Le Petit Köchel
Il a dit qu’il allait se pendre, et c’est tout à fait le genre de phrase irrévocable contre laquelle on ne peut rien…
On a tout de même fini par retrouver le Petit Köchel. La partition traînait sur une boîte en fer blanc. Le petit, lui, le vrai : l’enfant, il doit être à la cave. Il s’y est enfermé depuis si longtemps, qu’il n’a pas dû en remonter. Et puis il a décidé de s’y pendre. Ses mères, qui ont consacré leur vie à Mozart, n’apprécient pas. A cause de cette menace, leur journée est fichue. Elles ne pourront pas répéter aujourd’hui. Ses mères… Ses mères ? ?… D’ailleurs elles ne savent même plus qui est la génitrice de l’enfant. Elles qui ont passé toute leur vie assises devant leur piano, elles doivent aujourd’hui se concerter. Elles ont d’ailleurs longtemps cru que c’était «lui» qui avait volé le Petit Köchel. Mais bon, on l’a retrouvé. On sait du moins où il pourrait être. Tout peut rentrer dans l’ordre. Enfin presque : il reste cette menace. Reculer l’heure de l’horloge ? Il avait annoncé une heure précise croit-on se souvenir. Une heure de pendaison. Mais peut-être pas. De toute façon, pour une fois qu’il exprime un désir, autant qu’il aille jusqu’au bout. En sera-t-il seulement capable ? Et s’il refusait de se pendre ? Ce serait compromettre tout le sens de leur vie à elles, qui sont allées jusqu’au bout de leur passion pour Mozart. Non : il faut qu’il se pende.
C’est dans la prolifération d’une parole nauséabonde qui ne cesse de se répandre entre les personnages que s’achève l’intrigue. L’enfant veut bien ne plus se pendre, si ses mères lui apportent la preuve indéfectible de leur amour. Mais on ne peut aimer Mozart et le petit à la fois… --joël jégouzo--.
Le Petit Köchel, Normand Chaurette, Actes-Sud Papiers, juin 2000, 52p., EAN13 : 9782742727520
TELL ME DARK : ON SE PERD DANS CE MONDE

Exterminer les pauvres : les leçons de l'histoire...
Voici une histoire dont il existe peu d’échos en France : comment la Révolution industrielle s’est débarrassée de ses exclus, en Angleterre. Au fond, un exemple pour nous qui sommes entrés dans une ère de stigmatisation des plus démunis… Mais l’intérêt de l’exemple tient aussi au fait que, idéologiquement, les marques du discours sont restées les mêmes : déjà, contre toute évidence, il s’agissait de dénoncer une prétendue paresse et de faire des pauvres les ennemis de la nation. L’idée est demeurée, que le système d’allocations accordés aux pauvres ne fait qu’encourager l’oisiveté et qu’il n’est de la sorte qu’une incitation au vice…
Le système de Speenhamland (1795), qui fut mis en place en Angleterre dès le XVIIIème siècle et perdura jusqu’au XIXème, synthétisa l’ensemble des lois sur le "soulagement des pauvres" qui avaient été inaugurées pour combattre le fléau récurrent de la grande misère, consacrant si l’on peut dire, cette œuvre d’une couronne d’épines particulièrement ajustée à la tête des pauvres que l’on fit mourir par millions… Il vit le jour en 1795, dans un village du Berkshire — Speenhamland—, proposé par les magistrats locaux après une réunion mémorable à l'auberge du Pelican, le 6 mai 1795. L’idée était de soulager plus efficacement la pauvreté extrême. Aux yeux de nos magistrats, les différentes lois mises en place sur le soulagement des pauvres n’avaient fait que rendre plus complexe la Loi de 1601, sans parvenir à éradiquer la pauvreté. Et bien évidemment, ce qui rendait cette ultime réforme nécessaire était la conjoncture agricole : des mauvaises moissons avaient mis le prix du pain hors de la portée des plus modestes. La situation avait été rendue plus mauvaise encore par l’accroissement démographique de la population et les guerres françaises. On redoutait alors que les classes inférieures ne se tournent vers les français pour les aider à fomenter des troubles dans toute l’Angleterre. Il y avait eu du reste une augmentation considérable du nombre d’émeutes au printemps 1795.
