L’OMBRE DE L’AMOUR DANS LA PHILOSOPHIE DE HEIDEGGER
«Dans l’amour et la haine, l’homme prend pied plus profondément dans ce en quoi il est jeté, il s’approprie sa facticité même et, ainsi, il rassemble et ouvre son propre fondement». M.H.
L’analytique de Heidegger, nous la pensions solidement amarrée à la thématique du souci (sorgue) et non celle de l’amour. Jaspers était même allé jusqu’à affirmer que la philosophie de Heidegger était sans amour…
Voici une petite réflexion qui met à mal ces interprétations d’une façon magistrale et limpide, en nous donnant à comprendre comment, au contraire, le concept d’Amour a irrigué la pensée de Heidegger.
La contribution d’Agamben se lit par ailleurs comme une enquête philologique scrutant les catégories verbales qui ont conduit Heidegger au concept de Dasein. Une enquête qui en explicite le cheminement, depuis sa réflexion polémique sur l’intentionnalité à sa contribution sur le concept de facticité, en passant par ses méditations sur le dévalement (Ruinanz), la guise, ou l’Ereignis, pour en arriver enfin à la formulation du Dasein.
Au passage, Agamben relève avec une curiosité non dissimulée que durant toute la période où Heidegger pesait les termes de son œuvre majeure (Sein und Zeit), de 1923 à 1926, il vivait une passion avec Hannah Arendt, son étudiante de Marburg. Passion qui devait conduire de son côté Hannah Arendt à intituler sa propre thèse : Le concept d’Amour chez Augustin.
Comment donc l’Amour a-t-il pu étayer son analytique ?
Toute la problématique du Dasein, au fond, était de savoir comment cet être-au-monde pouvait être une structure de transcendance, et ce qui fondait cette transcendance. Quel était le lieu de son ouverture en quelque sorte.
Méditant dans un premier temps Saint Augustin, Heidegger retrouva en lui l’idée selon laquelle c’était dans l’Amour que cette ouverture pré-existait. Restait pour lui à faire de l’Amour non pas seulement une relation entre deux sujets, ni entre un sujet et un objet, mais une articulation propre au Dasein, afin de révéler comment celui-ci était déjà, toujours, auprès du monde et des choses qui l’entouraient. L’auprès donnant à entendre la coupure en question, celle de l’Amour, comme possibilité qui était en nous-même, et supérieure à toute réalité.
C’est dans ses cours de 36, traitant de Nietzsche, que Heidegger introduisit avec plus de force le concept d’Amour. Cette primauté ontologique de l’Amour en tant qu’accès à la Vérité avait été il est vrai préparée par ses conversations avec Max Scheler sur l’intentionnalité (1928). Heidegger finira alors par affirmer que «Amour et Haine fondent la connaissance».
Amour et Haine : le lieu de cette ouverture du Dasein n’est donc plus seulement l’Amour, mais celui de deux passions séminales. Heidegger déborde Augustin et se voit du coup confronté à la nécessité d’élaborer une théorie des passions comme instrument de connaissance.
Que sont-elles à ses yeux ? Des manières fondamentales où éprouver son être, qu’il distingue soigneusement des simples affects (joie, colère). Et des manières qui rendent l’être clairvoyant…
Amour et Haine forment «ces étreintes qui vont loin», qui transportent mais d’abord nous rassemblent et rassemblent notre être sur son vrai fondement. De sorte que la passion est d’abord ce par quoi nous pouvons prendre pied en nous-même. Elles sont les deux guises dans lesquelles le Dasein fait l’épreuve du Da.
Dans la Lettre sur l’humanisme, aimer deviendra sous sa plume vouloir faire don de l’essence -et pouvoir le faire-, laisser être quelque chose dans sa provenance. La passion constituant de la sorte l’expérience la plus radicale de la possibilité qui est en jeu dans le Dasein, passion dont l’enjeu n’est pas de maîtriser l’objet de son amour par exemple, mais de se réveiller de l’oubli de l’être à cet oubli même -l’ombre de l’amour, quand l’être a épuisé ses possibilités historiques.
Renvoyant à l’alêthèia des grecs (la Vérité construite philologiquement sur la thématique de l’Oubli – le Léthè, fleuve de l’Oubli), cette Vérité que l’Amour pénètre, s’entend alors essentiellement comme mémoire de l’obscur. Et c’est dans cette sauvegarde oublieuse de tout, que quelque chose comme la connaissance peut devenir possible.
L’Amour n’est en fin de compte, dans la pensée de Heidegger, pas l’affirmation de soi dans l’usage de l’objet aimé, mais l’exposition à sa propre facticité. Dans l’Amour, «l’aimé vient en même temps que l’amant à la lumière de son être voilé», qui conduit les amants à devoir supporter jusqu’à l’extrême l’impropriété de leur amour afin que le propre de l’Amour puisse surgir entre eux comme appropriation de cette impuissance qui est celle de la passion portée à son extrême. Et à cet extrême, les amants s’établissent dans des régions toujours nouvelles de facticité, jusqu’à en exhiber l’abîme essentiel. L’Amour, selon le bon mot de J.-L. Nancy, est ainsi «ce à quoi nous n’accédons jamais mais qui toujours nous advient», et nous anime.—joël jégouzo--
L'Ombre de l'amour, Le concept d’amour chez Heidegger, de Giorgio Agamben et Valeria Piazza, traduit de l'Italien par Giorgio Agamben et Joël Gayraud, Rivages Poche / Petite Bibliothèque, numéro : 434, mars 2003, 112p., 6,50 euros, GENCOD : 9782743611330, I.S.B.N. : 2-7436-1133-2
QUE RESTE-T-IL DE LA DEMOCRATIE EN EUROPE ?
Faut-il sombrer dans une sorte de pessimisme anthropologique et déclarer que l’homme est mauvais et s’en contenter ? Faut-il finir par croire que nous autres, européens, ne sommes au fond que les héritiers du fascisme et du national-socialisme ? Et nous décourager de les voir tous les deux relever partout en Europe leur tête immonde ? A commencer par l’Autriche, et au grand jour encore, déblayant l’horizon sinistre d’un monde usé jusqu’à la corde. Silence radio du reste sur l’Autriche partout en Europe, un silence qui signe un aveu d’impuissance, sinon d’acceptation… Autriche, Allemagne, France, le tiercé néo-fasciste de tête, où les mouvements d’extrême droite peuvent nourrir l’espoir d’un revival féroce, tant les relais de ces Etats leur sont favorables.
