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La Dimension du sens que nous sommes

Les Demeurées, de Jeanne Benameur : l'abécédaire rédempteur...

28 Janvier 2022 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant, #LITTERATURE

Jeanne Benameur, écrit son éditeur, interroge. La société. Et questionne. La liberté humaine. A ceci près que de son propre aveu, « la conscience est pauvre », écrit-elle d'emblée. Et que cette pauvreté délimite un tout petit périmètre de révélations. Voilà de quoi nous guider dans sa lecture, tant « le regard bute sur le monde ». Bute... C'est-à-dire qu'il s'y cogne : le réel est idiot, prennent plaisir à dire les physiciens. Il ne parle pas. Ne dit rien. Ne nous dit rien. Et l'on bute chaque fois sur, contre ce monde. On bute... C'est dire aussi que le regard s'y épanche d'une certaine manière, à force de s'y cogner.

Elles sont deux, les demeurées, puisque le vocable est au pluriel. La mère, La Varienne, et la fille, Luce. Abruties. Enfin... Mais non, prenons au mot ce pluriel. Elles sont deux et la lumière leur manque. Les « Lumières », oserai-je, tant la métaphore est filée et s'adosse, dans l'usage qu'en fait Jeanne Benameur, à ce que les Lumières entendaient par n'être point demeuré. Relisez le Kant du Qu'est-ce que les Lumières ?, vous verrez bien à quoi s'adosse cette lumière-là et ce qu'elle éclaire.

Et c'est bien là ce qui trouble, que nos demeurées, dont l'une au final ne le sera pas tant que cela, pour les besoins de la cause littéraire sans doute, que nos demeurées quoi qu'il en soit, ne puissent s'éclairer qu'à partir de ce manque de lumière qui les efface, les fond dans leur nuit, les fait littéralement disparaître de notre champ de connaissances. Mais ce manque où s'enracine le récit ne serait-il pas qu'une fiction, la nôtre, celle des gens éclairés qui regardent avec compassion sinon mépris, ceux qui sont dépourvus de lumières ? Que manque-t-il, au juste, à ceux qui en sont dépourvus ? De « joindre », répond Jeanne Benameur, quand elle examine ses personnages. Joindre ? Préférons relier, qui s'enracine dans une tradition qui fait drôlement sens entre « nous » : celle du re-ligare balisant et la dévotion religieuse du joindre (les mains?), et la question du lien social.

De ses demeurées, Jeanne Benameur écrit qu'elles sont « disjointes du monde ». Mais de quel monde encore une fois ? A moins qu'il ne faille entendre, et je crois que je l'entendrai plus volontiers de cette oreille, derrière ce vocable, l'effroi dans lequel des milliards d'être humains sont jetés à ne pouvoir joindre les deux bouts. Et ici, il faut vraiment comprendre que ces bouts que l'on ne parvient pas à joindre ouvrent à la clôture mentale au-delà de la misère économique, partout et en tous temps. Mais Jeanne Benameur n'ira pas, dans son récit, jusqu'à ce bout là d'éclaircissement.

Dis-jointes donc. Or à ce jeu des Lumières, on entrevoit tout le cynisme de la gradation qui de joint en joint, déploie la palette du mépris envers ceux dont le capital symbolique ne sera jamais assez suffisant pour les admettre au rang des élites éclairées. A ce stade, nous sommes chacun susceptible d'être le demeuré d'un mieux éclairé. Quid alors de ce jeu de Lumières ?

« Une lourdeur opaque », rajoute Jeanne Benameur, occupe leur crâne. Pas la moindre étincelle ne peut percer les ténèbres qui s'y sont installées. L'idiot du village n'est plus ce simple à qui appartient le royaume des cieux, il n'est qu'un abruti, c'est du moins ce que l'on pense dans le village où vivent ces deux femmes et non Jeanne Benameur, ces deux femmes dont l'une, la plus jeune, n'est pas si demeurée que cela -je l'ai écrit déjà.

Les Lumières jusqu'à nous n'affirmaient pas autre chose, qui ont fini par faire de l'usage des mots et de la raison le critère d'appartenance à la race humaine. Jeanne Benameur questionne finalement, à l'inverse de ce que son éditeur affirme, la liberté humaine à l'aulne des valeurs des Lumières, c'est-à-dire dans un minuscule périmètre de ce que vivre humainement veut dire, bien que son roman soit écrit pour élargir ce périmètre. Répétons tout de même que si le réel est idiot, celui de la société humaine ne l'est pas moins : est-ce donc dans ce seul périmètre que doit reposer le sens de la vie ?