Le sentiment général était donc qu’il fallait apporter une réponse à la mesure de ce défi pour la société anglaise, menacée d’implosion. Le système prévoyait que les pauvres percevraient un revenu minimum à défaut d’un emploi qui n’existait pas, voire des allocations permettant de compléter leur salaire quand celui-ci était trop bas. La "quantité de soulagement" à prodiguer était calculée sur le prix d'un gallon de pain et le nombre d’enfants à charge du travailleur. Cette mesure conduisit Malthus à penser que l’indexation sur le nombre d’enfants, compte tenu que les pauvres constituaient généralement des familles nombreuses, était un mauvais calcul et qu’il fallait au contraire baisser les allocations proportionnellement à ce nombre, afin de ne pas les inciter à nourrir une famille trop importante… L'idée d'un revenu minimum d'insertion, offert en farine, pain ou argent, n’était certes pas nouvelle. Ce qui était nouveau, c’était qu’il s’agissait d’une mesure provisoire désormais : incitative. On connaît le propos : il faut inciter les chômeurs à reprendre une activité salariée –qui n’existe pas… Et qu’enfin, elle donnait la possibilité à chaque paroisse de peser plus décisivement que par le passé sur le taux d’indemnisation.
Récapitulons : les pauvres reçoivent une allocation à titre provisoire, qui leur est supprimée s’ils ne retrouvent pas un emploi (mais il n’y en a pas, ça tombe bien…). S’ils en trouvent, le système d’allocation est maintenu dans le cas où le salaire est inférieur au montant de l’allocation (!). L’effet pervers immédiat fut l’effondrement des salaires à la campagne. On passa du coup de l’existence d’une masse d’indigents à celle d’une classe de travailleurs pauvres (c’est le cas en France aujourd’hui). Les travailleurs en question, exploités sans vergogne, ne tardaient en outre jamais à épuiser leurs forces dans ce champ clos qu’était devenu l’emploi (presque) salarié et, usés avant l’âge, devenaient inemployables. La paroisse devait alors en supporter les conséquences. Bien évidemment, les propriétaires terriens les plus taxés par l’impôt sur le soulagement des pauvres se liguèrent pour n’avoir plus à le payer. On mit en place des procédures sophistiquées de votes dans les paroisses, destinés à calculer et recalculer de mois en mois le montant du taux d’indemnisation des pauvres. On distingua alors les pauvres méritants (vestries), des "undeserving" — les inemployables. Ce dernier groupe ne reçut bientôt plus de subsides. La Loi, après avoir cassé définitivement le marché du travail, avait jeté à la rue une masse considérable de salariés précaires, amplifiant en retour la spirale de la paupérisation. Ce, jusqu’en 1815, où le malaise, à la suite de la guerre contre les français, provoqua de vifs désordres civils. Une dépression industrielle l’amplifia. Dans le Sud rural, la bonne vieille charité individuelle fit de nouveau surface. On considéra qu’elle ne faisait qu’encourager l’oisiveté et le vice. On se mit alors à penser que ce système d’allocations n’était en fin de compte qu’une sorte d’encouragement, voire de crédit accordé à la paresse. Les enquêtes parlementaires de 1832 à 1834 s’en font largement l’écho. Leurs conclusions furent toutes d’affirmer qu’on devait mettre fin à ce système. Le nord industriel, lui, s’inquiéta beaucoup : malgré l’injonction faite aux pauvres de ne pas quitter leur paroisse, il en circulait beaucoup sur les routes. De grandes campagnes anti-pauvres y furent désormais menées : il fallait désormais se débarrasser des pauvres, coûte que coûte. --joël jégouzo--
LES IMMIGRES, LES RROMS, LES MUSULMANS, LES MALADES (IMAGINAIRES ?)…
Et si on rouvrait les camps français ?