L’Europe raciste se conjugue à merveille sous les ors de la République…
Et pas loin du tiercé de tête, la Norvège, les Pays-Bas embusqués (aux élections de 2009, l’extrême droite atteignait 17% des suffrages). Et le Danemark encore, la Hongrie et tous ces pays dans lesquels les gouvernements ont passé des accords avec les partis d’extrême droite, ou confié des portefeuilles ministériels à des racistes patentés, sinon à d’authentiques fascistes, comme en Italie. Pas l’ombre d’un franc-tireur dans cette ronde étatique, ni la Belgique ni la Suisse, la liste est longue, des reniements. Et partout, des populations livrées à la violence économique. Comme en Grèce, qui revit aujourd’hui l’affreux cauchemar des colonels, sous les traits de néo-colonels de la Finance cette fois…
Partout des populations offertes aux coups de sociétés malades. Partout des populations livrées à la maltraitance économique, à l’exercice légal de la violence économique. On a légiféré cette fois en Grèce sur l’adoption d’un salaire minimum culminant à moins de 600 euros par mois ! Sans considération pour la misère réelle dans laquelle ce salaire allait plonger des millions de grecs ! Alors que la misère tue ! Mais voilà une violence dont on peut être sûr que le Droit européen ne l’inscrira pas au registre des crimes punissables. Tous les militants des droits de l’Homme feraient bien de se méfier du reste : les prochaines élections ne leur permettront peut-être pas de ne pas finir dans des stades, et cela bien avant que le capitalisme ne nous régale de sa fête sauvage et ne finisse en apocalypse…
Il y a un cadavre dans le placard de l’Union Européenne : celui des Peuples d’Europe…Il n'y a qu'à voir la manière dont on traite les grandes figures de la Résistance contre le nazisme, en Grèce par exemple, où Manolis Glezos, l'homme qui osa arracher, en 1941, le drapeau hitlérien qui flottait sur l’Acropole, fut frappé lundi par la police lors des émeutes d’Athènes, parce qu'il dénonçait avec vigueur les menaces qui pèsent sur l’Europe sous la domination des marchés financiers.
Images : Manolis Glezos frappé par la police...
France portrait social 2011 : un tournant historique…
Le Tableau de la pauvreté en France déjà alarmant en 2009, n'a cessé d'empirer selon l’INSEE, en 2011. De l’aveu de l’institution, la situation s’est "considérablement aggravée". Jugement que partage le président du Secours populaire français, Julien Laupêtre. Une étude récente publiée par l'Institut de la statistique révèle même que 13,5% de la population de France métropolitaine est désormais considérée comme pauvre. Avec un peu de distance, 2009 n’aura constituée que la première année où les conséquences de la crise économique se seront pleinement fait ressentir. Or pour le Secours populaire français, la situation n'a cessé depuis de s'aggraver. Pour Julien Laupêtre, "les pauvres deviennent de plus en plus pauvres mais il y a aussi des personnes qui ne s'attendaient pas à ce qui leur arrive : cadres, petits commerçants, petits artisans". "Ce phénomène, j'insiste beaucoup là-dessus, grandit", affirme-t-il. Il y a aussi "de plus en plus de travailleurs pauvres" (rappelons que 30% des SDF sont des travailleurs salariés), et la "misère" progresse dans les rangs des "jeunes", qui n'ont jamais été aussi nombreux à se tourner vers les organismes de secours identifiables. Constat partagé par le Secours Catholique : le pire est à venir. Selon lui, l’année 2012 montrera une progression encore plus importante de la pauvreté. "Ce sont certes, une fois de plus, la conséquence de la crise mais plus particulièrement celle de la progression du chômage et de la sortie du système d'indemnisation par Pôle emploi d’un grand nombre de Français en fin de droit", a commenté l’euro-député Robert Rochefort, et l’échec du président Nicolas Sarkozy, non seulement incapable de faire reculer la pauvreté comme il l’avait promis en 2007, mais qui n’a depuis cessé de jeter des masses toujours plus grandes de français dans la pauvreté. Si bien que la cohésion sociale est désormais mise à mal. Mais ce même président nous promet, s’il est de nouveau élu, d’en finir définitivement avec cette cohésion : référendum sur l’indemnisation des chômeurs, rendus responsables de leur situation, chasse aux étrangers… La pauvreté avait pourtant baissé en France des années 1970 au milieu des années 1990. Elle s’est installée depuis à un niveau élevé, jusqu’au début des années 2000. Puis elle est repartie à la hausse pour connaître un niveau sans précédent depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Depuis 2002, le nombre de personnes pauvres au seuil de 50 % a augmenté de 20 %. Voyez les chiffres de l’INSEE. Le mouvement de hausse y est très net et de l’aveu même de l’institution, cela constitue un tournant historique en France depuis les années 1960. Tandis que les 0,001% les plus riches en France ont gagné l’équivalent de 14 années de Smic supplémentaire entre 2004 et 2008…
http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/FPORSOC11A_Sommaire.pdf
Observatoire des inégalités : http://www.inegalites.fr/spip.php?article270
CLONING TERROR, QUELLES CIVILISATIONS DE QUELLE TERREUR ?
Sur l’image, là, il ne s’agit pas de soldats américains. Nous ne sommes ni en Irak, ni en Afghanistan, pas même à Guantanamo, mais en Algérie. L’homme humilié, l’humanité refusée, est celle de la civilisation arabo-musulmane.
