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La Dimension du sens que nous sommes

LES RACINES COLONIALES DES PARADIS FISCAUX…

18 Mai 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

paradis-fiscaux.jpgHors des frontières formelles du Droit, des puissances se sont constituées avec la complicité de décideurs de la Chose pourtant Publique. Une souveraineté offshore où des juridictions politiques furent taillées sur mesure pour accueillir la moitié du stock mondial des devises, ne constituant ainsi certainement pas cet ailleurs de la finance internationale auquel l’on voudrait nous faire accroire. Il n’y a du reste pas d’économie parallèle, martèle Alain Deneault dans son essai. Nous devons absolument cesser d’analyser les paradis fiscaux en termes d’évasion fiscale : ils sont nos économies réelles, qui mettent à mal le financement des Institutions Publiques et nos marchés commerciaux. Ils sont l’ordre normal de marche d’une Finance mondiale qui dépouille jour après jour les notions de Bien Public et de Bien Commun de leurs fondements républicains. Et ils sont le fruit d’une histoire peu reluisante mais fort ancienne : celle des mécanismes financiers de production d’avoirs fictifs qui, depuis le XIVème siècle florentin, ont construit des moyens efficaces pour échapper à tout contrôle politique démocratique.

 

C’est du coup un regard neuf qu’Alain Deneault nous invite à poser sur ces paradis qui défraient faussement la chronique et voient nos dirigeants pousser de temps à autres leurs cris d’orfraie avant de refermer cet épineux dossier sur une irrésolution éprouvée. Un regard qui invite à reconsidérer ce modèle de confiscation politique à la lumière d’un éclairage peu mis en perspective dans ce cadre : celui de la colonisation.

Deux exemples particulièrement éclairants illustrent bien le propos. Celui du Congo Belge tout d’abord, où, au lendemain de la Conférence de Berlin, Léopold II décida de fonder une colonie personnelle, en son nom propre et non celui de la Belgique, créant de fait une souveraineté privée au mépris du Droit des Peuples, le prototype même du paradis fiscal contemporain. Sur son territoire –un espace théoriquement politique mais dédié désormais exclusivement au commerce-, tout devint permis : sévices, massacres, servage et ce jusqu’en 1908, date à laquelle le récit des exactions commises se fit jour en Europe, obligeant la Belgique à reprendre officiellement la colonie à son compte.

 

javaB.jpgAlain Deneault est, sur cet exemple, d’une clarté édifiante. Rien n’est laissé dans l’ombre, des lectures bréviaires de Léopold II (James William Bayley Money : Java, or how to manage a Colony), à sa fascination pour l’explorateur vedette du Congo, Stanley, qui faisait signer aux chefs locaux des contrats d’abdication sur leurs propres terres, obtenus par la force quand la ruse n’y suffisait pas. Dans les salons, bien évidemment, ces factices transferts de souveraineté légitimaient à eux seuls l’appropriation d’un pays par les Blancs, qui créèrent de l’offshore à tout va : les intérêts d’exploitation demeuraient strictement privés. Léopold II confia ainsi le commerce du Congo à des entreprises signataires de chartes, tandis qu’il en restait l’actionnaire le plus important à titre privé…

 

Le second exemple est celui de l’Allemagne, avec l’Empereur Guillaume II confiant l’exploitation des côtes africaines à une société privée de gestion : la Deutsche Ost-Afrika Gesellschaft. Il ira jusqu’à offrir à des entreprises privées la "conquête" de l’Afrique, transformant de fait l’espace public en paradis commercial.

 

Mais aujourd’hui, captifs d’un vocabulaire perverti pour masquer des souverainetés de complaisance qui trouvent leurs assises en Europe et en Amérique du Nord, à vouloir toujours penser ces juridictions hors la loi comme lointaines, nous nous lions pieds et poings à de vagues discours nous interdisant d’en penser l’histoire.--joël jégouzo--.

 

 

Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, Alain Deneault, La Fabrique éditions, avril 2010, 170 pages, 14 euros, ISBN-13: 978-2358720083.