Il faut sauver le modèle social français, nous dit-on. Le sauver des français, de ces français qui trichent, nous assure le Chef de l’Etat, de ces tricheurs qui se comportent comme des ennemis de la Nation… Et pourquoi pas la création d’une justice d’exception à l’encontre des malades imaginaires qui plombent le déficit français, tant qu’on y est ?
Et tout cela sans rire… Combattre la fraude sociale… Pas la fraude fiscale, non, vous avez bien lu : la fraude sociale. Pas la fraude fiscale, qui ampute bien davantage les finances de l’Etat, mais qui, soyons clairs, est l’apanage des classes nanties. Non : la fraude sociale ! Celle des pauvres, des démunis…
Alors soyons clairs : vous êtes en bonne santé ? 90 % des cadres sont en bonne santé. Tandis que les "inactifs" (qui ne cesse de s’activer pour chercher une solution à leur manque chronique d’argent), les chômeurs, les rmistes, les stagiaires, les précaires, etc., eux, accusent le coup. L’INSEE en témoigne, malgré ses statistiques biaisées. Il suffit de lire. Et ce n’est pas un hasard s’ils ne vont pas bien ceux-là. Et ce n’est pas qu’un sentiment du reste : les chômeurs, selon les études de la Sécu, ont une probabilité de beaucoup supérieure à celle des actifs de développer une maladie grave. A 35 ans, l’espérance de vie d’un ouvrier est inférieure de 7 ans à celle d’un cadre. Peut-être parce que, faute de moyens, les ouvriers recourent deux fois moins aux spécialistes qu’aux généralistes. Les bébés de moins d’un an, par exemple, ne fréquentent le pédiatre qu’une fois sur trois consultations nécessaires dans un ménage d’ouvriers, contre une fois sur deux chez les cadres.
Fraude sociale… Lorsque l’on se retrouve au chômage, statistiquement, on a trois fois plus de risques de décéder prématurément qu’un homme actif. Rassurons-nous : avant de mourir, les plus démunis passent d’abord, assidûment, par la case maladie et la case dépression. De sacrés cumulards ! Ainsi, à leurs faibles revenus s’ajoutent l’exclusion médicale, l’angoisse, la dépression, l’impossibilité de se payer un traitement médical correct. Des nantis, pour sûr. Des fraudeurs. Des tricheurs.
Selon une enquête du Credes (1996-1997), 25% des chômeurs sont victimes d’une dépression, contre 13 % des actifs. 1 employé sur 5 est en dépression selon cette même étude, déjà ancienne, les choses n’ayant fait qu’empirer, contre 1 sur 10 chez les cadres supérieurs…
Toujours selon cette même étude, les ingénieurs vont plus souvent chez le dentiste que les ouvriers. La proportion de cadres supérieurs qui sont allés chez le dentiste lors de cette enquête est même deux fois plus élevée que celle des ouvriers. C’est que chez les ouvriers, le suivi médical fait défaut. Faute de disposer d’une complémentaire. Toutes les études récentes montrent du reste qu’une grande partie des familles peu aisées renonceront l’an prochain à leur mutuelle…
La France, pour la première fois depuis un siècle, se dotait d’un cadre législatif définissant les grands principes de la santé publique. Mais le texte adopté in fine ne prenait pas la tournure d’un texte de Loi, nécessairement contraignant, mais celle d’un simple référentiel, délivrant le sens général de l’esprit français en matière de santé… Et les médias de le saluer. Et d’omettre dans le même temps que ce texte contournait savamment toute réflexion sur la question des inégalités devant la santé.