Dans une étude intitulée Déchiffrer le corps, Jean-Jacques Courtine analyse longuement les conditions de possibilité d’une autre image, plus récente, qui a fait le tour de la terre et qui montre un soldat américain –une femme- photographiée le pouce en l’air au-dessus du cadavre d’un homme que l’on venait de torturer. Un cliché d’amateur, relevant du genre photo-souvenir, de ces photos que l’on aime à faire circuler sur le net, sans penser à mal. Clichés de la prison américaine d’Abou Ghraïb, que W.J.T. Mitchell avait lui aussi commentées, analysées. Et l’un et l’autre n’avaient pas éprouvé le besoin de réfléchir plus avant sur le fait que ces clichés avaient pour victimes des arabo-musulmans.
Pour Jean-Jacques Courtine, ce genre d’image est neuf dans notre histoire. D’une certaine manière elles le sont bien en effet, au moins du point de vue de leur diffusion, massive, instantanée.
W.J.T. Mitchell commente la même série d’images que Jean-Jacques Courtine, avec celle du prisonnier tenu en laisse, avec celle du prisonnier terrorisé par un chien, babines ouvertes, crocs menaçants, et celle de l’homme cagoulé, en équilibre précaire sur une caisse, au corps couvert d’électrodes.
Dans leur étude iconographique, l’un et l’autre tracent évidemment avec pertinence la frontière que ces images dessinent entre l’humain et l’inhumain. C’est cette frontière qui semble actualiser un vieux stocks d’images dans lesquelles ranger celles de la Guerre d’Algérie par exemple. Pour Jean-Jacques Courtine toute culture humaine (il ne dit pas civilisation) renferme un stock d’images comparables, déhumanisantes, qui constituent une mémoire dormante qui peut à tout moment reprendre corps, pourvu qu’on l’y aide, verbalement, idéologiquement, au nom des intérêts supérieurs des civilisations supérieures par exemple. Toute culture ? Voire : Courtine oublie la technologie de l’image que l’on peut dupliquer, qui n’est pas le propre de toutes les cultures.
Courtine évoque aussi la banalisation de l’horreur (H. Arendt), l’usure de la compassion, l’indifférence morale dont il lie la possibilité à l’éloignement de la scène. Et insiste beaucoup sur cette nouveauté : leur diffusion, aux quatre coins du monde (voire), liée à la montée en puissance de l’imagerie de la guerre dans le monde (occidental) –on ne compte plus les images, les films, les documentaires sur le sujet. A commencer par la diffusion des images de guerre qui, à son sens, gomment les frontières entre le réel et la fiction. C’est la seule fois d’ailleurs qu’à ce propos il parle de civilisation, pour montrer qu’il existe tout de même une ligne de démarcation très nette : de notre côté civilisé, occidental, les images de fiction deviennent notre réel, alors que la réalité de la guerre, de la mort de masse, est abandonnée aux autres civilisations… Intéressant. Mais il ne réfléchit pas sur cette partition sauvage.
Revenons donc aux photos. Ce que l’on voit sur les images d’Abou Graïb, ce sont des soldats touristes nous dit Courtine. Non pas des reporters, mais des touristes, dotés d’un outillage technique qui leur permet d’envoyer instantanément des images de leur guerre, du champ de bataille ou de torture, à tous les coins du monde. Des touristes qui ne stockent pas leurs images, mais les montrent. Immédiatement. Et se mettent en scène selon des conventions qui se sont développées avec le développement des moyens offerts à ce genre d’images touristiques où le photographe, peu à peu, a évacuer le paysage pour se positionner au centre de son image. ici, le paysage, c’est le cadavre. Qui recouvre l’impératif d’exotisme qui mobilise l’imaginaire du touriste. Un souvenir comme un autre. Plus exotique, tu meurs en effet… Et Courtine de réfléchir longuement sur les conditions de possibilité morales de telles images. Sur le processus de déshumanisation du corps de l’autre, l’Homme refusé. Objet débarrassé de son humanité, de l’humanité de son corps en premier lieu. Cette opération, nous dit Courtine, est essentiellement mentale, et non pas culturelle. Voire. Elle est comme la manifestation d’une raison enfantine pour avouer un déni d’humanité. Le soldat Sabrina Harman n’aura du reste pas d’autres explications pour qualifier son geste : elle n’a pas pensé à mal. Sujet séparé de lui-même, incapable de réflexivité morale, "c’était moi et c’était comme si ce n’était pas moi", raconta-t-elle au juge. Un avatar, nous dit Courtine, produit par le dispositif contemporain de désubjectivation de l’humain, à partir duquel peut se déployer la suspension du sens moral et l’apologie de l’insignifiance.
Certes, nous dit Courtine, tout comme Mitchell, l’image renvoie bien, à bien y réfléchir, à ces images des cartes postales de lynchages des noirs, ces drôles de fruits que portait l’Amérique profonde, où l’on venait sur la place du village comme au spectacle. Courtine n’a pas en tête les images de la Guerre d’Algérie. Et ce qu’il ne dit jamais, c’est que ces images ne sont pas aussi neutres, du point de vue des cultures, qu’il veut bien le croire. A oublier les origines ethniques des victimes, Courtine, tout comme Mitchell, s’interdisent ainsi de penser cette expérience iconographique dans le cadre du discours de la domination coloniale.
W.J.T. Mitchell, d’une certaine manière, est plus près d’y faire référence quand il commente ces images, qui disent à ses yeux quelque chose du triomphe arrogant de l’Amérique. Mais son analyse reste confinée dans le cadre bien aseptisé de l’analyse philosophique, où l’on interprète cette réduction de la vie humaine comme celle de la réduction à la vie nue (Homo sacer). Corps sans visage, clones acéphales, ils renvoient pour lui essentiellement à la réalité de la guerre : la Terreur.
