau, c’est ce qui est utile. Ce qui relève du Bien, du Bon, comme tout ce qui nous fait du bien par exemple, ouvrant en grand les vannes du sensible. Kagatos en grec ancien, le Bien. De ces deux concepts, Kalos et Kagatos surgira le concept de beauté : Kalokagathas. Mais Platon, par la bouche de Socrate, ne peut s’en satisfaire, lui qui veut poser ce concept dans l’éternité du monde des idées. Platon veut un Beau indiscutable, permanent. Non une qualité factuelle, mais une essence. Toute les discussions sur l’art épouseront par la suite peu ou prou les horizons de ce débat. Sinon que dans notre monde contemporain, l’objet d’art a de nouveau cessé d’être beau : il fonctionne, s’inscrit dans un cheminement, assume parfois, ou le prétend du moins, une fonction de critique sociale, ou bien ludique, ressortit à ce pur jeu formel qui avait fini par désespérer Mallarmé.
L’ANTIQUITÉ GRECQUE - RACONTÉE ET EXPLIQUÉE PAR CAROLE TALON-HUGON, HISTOIRE PHILOSOPHIQUE DES ARTS (COLLECTION PUF-FRÉMEAUX), Direction artistique : Claude Colombini à l'initiative de Michel Prigent Label : FREMEAUX & ASSOCIES, 4 CD, réf. : FA5508.