Mieux : parmi les "cent objectifs de santé publique" que se donnait l’État dans ce document, un seul concernait "la réduction des inégalités devant la maladie et la mort" ! A titre d’exemple, six autres portaient sur la réduction des "troubles musculo-squelettiques"… Pire : aucun indicateur d’évaluation n’était envisagé pour mesurer les disparités devant la santé… Et mieux que mieux : la directive recommandait de ne prendre en compte que "des résultats globaux"…
Tout est clair : la diminution des inégalités sociales devant la santé n’est pas une priorité du gouvernement. Elle ne l’a jamais été. La seule préoccupation de ce gouvernement n’est peut-être même pas tant la maîtrise des dépenses de santé que la stigmatisation forcenée des populations "à risque", que l’on a précipitées depuis des décennies dans la misère et dont on voudrait à présent délégitimer par avance toute velléité de révolte. Et la journaille d’exhiber la très bonne place obtenue par la France dans le classement de l’Organisation mondiale de la santé, du point de vue de sa performance globale, tout en taisant son mauvais rang au sein de l’Europe en termes d’inégalités sociales devant la santé… --joël jégouzo--.
Observatoire des inégalités : http://www.inegalites.fr/spip.php?article1365&var_recherche=sant%E9&id_mot=42
"Un aveuglement face aux inégalités sociales de santé", entretien avec Didier Fassin, directeur d’études à l’EHESS :
http://www.inegalites.fr/spip.php?article777&var_recherche=fraude%20sociale&id_mot=42
Quel genre d’ordre politique est en train de prendre forme en Europe ?


GOUVERNANCE EUROPEENNE : LA DEMOCRATIE VIDEE DE SA SUBSTANCE...
Il faut cesser de croire qu’il n’existe pas d’Europe politique. L’Union Européenne EST un régime politique. Et le pire qui soit, celui que les faucons américains nous envient, laboratoire du plus fabuleux rapt des valeurs démocratiques modernes qui soit, un régime néo-libéral autoritaire, articulé par le mépris des classes dirigeantes à l’égard des peuples européens. Derniers exemples en date : les grecs n’auront pas droit à leur référendum, tandis que les italiens verront s’accomplir le règne des experts, sans qu’aucun débat démocratique n’ait jamais permis d’en décider.
Mieux, si l’on peut dire : l’UE, dans ce que sa gouvernance révèle, n’est ni plus ni moins que la main mise d’une oligarchie au service du seul objectif qui lui importe : la promotion de la liberté des marchés financiers.
Elle est l’expression la plus tragique de la structure oligarchique du monde néo-libéral. Voyez la farce des consultations bafouées, comme en France, anticipée par la bouffonnerie de médias stipendiés –qui se rappelle Colombani fustigeant son lectorat parce qu’il désavouait une Constitution qui livrait l’endettement public aux marchés privés ?
Leur Europe devrait-on écrire, dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas, est celle qui est venue à bout de la souveraineté politique des nations européennes par des pratiques économiques qui sont, il n’en faut pas douter, une manière redoutablement contemporaine de faire de la politique autrement, à savoir, sans l’embarras démocratique qui préside encore –si peu- au destin des nations qui la forment.
Observez, avec Perry Anderson, l’historien le plus averti de cette Europe stipendiée, scrutant au scalpel les institutions de l’UE pour en dégager le sens profond, observez comment s’équilibrent les forces institutionnelles au sein de cette UE : une Commission Européenne, son exécutif, où siègent des fonctionnaires nommés par les Etats membres, sans aucun mandat démocratique donc. Un Conseil des Ministres transformé en instance législative délibérant secrètement, un Conseil européen des chefs de gouvernement convoquant les récalcitrants, les maladroits, pour leur dicter ses décisions…
L’UE est un pseudo exécutif nous dit à juste titre Perry Anderson. Un pseudo législatif, une pseudo démocratie, l’imitation historique de l’absolutisme prussien, où le processus de décision est télécommandé par des entrepreneurs ayant avalisé une construction politique autoritaire et volontairement parcellaire : le Parlement européen, seule instance "populaire" élue démocratiquement, ne dispose d’aucun pouvoir fiscal, d’aucun pouvoir budgétaire, d’aucun contrôle sur les nominations, d’aucun réel droit législatif, sinon celui d’amender à la marge ou d’opposer son veto. Il n’est, selon la belle expression de Perry Anderson, qu’une façade rituelle symbolique, un corps législatif d’un autre âge, car dans cette histoire, le pouvoir est confisqué en réalité par le Conseil des Ministres, coiffé par Le Coreper, comité des représentants permanents fixe, et le Conseil européen des chefs d’Etat, lui-même à la solde de l’Allemagne.