Mais que nous disent ces images ? Qu’est-ce qu’elles nous disent de ce que nous sommes en train de devenir ? Aux yeux de Mitchell, elles sont le symptôme du fascisme qui imprègne peu à peu l’idéologie américaine. Il y a derrière, n’en doutez pas, une politique d’abus systématique orchestrée en haut lieu. Mais l’ampleur de cette politique demeure secrète. Mitchell préfère donc parler de fascisme, plutôt que de racisme. Il renvoie bien à l’iconographie de l’Inquisition, au pathos chrétien occidental, mais ce tournant pictorial qu’il décrit et qu’il origine dans ces images de la guerre d’Irak, Mitchell se refuse, tout comme Courtine, à le faire entrer dans la généalogie coloniale. Les victimes ne sont identifiées que comme humaines, en générale. Sans doute pour servir cette démonstration de Mitchell, qui n’est pas vaine, selon laquelle ces images sont le symptôme d’une montée en puissance de quelque chose dont l’ampleur nous échappe, et dont il a pu saisir l’ombre dans un entretien que lui a accordé Ron Suskind, conseiller de Bush, conseiller de l’Empire, affirmant que ce qu’il importait aux puissants de ce monde, désormais, c’était de produire une réalité. Décryptez, lui jetait à la figure Ron Suskind, on s’en fout. Nous, on agit, on invente cette réalité. D’autres l’ont bien compris en France, qui ne cessent de nous jeter à la figure leur réalité obscène, brutale, destructrice. Mais peut-on oublier les soubassements coloniaux de cette réalité ? "Il y a une barbarie européenne dont la culture a produit le colonialisme et les totalitarismes fascistes, nazis, communistes. On doit considérer une culture non seulement selon ses nobles idéaux, mais aussi selon sa façon de camoufler sa barbarie sous ces idéaux", affirmait le député Serge Letchimy. "Vous nous ramenez jour après jour à des idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et colonial", ajoutait-il. De ça, semble-t-il, nul ne veut parler. C’est sans doute ce qu’il reste à penser, si nous voulons vraiment comprendre le monde que l’on veut nous prépare. --joël jégouzo--.
Cloning Terror : La guerre des images du 11 septembre au présent, W.J.T. Mitchell, traduit de l’américain par Maxime Boidy et Stéphane Roth, éd. Les prairies ordinaires, nov. 2011, 233 pages, 26 euros, ISBN-13: 978-2350960500.
Déchiffrer le corps : Penser avec Foucault, Jean-Jacques Courtine, éd. Jérôme Million, nov. 2011, 168 pages, 19 euros, BN-13: 978-2841372751.
Du subversif dans l’art : Homeless vehicles de Krzysztof Wodiczkodu
Qu’on se rappelle le homeless vehicle project de Krzysztof Wodiczko (1988). Une œuvre empoignée tout d’abord dans l’espace new-yorkais, rejouée ensuite à Beaubourg. Deux images de la même œuvre. La même, vraiment ?
A New York, l’œuvre était un processus qui parcourait les rues de la ville, Krzysztof Wodiczko ayant décidé de fabriquer ses véhicules pour les offrir aux SDF. Un processus qui reflétait un engagement social. Travaillant l’opinion publique, Krzysztof Wodiczko, avait tenté avec ses véhicules de rendre visibles ceux que la ville enfermait dans leur transparence. Destinés aux sans-abri, ses Critical vehicles, dont le fameux Homeless, furent construits au terme d’entretiens menées avec les SDF, pour répondre à leurs demandes. Multifonctionnels ils permettaient de transporter les biens, de se laver et de dormir à l’abri. Inoculés dans les rues de New-York, ils furent rapidement prélevés par les autorités qui n’apprécièrent pas de voir pareillement mis en évidence le problème des sans-abri, qui n’en était alors qu’à ses débuts, bien loin d’être ce phénomène endémique que nous connaissons désormais.
The homeless vehicle project, comme son nom l’indique, était donc un projet, un processus, et l’œuvre ne recouvrait pas seulement l’objet lui-même, le véhicule, mais ses usages. Usages qui qualifiaient sa fonction politique, "publique".
L’œuvre fut ensuite exposée à Beaubourg, d’abord sur le parvis, puis elle gagna sagement une salle de musée. Plus question de projet désormais : les commissaires rabattirent le processus sur l’objet phénoménal, vidé de son effectuation politique. Mais ce nouvel usage qualifiait sa fonction artistique. Or ce que montrait Beaubourg ne faisait plus sens, ce qui n’empêcha pas les commissaires de l’exposition de gloser sur le contenu subversif de l’œuvre qu’ils exhibaient. Là est le problème : ne restait que la rhétorique du subversif, dépouillée de toute subversion...
Etait-ce au demeurant toujours la même œuvre ? En traversant l’océan, ce que l’œuvre avait perdu en contenu politique, "publique", elle l’encaissa en contenu artistique… Sans aucune transformation du discours construit autour d’elle… On nomma subversive, en France, une œuvre qui ne faisait que trôner sur le parvis de Beaubourg, loin de son recouvrement social. L’avant-garde artistique française, à travers le parti pris des commissaires d’exposition, affichait ainsi sa vraie résolution, la vraie révolution française en matière d’art contemporain pourrait-on dire, un tour de passe passe fumeux : l’esthétisation du politique. Dans cette esthétique de la subversion dépouillée de tout contenu subversif, ce que l’on proclamait avec force, c’était la force du concept de réquisition de Martin heidegger : l’art pour l’art, un art dont la logique autotélique vidait l’engagement politique initial de son contenu, ne pointant désormais, dans cette rhétorique du marketing militant, qu’un seul horizon : celui de la domination. Une esthétique de la domination en somme, subtile en ce sens qu’elle continuait d’épeler sa rhétorique du refus de la domination, tout en la reconduisant foncièrement.
A déplacer ainsi le discours initial de l’artiste (avec son consentement, il faut bien l’avouer), ce que nos commissaires énonçaient n’était rien d’autre que la production d’un art résolument étranger à la société, la surplombant, un art qui avait fini par prendre la bonne hauteur de vue pour, depuis cette distance quelque peu hautaine, accomplir et nommer le vrai lieu de la jouissance esthétique, justiciable du discours sociologique le plus plat : l’art est affaire de distinction sociale.