Java : or, How to Manage a Colony, Volume I, James William Bayley Money, BiblioBazaar, december 8, 2008, 358 pages, 25 dollars, Language : English, ISBN-13: 978-0559875304.

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A quelques encablures du BAC : l’inégalité scolaire toujours aussi criante en France.

17 Mai 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

3303338301090_GF.jpegOn savait que l’accès des lycéens aux différentes filières du supérieur était lesté par leur appartenance sociale. Les enfants de cadres par exemple, qui ne représentent que 15% des enfants entrant en sixième, constituent plus de 55% des inscrits en classes prépas, tandis que les enfants d’ouvriers (38% des collégiens), ne représentent que 9% des entrants en prépas.

La construction du parcours scolaire, bien évidemment, obéit à des choix complexes, faisant intervenir des variables individuelles et d’autres, dont les effets sont cumulatifs : la réussite scolaire, l’orientation, etc. L’étude de Nadia Nakhili, du Laboratoire des Sciences de l’Education de l’Université de Grenoble, introduit une variable peu explorée jusque là : celle de l’environnement dans lequel les élèves effectuent leur scolarité. Or il apparaît de cette étude que ce contexte de scolarisation a un effet aussi important que celui de l’origine sociale, qu’il renforce en outre spectaculairement. L’effet établissement révèle ainsi qu’à niveau scolaire égal, les élèves des lycées favorisés ont près de 80% de chances de plus de s’orienter vers une classe prépa, lorsque cet établissement en héberge une. Poncif ? Voire : c’est un véritable bain sémantique qui se met en place dans ces établissements, négligé dans les études sur la ségrégation scolaire en France. Effet d’émulation, effet de pairs, voire effet sur la pratique même des enseignants, liée au public auquel ils s’adressent. Et il ressort de cette étude que l’effet établissement, qui joue évidemment à l’inverse, dans les lycées "défavorisés" par exemple, bride massivement les élèves de ces établissements. De sorte que pour réduire les inégalités d’orientation, les Pouvoirs Publics devraient peser sur la composition sociale des établissements et le rééquilibrage des offres de formation supérieure dans tous les territoires. Mais bien évidemment, la privatisation rampante de la carte scolaire, sous l’influence même d’une urbanisation ségrégationniste, n’incline pas l’Etat à prendre de pareilles mesures.

Inegalites_scolaires_-_OCDE.jpgL’étude, convaincante, mériterait d’être poursuivie sur ce front inédit, pour mettre à jour par exemple quelque chose comme la nature et la valeur du "bain sémantique" que propose chaque établissement. Loin de l’inscrire dans le cadre d’une simple étude sur la reproduction sociale, elle permettrait de mettre à jour les stratégies déployées par les établissements pour conquérir de nouveaux publics ou sélectionner avec plus de rigueur les leurs. Elle permettrait en outre de dévoiler les leurres introduit par les classements des lycées, et l’hypocrisie du discours ambiant sur la réussite scolaire.—joël jégouzo--.

 

Orientation après le bac : quand le lycée fait la différence, n°271, février 2010, Céreq issn : 0758-1858.

Centre d’études et de recherches sur les Qualifications, 10 bplace de la Joliette, BP 21321, Marseille cedex 02

www.cereq.fr

L'orientation scolaire et professionnelle dans un monde incertain (n.109 Janvier-Mars 2010), Céreq, Réf. : 3303338301090, 160 pages, 23 euros, ISSN : 0759-6340.

Culture écrite et inégalites scolaires ; sociologie de l'échec scolaire à l'école primaire, Bernard Lahire, PU de Lyon, 312 pages, 18,50 euros, EAN : 9782729706661.

Projet de Loi de finances pour 2009 : Enseignement scolaire – rapport du Sénat

http://www.senat.fr/rap/l08-099-313/l08-099-313.html

www.democratisation-scolaire.fr

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SUICIDE ET INVERSEMENT, DE JEANNE RIVOIRE.