Une violation constante du principe de séparation des pouvoirs constitutionnels, un déficit démocratique sans précédent, auquel même les faucons américains n’ont jamais osé rêver.
L’UE est en outre l’affaiblissement volontaire du politique. Voyez la Grèce, voyez l’Italie, voyez la France. Voyez où se discutent l’essentiel de notre avenir et comment. Voyez qui prend les décisions et comment, et ce que ces décisions concernent : des questions qui étaient autrefois débattues au sein des parlements nationaux : nos emplois, notre couverture sociale, nos impôts, etc.
Or, à Bruxelles, ces questions sont débattues dans le secret, comme des négociations diplomatiques. On convoque le premier Ministre grec ! On lui ordonne de renoncer à son référendum ! Le traitement de ces questions, observe avec pertinence une fois encore Perry Anderson, est celui que l’on réserve d’ordinaire aux Affaires Etrangères ou militaires !
Et quand ces questions paraissent ne devoir être que l’apanage des experts, voyez ce qu’elles impliquent, voyez comment les taux d’intérêts organisent le déplacement de la politique macro-économique vers Bruxelles. Avec à la clef, encore une fois, nos vies et notre avenir : emplois, impôts, protection sociale…
L’Union Européenne, aujourd’hui, c’est enfin l’état minimal tel qu’aucun ultra-libéral ne saurait l’espérer : une fonction publique réduite à néant –20 000 fonctionnaire !- des dépenses étranglés, un contrôle impossible, bref : la démocratie vidée enfin de sa substance !--joël jégouzo--.
Le Nouveau Vieux Monde, sur le destin d’un auxiliaire de l’ordre américain, Perry Anderson, traduit d el’anglais par Cécile Arnaud, éd. Agone, coll. Contre-feux, octobre 2011, 738 pages, 30 euros, ean : 978-2-7489-0143-6.
DE TOUJOURS : LA FINANCE CONTRE LES PEUPLES
Il faut cesser de nous faire croire qu’on pourrait moraliser les milieux financiers, mieux, qu’ils pourraient, par eux-mêmes, le vouloir un jour. Déjà, en 1914, la finance dévoilait son seul vrai visage, qui est celui du dividende à tout prix, du bénéfice à n’importe quel prix, celui de millions de morts, par exemple…
Et déjà, à l’époque, l’on évoquait une sorte de fatalité, sans employer le vocable de crise, blanchissant le "drame des finances françaises" tombé de nulle part… Un drame, la belle affaire : de drame, seuls les poilus en vécurent ! La finance, elle, insouciante des hommes, les envoya se faire tuer.
