Erri de Luca, La Parole contraire (saboter ou ne pas saboter)…
En 2013, Erri de Luca en appelait au sabotage de la ligne TGV Turin-Lyon, dans une interview donnée au Huffington Post. Plainte fut déposée par la société LTF en charge du projet pour délit d’opinion, incitation au sabotage. L’audience liminaire eut lieu le 5 juin 2014. La LTF poursuivait l’auteur pour ces propos : « Le Lyon-Turin doit être saboté. C’est pour ça que les cisailles sont nécessaires. Il ne s’agit pas de terrorisme. Elles sont nécessaires pour faire comprendre que la ligne à grande vitesse est un ouvrage nuisible et inutile. Le dialogue avec le gouvernement a échoué, les tentatives de médiation ont échoué : il ne reste donc que le sabotage ».
Une première audience s’est tenue le 28 janvier 2015, au cours de laquelle Erri de Luca a pu présenter sa défense, synthétisée par son avocat, Gianluca Vitale : «Les mots d’un intellectuel ne peuvent pas être un délit. Le juge a décidé de mener un procès, mais il s’agit d’un procès contre les mots. Nous allons démontrer qu’il n’y a eu aucune incitation au sabotage ».
«Les mots d’un intellectuel ne peuvent pas être un délit»… Voilà qui, à ce compte, dédouane Houellebecq de prononcer les siens, Maurras, le Céline des Beaux-Draps ou de Bagatelle pour un massacre. «Si mon opinion est un délit, confiait Erri de Luca il y a quelques jours au quotidien Corriere della Sera, je vais continuer à le commettre. Je subis un abus de la part de ceux qui veulent détruire ma liberté d’expression. Moi, au pire, je peux être coupable d’incitation à la lecture, et, en étant optimiste, d’incitation à la formation d’opinion. Je ne suis qu’un écrivain. L’alpiniste Reinhold Messner faisait de l’incitation à l’escalade, mais on ne peut pas le considérer responsable des morts en montagne ! »
En effet, on ne peut pas. La Parole contraire est l’occasion pour Erri de Luca de présenter sa défense. Curieuse, paradoxale. D’un côté, plongeant au cœur de son enfance, Erri de Luca rappelle le poids des mots : «Un point d’arrivée qui ne répond ni aux genres ni aux thèmes». Un point d’arrivée… Quelques pages plus loin, il changera de principe : la littérature n’est qu’un point de départ. Qui sait ce qu’il peut advenir de telle ou telle lecture. Mais dans les premières pages, il en concède le poids, l’influence, racontant combien la littérature avait changé sa vie. Elle en a le pouvoir. Agissant en profondeur dans l’être, elle peut le ravir, au sens littéral du terme. Lecteur, il voulut aussitôt devenir un jour ce genre d’écrivain que l’on rencontrerait au détour d’un vagabondage en librairie. Ce genre d’écrivain qui dissipe très vite l’envie de loisir distingué pour vous ouvrir au désir de combat. Ce genre d’écrivain qui sait trouver les mots pour engager derrière lui le lecteur à combattre les injustices. Non pas cet autre genre futile qui s’apparente aux chanteurs de charme. Non, ce genre d’écrivain qui possède un pouvoir, une petite voix publique qui fait que ce qu’il dit est entendu. Une voie dont il peut user, mais dont on imagine aussi qu’il peut en abuser. Aux yeux de Erri de Luca, cette petite voie ne s’entend que d’un devoir envers les plus démunis, ceux qui n’ont pas accès à la parole, à la formalisation de leurs pensées, voire de leurs désirs et qui peuvent trouver dans cette voix structurée de l’écrivain une expression justifiant désormais les gestes qu’ils vont engager dans leur vie. Ce serait même, à le lire, la raison sociale de la littérature que de pouvoir ouvrir la bouche des muets, être leur porte-parole. Pour exemple, Erri de Luca rappelle ces paroles fortes de la Marseillaise, « Aux armes citoyens !», qui est une invitation puissante à prendre les armes, à se lancer dans une guerre civile. Mais à ce titre, il se condamne lui-même à plaider coupable, tant sa renommée est grande et tant sa voix porte aujourd’hui. Est-ce la raison pour laquelle, d’un coup, Erri de Luca revient sur sa conception de la littérature, pour en faire non pas un «point d’arrivée», mais «un point de départ» ? Sans doute : son avocat démontra au cours de l’audience de janvier qu’il ne peut être possible de mesurer le véritable impact de l’appel de Luca. Sophisme ? Certes : il ne peut être possible d’établir un lien direct entre cet appel et les éventuels sabotages qui pourraient survenir. Il n’en reste pas moins que Erri de Luca en a appelé au sabotage. Un appel qui le gêne aujourd’hui. Dans un autre entretien, Erri de Luca semble avancer que s’il avait vraiment voulu saboter, il l’aurait fait lui-même. Que cet appel, en quelque sorte, n‘est qu’une figure de style pour dénoncer un projet condamnable, d’asservissement d’un territoire à la spéculation ouvertement déclarée. Leur TAV, c’est notre Sivens à nous, notre aéroport des Landes, notre Roybon, ces projets insensés qui détruisent plus qu’ils ne construisent. L’argumentation glisse ainsi d enouevau, Erri de Luca revendiquant le droit d’utiliser le verbe ‘saboter’ » sans qu’il porte vraiment à conséquence. Mais s’empêtrant dans les contradictions, en affirmant que notre liberté se mesure à la cohérence entre les mots et les actions. Saboter, ou ne pas saboter ? Curieuse défense, Erri de Luca ajoutant aussitôt que les poètes ont payé au prix forts leurs mots dans le passé. Face au fascisme, au nazisme, au totalitarisme. On le voit : sa défense est chaotique. Peut-être parce qu’il est trop seul devant son texte. La veille de l’ouverture de son procès, le même tribunal avait condamné quarante-sept opposants au chantier de la ligne à grande vitesse à des peines de prison pour des heurts avec la police italienne en 2011. Un total de 150 années de prison leur avait été infligé ! C’est dans ce cadre d’une lutte collective, au fond, que Erri de Luca devrait chercher à prendre place. Dans un combat politique plutôt que littéraire, loin des arguties de la langue et de ses afféteries compassées. Dans un appel au combat contre une société qui a fait des hommes des moyens et non des fins. La prochaine audience est fixée au 16 mars. La police sera à son tour sur la sellette, qui ne saura prouver que son appel a été suivi à la lettre. Bien qu’il fasse partie d’une lutte engagée contre les pouvoirs publics et les sociétés privées, lesquelles n’examinent que leur profit à court terme, au mépris du développement de toute une région, prêts qu’ils sont à en sacrifier les peuplements et les aspirations. C’est à cette résistance politique, qui ouvre à de nouveaux droits, que Erri de Luca devrait se référer et non à quelques abstractions procédurières qui ne pointent, en définitive, qu’une conception biaisée de la liberté d’expression.
Erri de Luca, La Parole contraire, Gallimard, Collection : Hors série Connaissance, traduit de l’italien par Danièle Valin, 8 janvier 2015, 48 pages, 8 euros, ISBN-13: 978-2070148677.
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