11 Mai 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

suicide.jpgLes parents d’Agathe vivaient à Rome, lisaient Baudrillard, étaient convaincus que le réel avait disparu pour céder la place à des jeux de simulacre bien plus stimulants. Le Cinéma avait pris fin à l’époque de la Nouvelle Vague et le roman avec le Nouveau Roman. De toutes ces fins émanait une logorrhée réjouissante. Leurs mots, ceux d’un milieu social protégé, où l’on mangeait Naturalia, l’écharpe Benetton au vent, des discours psychologisants plein la bouche. Le père, qui était partie en quête de lui, avait fini par vendre des parfums de luxe aux belles romaines. Et puis le couple n’avait pas tenu. Les parents d’Agathe avaient divorcé. Sa mère l’avait ramenée à Paris, dans le XIIème arrondissement. Agathe se rappelle l’année 82 à Paris. Un tournant dans l’histoire des mentalités françaises : Le Père Noël est une ordure venait de sortir. On prenait en pleine gueule la gentillesse d’Anémone. Partout se mit à croître l’ironie, le cynisme, la moquerie, voire la malveillance. Agathe, malgré l’éducation que sa mère lui donnait, ne comprenait rien à ces changements et restait désespérément gentille, bonne, généreuse. Les dents s’affûtaient, les discours se travestissaient, pas le sien, au grand désespoir de ses proches. En rade, Agathe, tandis que les socialistes se convertissaient aux valeurs de la bourgeoisie libérale, lisaient L’air du vide, de Lipovetsky, en tournant résolument le dos à sa critique de l’individualisme. Les bobos –on y était-, voulaient se leurrer et prendre leur part du gâteau.

bobos-in-paradise.jpgAgathe devint ado en 88. La bourgeoisie, à l’époque, affectionnait de s’acheter des bijoux en plastique. La vie est un long fleuve tranquille sortait sur les écrans. Agathe se fit redskin, adopta le look Saint-François d’Assise, croyant vomir la société de consommation. Puis elle passa son bac, entra en prépa, fêtait déjà son entrée dans une grande école de commerce –on ne pouvait faire moins, dans le nouveau Paris qui s’installait. Elle se lança du coup à corps perdu dans la quête de son seul plaisir : si l’on voulait demeurer performant, il fallait s’affirmer désirant. A donf’. Et cultivé. Tous les bobos l’étaient. C’était la norme. Même si l’on ne savait pas trop ce que cela revêtait. On s’en foutait : on l’était, point barre. Agathe aussi, donc. Et puis elle entra en analyse. Comme tout le monde. Sauf qu’Agathe sentait que quelque chose n'allait pas. Elle demandait pitié. Pour sa quête truquée. Quelque chose déconnait dans cette mentalité bobo qu’elle finissait par vomir. Manque de générosité, méchanceté. Agathe s’en voulut tout d’abord de rameuter des vocables aussi sots pour parler de sa souffrance. Alors elle se réfugia dans la maladie. Comme au bon XIXème siècle. Avant de se suicider. Mais pas trop. Pour finir d’écrire ce roman. Sur la souffrance. Sa souffrance.
joël jégouzo--.

Suicide et inversement, de Jeanne Rivoire, éd. Jacqueline Chambon / Actes Sud, février 2010, 200 pages, 18 euros, ISBN-13: 978-2742790142.

Bobos in Paradise : The New Upper Class and How They Got There, David Brooks, Simon & Schuster Ltd, new edition, aug 2001, 288 p., 13 euros, ISBN-13: 978-0684853789.

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LA VILLE COMME MARCHANDISE, ou la gentrification des sociaux-démocrates…

10 Mai 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

canal-saint-martin-a-paris.jpgEn France, ils se sont dénommés  «Bobos». Bourgeois Bohêmes… Une manière de ne pas paraître ce que l’on est, de le cacher sous des discours fantasques, voire une identité artiste, alors que ces bourgeois-là n’ont pas grand-chose à voir avec les artistes bohêmes du XIXème siècle, qui crevaient vraiment la dalle pour le coup, et risquaient des attitudes autrement dérangeantes. Là, on a plutôt affaire à des créateurs –ils le sont tous-, plutôt à la remorque des valeurs bourgeoises -songez au programme artistique de Baudelaire : «effrayez le bourgeois». Pensez quel renoncement traduit l’art bobo –enfin, ne tombons pas dans une critique réactionnaire de l’art contemporain non plus. Mais tout de même, des faiseurs d’un art trop souvent plaisant, promu à longueur de pages culturelles sous l’espèce de pseudos transgressions dont la grande bourgeoisie fait son miel, participant ainsi à une nouvelle forme de conformité conservatrice en phase avec l’esthétisation de leur mode de vie, qui leur a tant permis de se démarquer du vulgaire. Bref, un consumérisme culturel qui n’a rien à envier au consumérisme de masse.