Jeanne Benameur va plus loin encore dans l'étrécissement de leur conscience de demeurées : « aucune image ne s'éploie jamais » dans leur crâne. Ne « s'éploie » ? On mesure, en effet, à quelle distance l'auteure les tient, avec son pronominal où sourd le bon usage de notre chère langue française. Jamais elles n'entendront ce bruit sourd des ailes de l'aigle de Green (journal 1928-34, p, 265) « qui s'éployaient soudain comme d'immenses éventails ». Si abruties donc, qu'aucune image n'y vient fleurir sa poésie. Vraiment ? Ne sait-on donc jamais, du côté des idiots, déplier des images mentales ? Ne s'y représente-t-on donc rien, absolument ? Leur monde est-il vraiment aussi « opaque » que l'affirme Jeanne Benameur ? Et seul le nôtre serait assez éployé pour faire monde, grâce aux mots ? Pourtant la main tient la louche dans la cuisine, au-dessus du feu. Pourtant la mère court à la fenêtre derrière laquelle se presse un monde hostile, pour faire barrage de sa présence. Pourtant, pourtant... Quelles connaissances et quelles représentations du monde leur a-t-il fallu construire pour que « leur » usage de ce monde fût possible ? « Rien ne les relie », affirme Jeanne Benameur. « L'abruti n'a rien ». Mais... Ne vaudrait-il pas mieux dénombrer ce que l'être éclairé « a » pour savoir où en arrêter le compte et se tourner chacun vers soi pour en interroger la validité ? A partir de quoi, de quand, de qui, arrêter ce décompte pour s'assurer de la pleine possession de soi sur le monde ?

Bien que prétendant s'atteler à de telles questions, le roman n'y résonnent guère.

La métaphore de la lumière, des Lumières ai-je dit, continue d'être filée de page en page. Pas d'étincelle dans les yeux de La Varienne (la mère) : le feu est du côté de la cuisinière. Luce, sa fille, néanmoins, en est pleine, elle, d'étincelles, elle qui ne cesse d'observer, de scruter, de soupeser. Soit le projet même des Lumières. Alors pourquoi l'associer au pluriel des demeurées ?

Aux yeux de Luce, « l'objet est un théâtre à lui seul »... Que d'images d'un coup ! Mais sans doute Luce n'a-t-elle surgi sous la plume de Jeanne Benameur que pour mettre de la lumière dans la vie de La Varienne. Et dans nos cœurs de lecteurs. Surtout dans nos cœurs en fait. J'y reviendrai. Avançons simplement que le point de vue est construit depuis ces valeurs des Lumières, incapables de comprendre la part d'ombre qui campe dans la clarté de leurs raisons.

 

La Varienne tremble. On se rappelle qu'elle ne sait pas rêver, et que nous lisons une fiction romanesque : c'est à nous de rêver à sa place...

La Varienne tremble devant le savoir, les devoirs de sa fille Luce, comme l'intrusion de ce monde qui les a repoussées et dont elle s'est éloignée. Apeurée. Luce, Lucia en latin, lumière, on l'a compris, est ce point de bascule d'où surgira et notre affection pour le récit, et la lumière pour notre monde. C'est là où l'auteure voulait nous mener. Rappelez-vous : Jeanne Benameur questionne, interroge.

Luce est notre ligne de fuite. A prendre au sens propre : la fiction ? Une consolation... Pas entièrement demeurée Luce, nécessairement : la cause littéraire... Jeanne Benameur a choisi un compromis, ne parvenant pas totalement à appréhender l'obscurité de l'idiotie à travers la lorgnette des Lumières.

A l'école, Luce fuit les paroles de l'institutrice. Une menace pour son monde, son petit monde familial. Un dilemme, qui la met en péril : comment aller au devant de cette lumière si elle ne peut y mener sa mère ? Elle ne peut être à l'école. Tout l'en exclue. Ce que Madame Solange, l'institutrice, finira par comprendre. Qu'est-ce qu'enseigner ? Qu'est-ce qu'instruire ? A cette question, Montaigne répondait qu'instruire, « c'est allumer des feux ». Pas des Lumières. Des feux. De tout bois. Mais ça, Madame Solange ne sait pas faire. A l'école, on n'allume pas des feux, on les éteint plutôt. La froide clarté de la raison s'en charge.