L’esthétisation de la politique que pratiquait l’éthique artistique ainsi conçue, formule impropre évidemment puisque le rapport que l’art entretient avec le monde réel ne peut être que technique (artistique), et donc éthiquement neutre, révélait au moins une chose, c’est que la sphère de son action était celle de la proximité intellectuelle, sinon de la confiscation sociale de la jouissance esthétique. Un mode de jouissance esthétique était né, qui témoignait de ce que le discours contemporain de l’art avait réussi à sortir la pratique artistique de la société. Mais à ce prix, la politique, le social, y étaient devenus des objets de contemplation artistique. Cet art qui ne vise personne mais ne fait que reproduire un discours stéréotypé sur lui-même, a transformé ainsi l’essence de l’agir artistique tel qu’il nous avait été légué par les générations précédentes. Et dans ce monde d’un art faussement subversif, le politique se voyait englouti par la sphère de l’art, qui ne savait plus adopter d’autre posture que celle de sa fonction purement rhétorique. --joël jégouzo--.
Deux images d’une même œuvre, l’une à New York, fonctionnant socialement dans les rues de la ville, l’autre sur une estrade muséale, lessivée de toute destination sociale effective.
SARL ARTISTIQUES, SUBVERSIVES ?…
Yves Klein déposant sa couleur comme une marque, IKB (International Klein Blue), Jeff Koons et sa productions inc. jobs, Laurette Bank Unlimited (Matthieu Laurette, 1999), l’hypermarché de Fabrice Hyber… On recense plus d’une centaine d’entreprises artistiques en France, qui déclinent tous les services d’une entreprise réelle, nous révèlent les auteurs de l’essai publié chez Al Dante. Mais pas encore de réelle entreprise artistique d’affaires conçue sur le modèle de celle de Takashi Murakami, produisant, exportant ses structures en résine gonflable partout dans le monde, accompagnées de leurs produits dérivés et négociant une licence à Vuitton. Parfois poétiques, parfois humoristiques, les œuvres de ces entreprises veulent toutes affirmer un caractère subversif. Qu’en est-il, de cette subversion ?
Certes, il y a bien Julien Prévieux et ses lettres de non motivation, drôles à souhait, critiques d’une société confondante. Des lettres qui mettent à nu le formalisme de la communication d’entreprise. Subversives ? Le sont-elles vraiment ? Mais où le sont-elles, quand elles ne changent rien à ce formalisme qu’elles révèlent et ne font que le "dénoncer" dans le champ de la production artistique, et uniquement dans ce champ là ? A savoir : si loin de cette réalité sociale qu’elles voudraient accuser, dans un éloignement que renforce même la décision artistique… Le centre d’art contemporain est-il l’entreprise ? Pas même le bout de table où la lettre s’écrit et se reçoit… Faut-il alors penser que ce recyclage de la critique sociale dans l’ordre de l’évaluation artistique ne fait au fond qu’évacuer la critique sociale, confortablement subsumée sous l’exploration artistique ?
Que dire, ailleurs, du travail de Bernard Brunon proposant les services de sa société de peinture en bâtiment (That’s Painting Production, basée à Los Angeles), identiques aux services que proposent n’importe quelle autre société du bâtiment, la facture tenant lieu de certificat, sinon qu’elle prolonge en effet intelligemment l’histoire du monochrome en peinture et qu’elle interroge, peut-être, la question de la couleur dans la ville, de l’esthétique de l’habitat urbain, sinon celle du décorum des immeubles HLM ? Mais si loin de tous les paramètres qu’il faudrait prendre en compte pour réfléchir l’espace urbain, que l’on se demande en quoi la proposition est subversive… Mais sans doute le reproche est-il inapproprié, concernant le travail de Bernard Brunon : peut-être avons-nous tous le droit d’habiter des œuvres d’art –mais qu’elle est funeste l’illusion de penser qu’il suffirait d’habiller d’art les cités pour restaurer la dignité de leurs habitants, plongés dans la précarité professionnelle, la précarité salariale, la précarité économique, la précarité psychologique, la précarité esthétique…
Il y a bien certes un bénéfice que l’on devine à tenir pareilles propositions pour subversives : celui de décaler les discours, de les déplacer à travers la volonté de soumettre les œuvres ainsi exposées à l’en-dehors des arts, à des questionnements et des appréciations qui ne relèvent ni de la pratique, ni de la théorie artistique. Peut-être n’est-ce pas le moindre de leur mérite au demeurant, que d’exposer ces œuvres aux discours non spécifiquement artistiques. Mais n’est-ce pas une illusion de plus : les discours de l’art n’auront-ils pas toujours le fin mot de l’histoire que l’on prétend ébaucher là ? Bernard Brunon peut-il accepter que son œuvre ne soit pas jugée exclusivement dans le champ d’une narration esthétique ? Quel crédit va-t-il réellement porter aux discours profanes qui vont encombrer, brouiller son œuvre ? Discours militants parfois, justiciables de la seule conscience politique. Voire même ces discours sociologiques qui pourtant lèvent une interrogation légitime sur la circulation des œuvres et surtout, sur leur validation : comment l’œuvre circule-t-elle, même et y compris quand elle est déposée en milieu "populaire", précédée d’un discours d’autorité (de celle qui a le pouvoir, justement, de négocier et d’imposer son implantation). Cette circulation n’est-elle pas feinte du coup ? Forte du discours d’autorité qui la constitue candidate à l’appréciation artistique, et la subsume entièrement sous les espèces du droit canon de la narration d’histoire de l’art…
Les entrepreneurs artistiques soumettent-ils vraiment leurs œuvres à cet autre régime discursif de validation de leurs travaux qu’ils prétendent accueillir ?
J’avoue que je m’étonne souvent des propos que les artistes tiennent sur la réalité sociale, tellement hypothéquée sociologiquement, surtout quand ils se refusent à tenir compte, justement, de la totalité des formations discursives qui encadrent la monstration de leurs œuvres et leur insertion dans le tissu économique et social contemporain. Pour le dire grossièrement : les tentes quetchua des bords de la seine ne sont pas des installations… Je m’étonne d’une interrogation qui intéresse au fond davantage le discours sur l’art que le discours sur la société, alors que ce discours sur l’art prétend tenir un discours sur la société. Je m’étonne de ces interrogations saugrenues, enjouées, jouées, en lisière du monde réel, je m’étonne de cette rhétorique, qui laisse en suspens la question politique, et en tout premier lieu, encore une fois, qui suspend l’ordre de l’interrogation sociologique et conduit à l’esthétisation de la vie politique, qui ne transforme rien et que l’on peut exprimer au moindre coût moral. --joël jégouzo--.