Bobos donc, plutôt que néos petits-bourgeois, particulièrement à l’aise avec le post-capitalisme contemporain, tout comme avec les codes de la grande bourgeoisie éclairée. Des bobos qui ne connaissent ni la marginalité, ni la pauvreté, et fabriquent leurs coûteuses différences culturelles pour alimenter un marché de l’exclusion sociale en pleine expansion, à la grande satisfaction de la bourgeoisie éclairée, à l’affût des dernières nouveautés en matière d’exclusion positive (en gros : comment exclure sans que ça se voit). Des bobos qui passent leur temps à admirer les puissants de ce monde -ils ne cessent d’en conforter l’assise, de créer du prestige, de la notoriété, de l’académisme. Reçus dans les lieux de pouvoir, encensés par une critique stipendiée, oubliant fâcheusement qu’ils ne doivent leur statut qu’à cette grande bourgeoisie qui les a préposés aux tâches de re-médiation…

La stigmatisation des quartiers populaires empêche toute cTandis que partout dans le monde s’accélèrent les démolitions des quartiers populaires. Certes ailleurs -Chine, Afrique- d’une façon plus visible et plus musclée que chez nous, pour construire les immeubles de l’heure globale. Tandis que partout ailleurs on procède moins à la liquidation des classes pauvres qu’à leur dissimulation, le bobo continue de privilégier obséquieusement son épanouissement personnel et sa montre, tournant le dos aux idéaux de solidarité collective. Acquis très tôt à la globalisation mercantile, bien que partisan d’une certaine régulation néo-libérale, moderniste plutôt que «progressiste», le bobo se fiche du social, comme l’affirme J.-P. Garnier : seul compte le sociétal et la possibilité de gloser sur une société qui ne représente plus à ses yeux qu’un vaste sujet d’étude, d’intervention artistique ou de conversations mondaines. Seule attitude recevable, nous dit encore Garnier, et sur laquelle il faudrait s’interroger, l’exotisme de son engagement auprès des sans-papiers. Une danseuse, abandonnée sitôt qu’elle a obtenu ses papiers et  déboulée dans les rangs de ces fameuses classes populaires qui savent si mal habiter leurs attrayants quartiers.

world_financial_center_shangai.jpgCar voilà le seul vrai critère d’appartenance du bobo: résider... Comme jadis pour les plus réactionnaires des propriétaires fonciers, la pierre est devenue le socle de sa stratégie de distinction sociale. Une prise de pouvoir symbolique sur la ville. Une prise de pouvoir politique au niveau local.

Or pour mieux résider, il faut virer les pauvres. Les virer et monter en gamme les produits qui sauront les convaincre de partir. Qu’on se le dise, commente Garnier : la ville est une marchandise réservée aux riches. L’économie politique urbaine se restructure du reste autour du consumérisme bobo : essentiellement l’industrie de la culture, meilleure dissimulation possible de sa soumission aux élites de la grande bourgeoisie. Car désormais tributaires des modalités de l’accumulation capitaliste, le bobo ne saura plus rompre avec et devra tôt ou tard se soumettre au pouvoir de la grande bourgeoisie consolatrice…

Son Grand Paris (heureusement : il accouchera vraisemblablement d’une souris) sera donc une ville bourgeoise, offrant toutefois un paysage multiculturel : celui de la ‘diversité’ de la néo-domesticité qui remplira les emplois de service dont cette bourgeoisie intellectuelle s’entourera. Des gens de couleur, bien sûr, pour laver, repasser, nettoyer, cirer les chaussures, des pauvres et des immigrés au service de la ville globale, voire, demain, de ces éco-quartiers qui vont fleurir partout (un vieux mot d’ordre maoïste à recycler dans le vocabulaire bobo).

