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12 janvier 2015 1 12 /01 /janvier /2015 05:58

 

paris2.jpgDes millions de Charlie, tous semblables et tous différents. Il s’est passé quelque chose hier en France. Quoi ? Nous n’en savons rien. Il s’est passé quelque chose pourtant, qui a refusé de s’inscrire totalement dans le cadre symbolique de ce trajet qu’on lui avait prescrit, de République à Nation. Qu’on songe d’ailleurs un peu à la rhétorique sous-jacente à ce cadre, la République guidant l’indignation pour instruire la Nation… Mais ce n’était ni le Peuple –catégorie infiniment politique : quand le Peuple se lève, il est aussitôt en marche ; là, on piétina sur place. Ni la Nation instruite par la raison républicaine dans on ne saurait qu’elle réconciliation prématurée. Il s’est passé quelque chose qui a fait plus ou moins droit à la réalité de notre expérience sensible, et qu’il ne faudrait sans doute pas prématurément traiter comme un discours. Quelque chose qui se taisait bien que paradoxalement structurée autour d’un thème fédérateur : celui de la liberté d’expression. Quelque chose comme le bruit du sensible, l’expression d’un désir incertain, peut-être celui qui nous a manqué quand les espagnols prenaient par exemple le tournant des Indignés, ou les Grecs, ou cette jeunesse américaine mobilisée contre Wall Street. Quelque chose de difficilement récupérable, dont il ne sortira peut-être rien, la catharsis ayant eu lieu hier pour nombre de ces Charlie. Ou bien qui resurgira demain, tant pour nombre d’autres la frustration sera grande après ce début de partage. Il s’est passé quelque chose comme la sortie du politique pour mieux y revenir, ou pas. Le mutisme des discours sous couvert de leur incroyable prolifération, de leur impensable diversité. Les sens aiguisés, l’émotion, qu’aucune esquisse ne parviendra à théoriser, nous invitant juste à écouter en elle le bruissement du sensible, parfaitement audible lui. Non pas un printemps français. Mais la sortie des paradigmes abîmés, sans l’accès à un monde autre. Ces mêmes paradigmes que l’on voyait à l’image, chefs d’état les yeux rivés sur la pointe de leurs chaussures, visant d’un pas précautionneux la ligne imaginaire que Hollande besognait à tracer.

Hier : un fait plus qu’un événement. Car ce n’est pas encore un événement. Un fait surgi entre chacun d’entre nous, Charlie ou non. Entre colère et tristesse, éveil et coma. Toutes sortes de choses se sont produites hier, avec et sans nous. Moins des choses qui se sont faites que des choses qui ont été. L’un des noms de notre réalité sociale. Mais le nom de quoi ? L’incapacité à parler de cette réalité frappe. Certes, nourrie de beaucoup de débats fantomatiques qui voudraient lui donner sens au plus vite. Seul l’après-coup nous le dira. La seule question, aujourd’hui, est de savoir si nous saurons prendre la mesure de ce qui s’est manifesté, dans toutes ses contradictions et non pas subsumé sous une seule volonté. Certes, a priori ce qui a eu lieu s’est structuré autour d’un thème parfaitement identifiable : celui de la liberté d’expression. Néanmoins laminé par un point aveugle : cette émotion qui en débordait les insuffisances. Une émotion en chair et en os. Sensible. Non une condition externe : une réalité sensible propre à nos vies. Charlie ou pas encore une fois. Cela n’importe plus. Une réalité.  Qui, comme toute réalité, ne sait pas faire sens. Mais n’échappant ni à son narcissisme, ni à nos impatiences de la voir couper court et dire enfin ce dont elle est le nom. Elle ne le dira pas. Ce qui s’est passé hier était le lieu de notre dénuement. On se gardera ainsi d’oublier trop vite le bruit terrible de la terre pelletée sur les cercueils des victimes. Et de notre richesse.

Ce qui frappe, c’est le silence du sens sous la cacophonie des intentions. Une immense émotion collective qui n’aura peut-être été rien d’autre que son sensible. Pleine de bruits. Il n’y aurait rien d’autre à en dire.  L’objet de la marche était ce bruit du sensible. Impensable. Seulement audible. Avec sa persuasion silencieuse dont nous ne savons rien encore. Où pour la première fois en France depuis bien longtemps s’est manifesté quelque chose.  Loin de son thème trompeur : la liberté d’expression, faute de mieux. Une «marche» immobile, la trame révélée de ce milieu informe dans lequel nous tentons de distinguer de nouveaux objets qui nous aideraient à redessiner du sens commun. Un sensible sans destination encore, sur lequel vont s’engrener à présent, ou pas, un certain nombre d’intentions.  Ce qui a eu lieu était de l’ordre de l’iridescence. Des éclats d’objets, que l’on requalifiera demain.  Peut-être faut-il juste se laisser porter encore par ce kaléidoscope, le faire jouer au lieu d’y chercher une raison -celle d’une réconciliation prématurée par exemple. Quelque chose de l’ordre de la sensualité d’une relation illégitime. Quelque chose qui n’était pas de l’ordre de la norme.

L’ironie de cette marche immobile, tout de même, aura été de ne pas nous pourvoir aujourd’hui de l’illusion dont nous avons besoin. Ce n’est pas tout à fait vrai non plus : le thème fédérateur du combat pour la Liberté d’expression suffira à nombre de Charlie. Elle se résorbera ainsi pour partie. Mais ce thème semble n’être pas parvenu à donner droit à l’expérience sensible de nombre de «marcheurs». On peut alors espérer qu’un autre sens s’éveillera. De quoi ? Il ne peut au fond s’éveiller que de la subversion de nos pratiques politiques. Ou pas. Ou jamais. Car s’il y a du sens à ce que cela soit, il n’y en a aussi pas à ce que cela arrive réellement.

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