Image : Takashi Murakami, Vuitton, monogramouflage… Julien Prévieux montrant l’un de ses lettres, Bernard Brunon honorant un contrat…
Le nouveau à l'épreuve du marché : La fonction non instrumentale de la création, Maria Bonnafous-Boucher, Raphaël Cuir, Marc Partouche, éditions Al Dante, coll. Cahiers du Midi, octobre 2011, 62 pages, 15 euros, ean : 978-2847618495.
CAROLYN CARLSON, DIALOGUE POETIQUE AVEC ROTHKO
"A corner of infinity burns", saisi dans l’extase d’un mouvement imperceptible.
Sous la pression du désir, un pli de ciel noir sombre, menaçant et vide, "d’une simplicité à faire peur".
Carolyn Carlson n’a pas cherché à commenter Untitled (Black, red over black on red) de Rothko, mais renouant avec la vielle tradition de l’ekphrasis, cet art de faire parler un objet supposé muet, a tenté d’inscrire dans le regard qu’elle portait sur ce tableau l’archéologie d’un discours qu’elle se refusait à unifier pour ouvrir sa langue à ce qui n’en était pas. Car comment convertir le visible en énonçable ? Carolyn Carlson ne s’y est donc pas essayée mais a risqué tout de même un poème, cette langue autre, non en suture de deux espaces qui ne lui étaient pas aussi familiers que la danse (la peinture, l’écriture), mais comme plongeant au plus profond d’un savoir, d’une possibilité de connaissance plutôt, inscrite au cœur du savoir grec entendu comme mathèsis et dont la Tragédie est porteuse, un savoir éthique donc, plutôt que théorétique, et qui concerne le cœur même de la vie ordinaire. Et c’est depuis la forme poétique, elle qui danse, qu’elle a tenté ce dialogue surprenant, opérant dans la praxis encore une fois, et non dans le théorétique, ayant compris que seule la praxis apportait une véritable connaissance des choses.
Que faut-il donc pour qu’advienne le regard ? Carolyn Carlson épelle l’épaisseur du pigment, consigne la géométrie des gestes dans le cadastre d’un corps toujours en mouvement, le sien, installé dans un vocabulaire volontiers sombre, sinon apocalyptique.
Elle contemple l’œuvre qui ne signifie rien mais se complaît à être, "mysterium ineffabile" affirme-t-elle un peu facilement, un monde tel qu’il dit être, ramenant encore abusivement l’œuvre à son créateur, dont on sent bien que le génie l’habite et fugace, à ses côtés Carolyn imagine : Rothko marche le long d’un torrent "enroulé dan ses rives de broussailles", pour aller plus loin asseoir la Mélancolie comme Rimbaud le fit de la Beauté sur ses genoux, "tourbillons de poussière en furie". Oui, certes, il y a bien tout ce vocabulaire compassé du génie, de la folie, du furieux dans l’acte de création mais qu’importe, à ne cesser de recouvrir le rouge de sa brosse et la pénombre d’un noir d’ébène, en écrivant cette lettre forte, émue, Carolyn ameute tous les ciels usés par nos lèvres, nos mains, pour dire l’extase de se ruer si bien dans l’éprouvant Voyage. Carolyn s'équipe en Rothko, robe noire, stature souveraine, observe longuement les lunettes cerclées de noir qu’il porte, comme un objet immense imposant au regard son horizon.
Rothko rêvait que l’on eût le courage de disposer l’un de ces lieux uniques qui n’aurait proposé au visiteur qu’une toile à contempler. Nous y sommes. De scènes blessées en rivages brûlants, on sent la fièvre monter et la peinture gicler et Carolyn tout au plaisir, inentamable, de se tenir face à cette toile, événement mystérieux descendue d’un ciel fatigué, celui où nous nous efforçons d’ordinaire de ne jamais rencontrer aucune œuvre. --joël jégouzo--.
Dialogue avec Rothko, Carolyn Carlson, éd. Invenit, coll. Ekphrasis, janvier 2012, 64 pages, 12 euros, traduit de l’américain par Jean-Pierre Siméon, EAN13 : 9782918698272.
L’œuvre d’art, cette perception réussie… (Baumgarten)
En face de l’œuvre d’art, un jour, un regardeur. Quelconque. Pressé ou flânant. En face de l’œuvre. Rarement à côté. Comme dans le dispositif du cinéma japonais, où l’on ne fait pas front dans dieu sait quelle héroïque soutenance : on est à côté, parlant avec et non à, solidaire d’un sens qui peine à surgir. Solidaire. Parce qu’on ne peut faire autrement en réalité : un même ciel plombé d’étoiles nous recouvre. Un peu à côté donc. Il faudrait pouvoir se tenir là en fait. Non sans inquiétude : c’est un alignement tellement fragile, tellement délicat. Le regard non pas soupçonneux mais un peu à l’oblique tout de même, par moment du moins. A la dérobée. Dans un va-et-vient imperceptible, du monde à la parole qui tente de surgir, d’une parole l’autre, de l’autre à soi.
Distinctement, on ne voit rien. Vraiment. On ne voit jamais rien, d’emblée, sur une toile, un papier, un tableau. Ou si peu. Enfin, pas grand-chose. C’est une question d’honnêteté tout d’abord, non de pudeur. D’honnêteté. Mais peut-être. Oui, un trait. Une forme. C’est très bien fait ici. Non, pas là : ici. Il faut faire attention des fois. Mais oui, j’aime bien. Ici. Des forces s’expriment. Se heurtent. Se fécondent. C’est très bien fait.
La sensibilité est peut-être une source aveugle qui a besoin de l’entendement pour se constituer en connaître.
Scrupuleux, le regardeur note cependant que dans son effort d’objectivation, il vient de perdre l’essentiel. Ne pas céder à l’émotion n’est pas l’enrôler non plus, ni la faire taire. Il faut faire attention des fois. Un peu plus tard il se reprend.