h_4_ill_1239973_chine-police.jpgOn comprend alors que déloger les sans-abri et les rebelles sans cause qui perturbent encore le système de leur ville, deviendra l’un des engagements majeurs de la cause bobo dans les années à venir. Cela dit, la violence assourdissante des cités risque fort de s’amplifier, à ce régime. Nous verrons bien comment ils s’en dépêtreront, notamment quant à la diffusion de la violence sur l’ensemble du territoire, désormais. Frustrations accrues, radicalisation dont on ne sait trop quelle chemin elle empruntera, force est de constater que l’embourgeoisement de l’électorat socialiste -phénomène massivement européen-, risque fort de produire des conséquences désastreuses.
joël jégouzo--.

Une violence éminemment contemporaine , Essais sur la ville, de Jean-Pierre Garnier, Agone éditions, coll. Contre-feux, mars 2010, 254 pages, 18 euros, ISBN-13 : 978-2748901047.
Photo : Canal Saint-Martin, Paris.
Images de la Chine à l’heure globale, les pauvres et les riches de Shangaï (le World Financial Center) , et leur ordre attentionné.

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L’IDENTITE RESIDENTIELLE DE LA PETITE BOURGEOISIE INTELLECTUELLE…

8 Mai 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

 

 

jardin-moulin-parc-paris-massena-rive-gauche1-700x465Le renouvellement urbain, lancé sous le gouvernement de la Gauche plurielle dans le cadre de sa politique de la ville, contribua largement à transformer sociologiquement la population du cœur des villes.

Ainsi, ce que décrit le livre de Jean-Pierre Garnier, c’est aussi bien la mue du PS qui est allée en s’accélérant jusqu’à l’arrivée de Martine Aubry à sa tête.

Une mue caractérisée par l’abandon des couches populaires, faisant suite au naufrage des discours de transformation de la société. Cet abandon eut pour conséquences leur isolement radical, et pour ces couches démonétisées, la perte de conscience de leur existence collective. Exit les luttes urbaines des années 70, qui avaient pour objet la solidarité sociale. Les classes moyennes intellectuelles désertaient ces luttes pour toucher leurs dividendes, tandis que les mandarins universitaires de la Seconde Gauche ne cessaient de vanter les charmes de la réhabilitation, dissimulant sous leur bon goût une vraie logique de classe, confisquant "les espaces qualifiés pour les réserver à des gens de qualité", ainsi que l’analyse J.-P. Garnier.

 

garnierDans le même temps, cette Seconde Gauche évacuait de ses préoccupations la question sociale -les discours sur l’abstention des quartiers sensibles en sont aujourd’hui la survivance (par parenthèse, pour qui voteraient-ils, bon sang, ceux qui n’ont rien vu changer dans leurs conditions de vie malgré les promesses de la Gauche, comme de la Droite ?).

Or, tandis que la petite bourgeoisie intellectuelle se ralliait à la grande bourgeoisie spéculatrice, les effectifs des couches populaires ne cessaient de croître. De fait, la pauvreté s’étendait sociologiquement, rattrapant les fanges les plus modestes de la classe abusivement nommée moyenne, tour de passe passe de l’INSEE permettant de subsumer l’ensemble de la population française ou peu s’en faut, sous un vocable indolore, gommant à grands traits forcenés des aspérités pourtant criantes.

La petite bourgeoisie intellectuelle aura ainsi été, selon J.-P. Garnier, l’arme fatale qui permit (presque) de liquider les classes populaires. Spéculation immobilière aidant, la défaite de ces classes allait être totale –n’était la crise et son prétexte, faisant basculer toujours plus de monde dans les affres de la pauvreté, à un point tel qu’il est devenu difficile aujourd’hui d’en contourner l’angoisse. Ne restait aux petits bourgeois intellectuels qu’à revêtir leurs nouveaux oripeaux, taillés à leur juste mesure, exhibant leur identité résidentielle en lieu et place de toute identité politique. Le concept est fort, intéressant, et mériterait d’être creusé…joël jégouzo--.

