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La Dimension du sens que nous sommes

Guerre, texte de Lars Norén mis en scène par Christian Benedetti, Théâtre Studio, Alfortville

24 Avril 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #théâtre

Celle des Balkans. La guerre oubliée, gommée par celle d'Ukraine, comme si elle n'avait jamais existé. Occultée surtout. La guerre honteuse. Rappelez-vous Srebrenica, juillet 1995, dans une ville déclarée «zone de sécurité» par l'ONU, 8 000 hommes et adolescents massacrés. Rappelez-vous le comportement des armées amies : 400 casques bleus néerlandais présents sur les lieux, refusant l'appui aérien au prétexte qu'ils pouvaient subir des dégâts collatéraux. Rappelez-vous surtout : 50 000 femmes bosniaques violées, la mise en place de camps de viols...

Rappelez-vous Tadeusz Mazowiecki en 1995, l'expert de l'ONU démissionnait avant d'envoyer son 18ème rapport, en expliquant que l'ONU avait failli à refuser d'empêcher l'épuration ethnique à Srebrenica comme à Zepa, enclave pourtant sous sa protection. Rappelez-vous ses paroles : «Je ne peux participer à un processus fictif de défense des droits de l'homme.»

Rappelez-vous encore cet homme, qui aura rendu audible la question du viol en temps de guerre et oubliez la guerre : ces viols ont été commis par toutes les armées présentes, y compris les casques bleus des Nations Unies. Oubliez la guerre : les armées amies ont profité, c'est le mot, de l'extrême fragilité dans laquelle se trouvait les populations victimes pour satisfaire sur les femmes leurs jouissances pourries : les femmes qu'ils ne violaient pas servirent comme prostituées.

Le sujet est au centre de la pièce de Lars Norén. Mais peut-être pas la guerre, finalement...

La guerre est atroce, la guerre est prépotente. Elle contamine vainqueurs et vaincus, agresseurs et agressés. Mais qu'on ne mette pas en avant les traumatismes qu'elle génère comme autant de fils qui permettraient de «comprendre» les usages que l'on fait des comportements les plus aveugles, tel la cruauté post-traumatique ou le sadisme égotique. Ici, le retour d'un soldat mutilé. Traumatisé. Certes. Aveugle. La symbolique a son importance : à quoi est-il aveugle ? A quoi avons-nous été aveugle face à cette guerre ? Qu'avons-nous refusé de voir ? De quoi, de qui avons-nous détourné la tête ? De qui ?

Dans le parti pris de mise en scène, les acteurs détournent beaucoup la tête du public. Ou bien c'est l'inverse plutôt, dans ce dispositif scénique qui nous contraint à ne les voir que de biais, que depuis ce biais qui mate leurs regards, étouffe leurs paroles. Nous aurions du reste sans doute préféré ne rien voir, ne rien entendre de ce qui se dit dans ce théâtre et ne se «joue» plus... Il faut pourtant, dans ce biais, autant physique que théâtral, puisqu'on est au spectacle après tout, prêter notre attention à ce qui se dévoile. Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ? Non pas un théâtre de retenue, mais d'attention, d'une attention insoutenable. Franchement, c'est insoutenable.

Les femmes sont sur cette scène à trois âges de leurs vies. Trois âges qui ne leur appartiennent pas, tracés, compilés, déterminés, inscrits dans les fantasmes du mâl(e). Leur vie est l'enjeu, leur mort. La mort des autres dans cette pièce. La mort des autres. Sidérant : l'effet de sidération est constant, qui du plateau aux fauteuils où le public croit pouvoir s'installer envahit l'espace de la représentation, le suffoque. Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ?

La mise en scène de Christian Benedetti s'y déploie dans son accoutumée : une diction rapide entrecoupée de longs arrêts brusques. Silence sans échappée possible. La fin de la proposition est brusque, terrifiante, qui vous étourdit et vous plonge dans un malaise que les applaudissements ne peuvent rompre. La fin est brusque : ai-je bien entendu ce qui vient d'être dit ? Je n'ai pas même le temps de reprendre mon souffle que le noir est tombé, que la lumière est revenue, que les acteurs dépouillés de leurs oripeaux sont là au centre de la scène, qu'il me faut applaudir, que faire d'autre ? Convoqué, le public se retrouve au centre de la scène. Sans répit. Mais il n'y a pas de face à face. Nous ne sommes pas «ensemble», nous sommes laissés, là, en plan, sur le bord d'un gouffre. Que s'est-il passé ? Que se passera-t-il ? Qu'en ferons-nous ? Je ne sais que conclure. Peut-être, surgie d'un gouffre elle aussi, cette phrase du récit Nuit d'Edgar Hilsenrath qui fait retour «Le crépuscule tombait. Encore un jour absurde qui touchait à sa fin»...

Le spectacle est fini. Christian Benedetti a pris grand soin de l'encadrer dans le temps d'un moment théâtral qui ne parvient pas, cependant, à prendre fin, nous renvoyant chacun dans la nuit nous débrouiller avec ça, comme les personnages l'étaient, en prise avec... ça !

 

Guerre, Texte de Lars Norén mis en scène par Christian Benedetti, Théâtre Studio, Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, du 18 au 29 avril 2023, durée : 1h45, téléphone : 01 43 76 86 56.

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