Car l’affreuse saignée de 14-18 fut très largement le fait d’investissements financiers plus que douteux, encouragés par un personnel politique corrompu et un état-major insouciant, n’hésitant pas, à l’exemple du Général Galliéni, à lever la classe 1917 –des adolescents dont certains n’avaient pas 18 ans- et remettant au soir de cette grande victoire de la conscription, le dossier qui le lui avait permis en commandant à ses collaborateur de le "serrer" contre leur poitrine, parce qu’il resservirait bientôt à lever la classe 1918 : les 16, 17 ans…
L’Etat français fit ainsi assumer au peuple français une charge confondante, obérant par sa politique de gabegie au profit des milieux financiers l’avenir même de la nation. Cela, quelques décennies à peine après le désastre de 1870 et la lourde rançon des 5 milliards du traité de Frankfort. La bourgeoisie, dont le règne domina la seconde moitié du XIXème siècle, savait compter sur le soutien inconditionnel de l’Etat pour assurer sa prospérité. Et que lui importait que Paris fut devenue une place financière de seconde zone (les dépôts bancaires y atteignent 5 milliards de francs-or en France à la veille de la guerre, tandis qu’ils atteignent 31 milliards pour l’Angleterre et 29 milliards pour l’Allemagne) : elle a placé tout son argent en valeurs étrangères, par crainte d’une situation intérieure peu sûre, entendez : la classe ouvrière s’y montrait trop rétive devant sa misère…
Alors qu’en réalité, c’était pour d’autres raisons bien sûr : le revenu des valeurs étrangères était de 4,28%, contre 3,21% pour les valeurs françaises… Et en 1914, de 5,74% pour les actions et 4,32% pour les obligations étrangères. Voilà qui explique tout…
Le Temps du 29 avril 1906 en témoigna en ces termes : pour lui, la règle d’or du bourgeois français était de "placer son argent en valeurs étrangères ", parce que cela équivalait à lui "faire franchir la frontière… assurance contre les risques intérieurs grandissants"… (encore une fois : les revendications jugées par trop irresponsables d’une classe ouvrière réduite à la misère…)
A la veille de la Grande Guerre, les capitaux français se mirent ainsi à couler vers l’étranger. Le Crédit Lyonnais avança plus de 300 millions de francs à la Deutsche Bank. La Société Générale, l'Union Parisienne, la Banque de Paris et des Pays-Bas en firent autant. La prospérité du port de Hambourg leur dut tout et, situation cocasse, la Nord-Deutsche Llyod et la Hambourg-Amerika purent ainsi concurrencer avec cet argent nos propres lignes.
Mieux : les capitaux français servir à financer directement l’effort de guerre allemand. Et cela, quand bien même l’Etat pouvait exercer son contrôle sur les emprunts étrangers.
Ainsi, au lendemain d’Agadir, un emprunt d’un milliard failli être émis, à partager entre l’Autriche et la Hongrie. Emprunt explicitement destiné aux armements austro-hongrois. Il ne fut évité que grâce à l’intervention d’un journaliste intègre, l’un des rares, André Cheradame, du Petit Journal, qui le paya de sa carrière.
Ou bien encore : à la veille de lancer son propre emprunt pour la défense nationale, le gouvernement français autorisa deux emprunts turcs – dont les Turcs feront le meilleur usage aux Dardanelles… Mieux, si l’on peut dire : une partie de cet emprunt servie à offrir une ristourne à l’Allemagne, débitrice de la Turquie, de sorte que la France se mit à rembourser littéralement les créances de son ennemi direct…
La même année, alors que l’effort de guerre s’annonçait terrible, l’Etat français consenti à lancer un emprunt bulgare, un emprunt grec et un emprunt chinois…
Les responsabilités politiques, on le voit, furent effarantes. Et tout au long de cette guerre, et ce jusqu’au dernier mois, les gouvernements français ne cessèrent de peser sur les banques françaises pour qu’elles mettent à la disposition des nations étrangères une partie de l’épargne nationale… C’est que le rendement était meilleur… Et tant pis si, on le sait aujourd’hui, ces décisions contribuèrent tragiquement, en 1918, à la prolongation de la guerre… L’or français faisait couler le sang français, ainsi que finit par le constater Le Temps qui, dans son éditorial du 5 août 1918, écrivait : "les Etats étrangers ont, à la veille de la guerre, pris à notre épargne l’argent qui a été refusé à la France pour sa défense"…
Et n’évoquons ici même pas le plus connu de tous ces emprunts, le fameux emprunt russe, si ruineux pour l’épargne française, mais largement encouragé par les banques françaises et la presse à leur solde. La manne française coula ainsi dans un pays pétri de corruption -15 milliards de francs-or pour renflouer les caisses de Nicolas (II)…
Au total, la France aura investi dans cette période (des années 1910 à 1918) plus de 50 milliards en titres étrangers. Dans le même temps, elle ne devait investir que 4 milliards de francs-or dans la totalité de ses colonies, qui lui en rapportait évidemment bien plus… Emigrés en Suisse et en Belgique, ces capitaux français refluèrent en masse vers l’Allemagne…
Qu’on ne nous dise alors pas qu’il serait possible d’introduire de la morale dans une histoire qui ne peut s’avouer qu’immorale. –joël jégouzo--.