 

Une violence éminemment contemporaine , Essais sur la ville, de Jean-Pierre Garnier, Agone éditions, coll. Contre-feux, mars 2010, 254 pages, 18 euros, ISBN-13 : 978-2748901047.

 http://www.assemblee-nationale.fr/12/rapports/r3675.asp

ASSEMBLÉE NATIONALE, N° 3675, Avis portant sur le Droit au logement Opposable, présenté par PAR M. JÉRÔME BIGNON, Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 7 février 2007.

Photo : jardin du Moulin, Paris XIII, Paris Masséna, Rive Gauche.

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VIOLENCES URBAINES : L’APARTHEID RESIDENTIEL FRANÇAIS.

7 Mai 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

garnier.jpgLa série d’essais publiés par J.P. Garnier sur la ville est vigoureuse et va bien au delà d’une simple réflexion sur l’urbanisme. Sans doute parce qu’il a su traiter entre autres de la gentrification des cœurs urbains comme d’un symptôme politique : celui de l’abandon des couches populaires par les forces politiques de gauche. Car c’est bien cette histoire, navrante sinon nauséeuse, qui est au cœur du problème auquel l’on touche dès lors qu’il s’est agi de «changer la ville» -slogan du renoncement socialiste qui succéda, dans la Gauche dite plurielle, à sa capitulation devant l’audace qu’exigeait un «changer la société».

Que l’urbanisation engendre la barbarie, à travers l’accentuation sans précédent de la ségrégation sociale inventée en France depuis plusieurs décennies, peu voudront s’en convaincre, tant l’instrumentalisation de la violence des quartiers dits sensibles est commode. Or nous vivons un véritable apartheid résidentiel. Il n’est que d’observer l’explosion de l’inégalité scolaire pour s’en convaincre, explosion qui reflète parfaitement le découpage géographique de ces Frances qui décidément n’ont plus rien à voir les unes avec les autres…

C’est ce fil noir de l’histoire moderne du capitalisme qu’explore J.P. Garnier  : celui de l’expulsion des couches populaires hors des lieux convoités. Aujourd’hui, en France, on assiste à une redistribution géographique massive des riches et des pauvres. Cela se fait sous nos yeux, là, maintenant. La colonisation des anciens quartiers populaires. Lofts, friches, maisons ouvrières réaménagées, toute honte bue et jusqu’à l’écœurement, avec le soutien des élus locaux, souvent de gauche bien entendu. Comment éliminer les couches populaires des espaces urbains ? Voilà qui semble être la seule préoccupation de ces élus, affairés, partout, à privatiser leurs quartiers. Car seule une petite élite dispose du droit de façonner l’usage urbain à sa guise – éco-quartiers du XIIIème, celui du BedZed dans le sud londonien, celui de Fribourg, etc. Asymétries et inégalités sont la règle, dans ces lieux voués aux entreprises de domination. Ces cœurs des villes qui se présentent, selon l’expression du sociologue américain Mike Davis, comme des îlot de richesses au milieu du bidonville global où les populations paupérisées, pourtant de plus en plus nombreuses, sont jetées à l’écart. Ne nous laissons pas abuser par les discours, ni les décors urbains : repousser les couches populaires est la règle dans un monde où réduire la pauvreté n’a pris qu’un sens : celui de bannir les pauvres pour les rendre invisibles. Car ne nous y trompons pas non plus : cette reconstruction urbaine est «globale». De Mumbaï à Pékin, en passant par Londres et Paris, partout les quartiers populaire sont réaménagés, les couches défavorisées déplacées pour faire place nette à un habitat de standing et d’équipements culturels prestigieux. Partout, comme l’écrit si bien David Harwey : «le bidonville global entre en collision avec le chantier de construction global».