J’aime assez le projet de Baumgarten fondant son esthétique (il invente le mot) sur une poétique de la perception : l’art n’est pas la manifestation sensible d’une idée. C’est déroutant. J’aime assez la considération dans laquelle il tient l’œuvre d’art, cette perception réussie. Bien que la formulation demeure obscure et ne règle rien : qu’est-ce que réussir une perception ? J’aime assez tout de même qu’il faille aller chercher là, du côté du percept plutôt que du concept, et que par cette formule magistrale, Baumgarten parvienne à nous soustraire aux prétentions de la vision claire, et qu’il nous impose l’idée d’une image qui n’obéirait en rien aux modèles de la langue, surface en perpétuelle effritement, impossible à subsumer sous l’impatience du concept, et vers laquelle il faudrait aller, penaud, sans revendiquer aucune légitimité disciplinaire. Il faudrait chercher de ce côté donc. Plutôt que dans l’inquisition d’une rationalité opulente. Chercher l’honnêteté d’un regard capable de soutenir sans faiblesse ce strict projet moral : contempler, non pas le poème, ou la peinture, ni le beau, ni le joli. Non pas trop hâtivement les plans de composition, la grammaire, la rime ou l’empâtement, mais l’expression de tout cela –même si le paradigme de l’expression demeure à son tour opaque. Il s’agirait de faire en sorte qu’en définitive le regard du regardeur, ou du lecteur, coïncide, dans sa saisie de l’œuvre, avec ce moment de la création où le when no painting was its own ne serait ni une coquetterie d’artiste, ni la supercherie d’une identité simplement différée, mais l’aveu d’un ébranlement au terme duquel il ne subsisterait peut-être pas même la conviction de faire le peintre, l’artiste, le poète ou le critique… --joël jégouzo--.
ONFRAY SOUS LE BÛCHER DE L'ART CONTEMPORAIN...
Invité des Cent jours de Cannes, Michel Onfray est venu y tenir un cours sur l’art contemporain, sous un intitulé des plus maladroits qu’il reconnaît bien volontiers, mais dont le caractère de polémique est demeuré le seul horizon. Une intervention qui visait au demeurant moins l’art des artistes contemporains que leur milieu professionnel, accusé de coteries, sinon de prévarication. Cela dit, qu’il existe une coterie artistique n’est pas en soi une nouveauté, ni dans ce milieu, ni à toutes les époques d’une histoire de l’art dont Onfray nous brosse, à vrai dire à très grands traits, la généalogie. Une généalogie qui ne nous apprend pas grand chose de ce qu’est l’art contemporain, même si elle insiste beaucoup sur la nécessité de l’apprentissage de ses règles pour le comprendre. Qu’il n’y ait rien, jamais, qui soit donné a priori, et moins encore dans le domaine des émotions ou de l’esthétique, paraissait pourtant jusque là une évidence… De Platon à Kant donc, quelques théories de l’art sont passées en revue, sans que l’on puisse prélever au sein de ces généralités les critères de l’évaluation artistique. Certes, il y a bien cette insistance sur le moment duchampien, renversant le système de l’évaluation artistique. Mais Duchamp semble ici éclore du consensus adopté depuis à son propos. Et la question demeure entière : quels sont les objets candidats à l’évaluation artistique, sur quels critères le deviennent-ils ? La question lui est d’ailleurs posée par le public. Onfray s’excuse de ne pouvoir y répondre, parce qu’au fond, sa démarche aurait visé exclusivement à "cartographier" le champ en question. Ses propres mots. A l’arpenter aurait-il dû dire, tant cette cartographie est lacunaire, y compris du point de vue adopté dans cette intervention : celui de la critique des institutions. Des FRAC essentiellement, à l’exclusion d’autres institutions, et pas des moindres : Michel Onfray semble ignorer l’existence du premier et seul vrai musée d’art contemporain ouvert en France (les autres musées n’ont fait qu’ouvrir des sections d’art contemporain) il y a quelques années à Vitry-sur-Seine, le MACval, un musée qui, contrairement à ce qu’il allègue, ne voit pas sa collection permanente dupliquer servilement les fonds nationaux ou régionaux, mais proposer un autre paysage artistique, invité là au terme d’un authentique travail de recouvrement du contemporain dans l’art… Cela dit, que les FRAC ou que la politique de Jack Lang en matière muséale aient contribués à asseoir en France une coterie de nantis, voilà qui n’apprendra rien à personne. La critique des fonds en question s’est déployée tout au long de ces vingt dernières années depuis les institutions elles-mêmes, directeurs des Beaux-Arts en tête, tout comme au niveau du Centre National des Arts Plastiques, sans que l’on soit obligé aujourd’hui d’y revenir, même si elle n’a pas porté tous les fruits escomptés… Le plus douteux dans la démarche de Michel Onfray reste cet évidemment auquel il procède, du paysage intellectuel intéressé par les questions de l’art, repeuplé par ses soins des figures people de la scène intellectuelle (BHL, Luc Ferry et on en passe), ce qui l’autorise bien facticement à se poser en redresseur de torts et s'affirmer comme l’un des prétendus rares à se dresser au milieu d’un champ de ruines… --joël jégouzo--.
Michel Onfray, Faut-il brûler l’art contemporain ?, Label: Fremeaux&Associes, 9 janvier 2012, 2 Cd-rom avec livret, 30 euros, ASIN : B006OGSS58 .
LE NOUVEAU A L’EPREUVE DU MARCHE –du désintéressement dans l’art
Dans ce recueil de collaborations diverses, le nouveau s’entend d’une définition très générale de la créativité, facteur du succès des entreprises et jouant un rôle clef dans les théories de la croissance économique. Mais l’idée force du livre est de considérer la création économique comme modélisée par la création artistique. Avec cette différence, selon nos auteurs, que le développement des idées ou des produits nouveaux, dans le champ de l’entreprise, reste conditionné par des perspectives utilitaristes, ne serait-ce que potentiellement, à la différence bien entendu de la création artistique, posée ici dans le cadre d’une compréhension convenue affirmant que l’art est par principe désintéressé. Ce serait sa définition et sa morale.