Luce reste ainsi obstinément ignorante. Ce que Madame Solange ne peut accepter. Car elle, c'est une hussarde de la République, et elle ira jusqu'au sacrifice pour sauver Luce. Mais de quoi ?

Luce sait écrire, mais ne veut pas. On voit ici se déployer une autre métaphore du récit, celle du savoir. Un savoir « obligatoire ». Mais quel savoir ? Celui dont on voit bien que la fille se défie, c'est le savoir qui prend place sur « l'obscur du tableau » noir de la salle de classe. Jeanne Benameur n'ira guère plus loin dans son élucidation.

Un jour Luce tombe malade. Sa mère si demeurée soit-elle saura, par son chant, un simple chant de mère, la ramener à la vie. On apprend du reste que La Varienne soigne dans le village, qu'elle a la connaissance des remèdes naturels. Passons. Luce ne va donc plus à l'école. Madame Solange en est très affectée. C'est toute sa vocation qui s'en trouve malmenée. Le tourment de Solange... C'est cela qu'il faudrait creuser dans un second volume, que Jeanne Benameur n'approfondit pas : elle nous livre une fable. C'est son horizon. Et aussi un peu, celui des préjugés qu'elle nous invite à combattre, nous encourageant à regarder d'un autre œil ceux que l'on appelle les idiots du village. Mais sous quel angle ? Ça, elle ne l'interroge guère.

Solange « écrit à son vieux Maître d'école. Qu'est-ce que le savoir, lui demande-t-elle. « Une joie », répond-il. Soudain le tableau « scintille ». La lumière se fait jour dans la tête de Solange. Bon sang mais c'est bien sûr, il fallait faire autrement. Mais Solange ne savait pas comment. Alors elle s'enfonce dans une sorte d'hébétude. Elle vit seule, les demeurées lui paraissent enfermées. C'est cette équation qu'elle ne parvient pas à résoudre : elle, seule, elles, enfermées... Sinon que d'un coup, elle comprend que ce que l'on ne pouvait disjoindre entre ces deux femmes, cette plénitude, personne ne saurait l'expliquer. Un éblouissement. Car ces deux femmes vivent « une connaissance que personne ne peut approcher », comblée par cette plénitude dans leur maison. Or, elle, l'institutrice, n'a rien en partage, sinon un savoir qui ne lui a rien appris.

Luce, elle, va découvrir par hasard la broderie. L'auteure change de régime métaphorique : c'est le silence qui va se substituer aux Lumières. Et dans ce silence, les mots vont arriver. L'abécédaire tout d'abord, que Luce brode avec soin. Elle finira par broder un mouchoir de batiste, qu'elle offrira à Solange, qui erre dans les rues du village, coupée de toute réalité. Cette dernière en mourra. Et c'est sa mort qui fera entrer définitivement les mots dans la vie de Luce, qui n'arrêtera plus d'apprendre.

 

Il y a là un double renversement. D'abord Luce retourne à l'école, ensuite, Jeanne Benameur, en faisant mourir Solange, occupe sa place : l'écrivain prend le pas sur le professeur, et fonde dans le sacrifice du professeur la possibilité de la poésie, qui n'est résolument pas du côté du savoir. Mais cette poésie, c'est celle d'une fable. Celle que « contient » ce livre. Nous qui vivons de mots, que pouvions-nous espérer ?

Nous ne sommes pas du côté de ceux qui ne savent rien, ni du côté de ceux qui ne savent éprouver la poésie des mots. Et contrairement à ce qu'écrit Jeanne Benameur, et qui nous réconforte comme une réconciliation prématurée, j'affirmerais volontiers que les mots ne vivent pas dans le monde : ils vivent dans notre monde. Dans d'autres mondes, ils sont des obstacles.

En faisant mourir le savoir, Jeanne Benameur ouvre à la poésie. Mais je ne sais pas si les demeurées y ont gagné au change. De la mère il ne sera plus question, renvoyée à son abrutissement, quantifiable pourtant. Et nous ne comprendrons pas mieux les simples d'esprit, sinon que dans cette fable, leur rédemption est celle de l'abécédaire. Une réconciliation de hâte qui ouvre à l'acceptation, comment dit-on ? De leurs différences ? Quant aux raisons de cette différence... De quel côté chercher ?

Là où ça ne dit rien...

 

Les Demeurées, de Jeanne Benameur, Folio Gallimard, réédition août 2021, 82 pages, ean : 9782070421961.

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