La dissymétrie est atroce. Elle reflète une confrontation de classe sans précédent. Offrant un déséquilibre de taille et c’est là que le bât blesse : car sous l’impulsion de la tertialisation de l’économie occidentale, les effets idéologiques et politiques de la recomposition des groupes sociaux ont été tels, qu’on voit même la culture monter au créneau pour mieux servir cette transformation insane. La culture est devenue l’instrument de différenciation apte à éjecter les couches populaires. Elle est devenue l’outil du front libéral, imprimant «à la conflictualité sociale un tour nouveau», comme l’écrit J.P. Garnier, en plaçant les couches populaires dans une position d’infériorité sans précédent dans l’histoire, depuis que leurs alliés d’autrefois les ont abandonnées. Ce qui est à l’œuvre dans cet apartheid résidentiel n’est en effet rien d’autre que l’aveu de la montée en puissance d’une classe cultivée qui a lié objectivement son destin à celui de la grande bourgeoisie libérale.
joël jégouzo--.

Une violence éminemment contemporaine , Essais sur la ville, de Jean-Pierre Garnier, Agone éditions, coll. Contre-feux, mars 2010, 254 pages, 18 euros, ISBN-13 : 978-2748901047.

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FAISEURS ET DEFAISEURS DE VILLE…

6 Mai 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

faiseurs-de-ville.jpgA l’heure du chantier du siècle, celui du Grand Paris, sans doute les publications vont-elles se multiplier sur la question de la ville et de son urbanisme. Voici une première étape en quelque sorte, celle d’un ouvrage destiné au grand public, qui permet de faire le point sur ce qu’aura été la science de la ville depuis son émergence, autour des années 1850. Etape en forme de portraits de concepteurs de villes, vingt-six au total. Urbanistes, aménageurs, vingt-six portraits qui racontent l’histoire de l’urbanisme occidental moderne, accompagnant les processus d’urbanisation nés de l’industrialisation, de l’exode rural et de la généralisation des transports, c’est-à-dire, de fait, celui d’une science destinée à contrôler le redéploiement géographique d’une Nation.
Pas de périodisation ici, mais un classement alphabétique, peut-être un peu commode et faisant l’impasse sur une histoire beaucoup plus riche que celle des simples faiseurs de ville.
Tout de même, de quoi irriguer les interrogations qui se posent à l’aube de villes nouvelles et du tentaculaire Grand Paris.
On s’intéressera ainsi particulièrement au chapitre consacré à Haussmann, qui s’ouvre sur le paradoxe d’un homme de pouvoir détruisant Paris au prétexte de résoudre ses problèmes de circulation et d’hygiène, sans parvenir vraiment à les résoudre… Reste une architecture que le monde entier semble nous envier, et une communication qui vaut le détour, le Pouvoir en place à l’époque ayant multiplié les descriptions de Paris comme ville taudis pour justifier ses interventions autoritaires.
Reste pour nous encore aujourd’hui le décryptage de la ville-système de Haussmann, dont le paradigme de régulation, destiné essentiellement à relier les lieux de mouvement (gares), aux lieux de loisirs (théâtres, opéras), et à ceux de l’administration moderne, autorisait la bourgeoisie urbaine à s’approprier Paris comme son devenir propre. Et reste le syndrome Haussmann prenant le pouls d’un corps malade –la ville-, mis en chiffre par la statistique urbaine, mais supprimant la dimension humaine de ses préoccupations –sinon sous la forme d’un contrôle plus aisée des classes populaires. Syndrome aujourd’hui actualisé sous la forme de méga-objets techniques -gares, grande bibliothèque-, imposant leurs logiques fonctionnelles et formelles délestées de l’humain. Alors après Haussmann, peut-être pourrions-nous penser à intégrer enfin l’ordre des utilités techniques dans celui des aspirations humaines, un retournement qui ferait de l’échelle de proximité la dimension première de l’aménagement urbain…
--joël jégouzo--.


Les faiseurs de ville : 1850-1950, collectif sous la direction de Thierry Paquot , Infolio éditions, collection : Archigraphy poche, février 2010, 510 pages, 12 euros, ISBN-13: 978-2884745765.