LE POILU ET LA BROSSE A DENTS…

Du Hortense de Feydeau à la guerre de 14-18…

Autour de Hortense à dit je m’en fous, de Feydeau, Joël Jégouzo, Annette Geiger, éd. Intelligere, Paris, 1999, isbn : 978-2-91106008, épuisé.
KAMEL LAGHOUAT : 14-18, L’ESCOUADE DE MOHAMED (3/3)
"Dans les tranchées, tout n’était qu’un immense chaos où l’être déversé ne parvenait pas à se saisir, où le flux héraclitéen des événements interdisait non seulement toute compréhension de la chose, mais toute connaissance de soi, voire toute sensation de ce moi charrié sans ménagement dans le désordre et la confusion de la matière nue. Ce n’est qu’après-coup, après la guerre, la mort, l’éventrement, ce n’est qu’après-coup, après les cérémonies organisées pour les français, les médailles données aux français, les drapeaux français déployés, ce n’est qu’après le deuil immense de la nation française, ce n’est que dans cet après-coup de la reconstruction du sacrifice des fils de la patrie éplorée mais victorieuse, que ce qui n’était dans l’instant où les soldats le vivaient qu’un non événement barbare, prit enfin son sens et son nom. Pour eux. Non pour nous, tenus à l’écart de toutes les cérémonies commémoratives. Mais jusque là, les bonshommes ne savaient rien : ils se tenaient seuls sans rien d’autre que cette solitude et leur peur pour faire face à l’immanence qui les encerclait, avec la boue pour seule essence, comme seul "être du poilu".
Plus tard, parmi les survivants, dans le bled, certains trouvèrent les mots. Ces mots ne disaient rien de l’abîme franchi, ils n’étaient pas même un pont jeté par dessus cet abîme, tout juste une rambarde de l’autre côté, où circonvenir la tentation d’un regard en arrière. A quel même rapporter la démesure ? Quels mots lorsque l’être se voit tout prêt de basculer dans le vide qui l’épouvante ? L’expérience des tranchées ne relevait ni de l’initiation mystique ni de l’intuition poétique. Elle n’était que la forme du contingent charnel, de la viande livrée à son enfermement corporel : la boue, toujours la boue, qui n’est pas la terre mystique dont Allah fit l’Homme, qui n’est pas l’argile d’une solidarité que les bonshommes des tranchées ne connaissaient pas, ou peu, qui n’est pas le signe d’une appartenance à son humanité mais la boue et seulement la boue qui bestialise le soldat et l’enferme dans l’inhumanité d’un corps souffrant.
Ainsi Mohamed apprit-il, à Verdun, les bras ballants et le regard vide, que dans les tranchées son humanité était plus vile encore que celle qu’on lui avait faite dans l’Algérie occupée. Il n’avait guère été qu’un corps frappé de stupeur et vivant l’effroi et la fascination de son supplice charnel." Kamel Laghouat
Kamel Laghouat a vingt ans. A paraître, novembre 2011, éditions Turn THEORIE, Un tombeau pour 1323 algériens morts pour la France en 14-18. (extraits)
photos : l'embarquement des troupes.