Passons sur l’article de fond, bien inutile et motivé par une pseudo exigence encyclopédique (qui ne fait que résumer ce que l’on sait déjà sur la question), pistant la question du nouveau sous un angle très théorique du Moyen Âge à nos jours (et encore, toutes les théories n’y sont pas exposées, on peut déplorer par exemple qu’il n’y ait aucun rappel en particulier de l’essai de Boris Groys Du Nouveau, essai d’économie culturelle , paru aux éditions Jacqueline Chambon en 1995)…
Passons sur les incessantes reprises de la question de savoir si la création artistique relève de l’utile, dont on finit par se dire qu’elles n’ont qu’un objet, celle d’asseoir l’unanimité de la réponse : non, bien entendu, l’art est par définition (c’est sa morale, je vous dis) ce qui s’énonce comme désintéressé –leitmotiv qui ne cesse au fond de reformuler la perspective de l’esthétique kantienne posant a priori l’art dans un monde qui à peine à prendre corps… Rien d’étonnant alors à ce que tout converge vers cette réponse lapidaire certifiant que l’entrepreneur n’est pas un créateur, puisque Kant nous assure qu’il ne l’est pas…
Et le problème est bien là, dans cet aplomb kantien qui ne maintient son équilibre que dans la pure abstraction. Car pourquoi s’entêter à penser l’art et la création dans le cadre d’une pensée aussi désincarnée, déployant l’ombre d’une morale suspecte quand à vrai dire, l’art a toujours été d’une utilité certaine, bien que diverse. On lit ainsi au moins la première partie de l’ouvrage avec quelque plis à la commissure des lèvres, et le sentiment que cette fois encore, on nous ressert le plat mille fois repassé de la religion du sublime. Car enfin, l’utilité théologique, culturelle, existentielle, voire esthétique de l’art, et on en passe et des meilleures, n’a jamais fait aucun doute, non ? On peut bien convoquer alors Schumpeter pour tenter de détacher aux forceps le créateur de l’individu mû par le seul profit, le profit de l’art, lui, n’en reste pas moins trivial. Tout comme il ne reste pas moins vrai que l’artiste, comme l’entrepreneur, et ne parlons pas des mauvais artistes ou des mauvais entrepreneurs, voire de toutes ces dérives thénardières qui encombrent le champ de la création artistique, se ressemblent en ce qu’ils veulent tous deux transformer le monde à partir de leur seul désir (d’y prendre leur part).
Et la vraie question ne serait alors pas même de savoir si l’entreprise est la forme d’action la plus appropriée à la production du nouveau. Facebook en bourse et la saga Mac Intosh apportent leurs réponses, que l’on commence à peine à explorer, d’entreprises qui pèsent sur notre rapport au monde, sans que l’on ait besoin de poser d’emblée la question de l’instrumentalisation de leur succès.
Quant aux artistes pur jus selon nos auteurs, force est de reconnaître que nombre d’entre eux non seulement fonctionnent comme de vraies entreprises privées, tant au niveau de leur communication que de leur logistique, voire de leur comptabilité, et que l’on peut là aussi très légitimement se demander quel but ils poursuivent en réalité : faire fructifier le marché (de l’art) ou affirmer la radicalité de l’action libre ? Les deux mon capitaine, à prendre l’exemple lointain du jeune Gombrowicz, créateur authentique à force d’inauthenticité, cherchant dans les années 30 à faire sa place au sommet de la hiérarchie de l’avant-garde littéraire polonaise et finissant par poser Feyrdydurke, après bien d’autres expérimentations furibondes, comme avantage concurrentiel radical sur ses rivaux. Un avantage soigneusement pensé au regard de ce qu’était devenue la littérature polonaise et de ce qui pouvait s’inscrire dans l’air du temps et s’y affirmer comme "nouveau", à savoir : le renouvellement des Lettres polonaises, rien moins ! Ce que l’on découvre au fond, c’est que l’art est dialogique même lorsqu’il est sa propre fin et que cette fin n’est pas étrangère à la compétition auquel le champ de l’art est livré et au sein duquel chaque artiste tente d’explorer le nouveau pour asseoir sa différence. On peut bien appeler cette différence là aventure de l’expression personnelle, cela ne change rien au fait qu’une volonté soit affirmée là, qui défriche ses moyens au cœur d’une histoire des moyens artistiques disponibles qu’il est toujours possible de construire, moins comme accumulation de savoirs que comme régulation des fins artistiques, quand bien même l’artiste saurait rompre avec ces moyens. Ni au fait que cette compétition pour l’expression de soi ou pour exister dans le monde de l’art ponctue la vie de tout artiste, qui n’a que faire, de la sorte, de la morale du désintéressement. Gombrowicz, se faisant, renouvela objectivement le marché des Lettres polonaises et le fit si bien fructifier qu’il lui permit de conquérir une stature à laquelle il pensait ne plus avoir droit –internationale. On peut certes le dire autrement : il inventa des formes nouvelles en littérature. Reste nombre de questions à poser et se poser dans le couvert de son for intérieur, en ce qui concerne l’utilité de la création artistique, dans notre vie la plus intime donc, questions qui touchent au commentaire des œuvres, à la critique artistique aussi bien qu’à leur interprétation privée, toute création interrogeant notre vie et dont il n’est pas douteux de penser que cette vie fait un usage trivial pour les réduire, par exemple, à ces moments de consolation qu’elles savent si bien apporter. Ce en quoi telle œuvre m’importe, et dont je ne peux me passer et dont je ne peux témoigner vraiment, mais dont je ne veux me couper tant cela m’est nécessaire, peut me conduire ou non à un usage trivial, peu importe, mon existence est aussi à ce prix, tout comme celle des œuvres d’art. --joël jégouzo--.
Le nouveau à l'épreuve du marché : La fonction non instrumentale de la création, Maria Bonnafous Boucher, Raphaël cuir, Marc Partouche, éd.Al Dante, coll. Cahiers du Midi, octobre 2011, 62 pages, 15 euros, ean : 978-2847618495.
Boris Groys, Du Nouveau, essai d’économie culturelle, éditions Jacqueline Chambon, sept. 1995, coll Art Langue, 213 pages, 22,60 euros, ean : 978-2877111157.