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ENTRETIEN AVEC FRANK SMITH AUTOUR DE SON TEXTE : GUANTANAMO

4 Mai 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #entretiens-portraits

Frank Smith est poète. Il coordonne par ailleurs l’Atelier de création radiophonique de France Culture. En écrivain, il est allé explorer la matière fournie par l’Administration américaine sous la pression de l’Associated Press : les transcriptions des interrogatoires des prisonniers, mises en ligne depuis 2006 sur le site de l’Associated. En poète, il a retravaillé cette matière pour en faire un livre.


jJ : Le département de la Défense a livré trois cent dix-sept procès-verbaux à l’Associated Press, sous la forme de CD-rom accessibles sur son site Internet. Vous coordonnez l’Atelier de création radiophonique de France Culture. En 2006, vous vous êtes déjà saisi de cette matière. Pourquoi et pour en faire quoi ? Pouvez-vous nous rappeler ce travail de création ? Quelles en étaient les propositions ? Qu’est-ce qui vous avait retenu alors ?
Frank Smith : Le 23 janvier 2006, quatre ans après l'ouverture du camp pour terroristes présumés sur sa base navale de Guantanamo, le Pentagone a en effet été contraint par la presse américaine, au nom de la liberté d'information (Freedom of Information Act), de rendre publics les comptes rendus d'interrogatoires de plusieurs centaines de prisonniers. Le département de la Défense a alors décidé de ne pas faire appel, et a permis l'accès depuis son site Internet à des centaines de procès-verbaux.
Informé par la presse, je suis allé donc voir de plus près, et ai examiné cette documentation tenue secrète jusqu'alors, devenue accessible au monde entier du jour au lendemain. Je me suis plongé dans ces milliers de pages. J'ai ramassé et sélectionné quelques interrogatoires, dans l'état, et les ai fait dire par plusieurs comédiens de la manière la plus brute possible, in extenso, pour présenter un programme d'une heure dans le cadre de l'Atelier de création radiophonique. Ce travail a été diffusé le 30 avril 2006. Chaque cas ou témoignage était pris en charge par une voix et une seule, il n'y a pas de distinction vocale entre le questionneur et le questionné. Entre deux récits, viennent s'insérer des bribes de compositions musicales électroacoustiques signées Bernard Fort, une série de pas qui crissent et s'enfoncent lentement dans la neige. L'idée était de faire connaître, montrer et faire entendre ces documents et d'en traverser la matière-même, rien de plus. De rendre publique cette documentation à l'origine confidentielle en minimisant les effets, les intentions. La délivrer sans qu'une intonation, sans qu'un sentiment viennent s'interposer.
 

jJ : Restes et excédents… Pourquoi y être revenu, cette fois sous la forme d’un texte, publié à quatre ans d’intervalle. Y avait-il donc, enfouie dans le réel de cette matière sonore une dimension dont seule la littérature pouvait prendre la mesure ?
Frank Smith : Oui, c'est ça. On ne se penche pas impunément sur un tel événement. Une fois le programme radiophonique diffusé, j'y suis revenu beaucoup, et longuement. Et j'ai commencé à intervenir sur cette matière des interrogatoires. Peu à peu, je me suis mis à déplacer ces documents pour les faire advenir dans l'espace littéraire. C'est un effet de translation qui s'est opéré là. J'aime bien le mot translation, car outre le fait qu'il existe en anglais pour dire traduction, il appartient d'abord au champ des mathématiques : une transformation géométrique qui correspond à l'idée intuitive de glissement d'un objet, sans rotation, retournement ni déformation de cet objet. J'ai procédé ainsi, en déplaçant -tout en les préservant- les données qualitatives et quantitatives des éléments de départ (les comptes rendus d'interrogatoires donnés à lire par le Pentagone) pour parvenir à un texte qui, me semble-t-il, relève pourtant du champ littéraire à l'arrivée.
Dans ce travail, j'ai été guidé par Charles Reznikoff, un poète new-yorkais que j'ai beaucoup lu, notamment après avoir vu un spectacle mis en scène par Claude Régy, créé à partir de l'un de ses textes fondateurs : Holocauste, construit à partir du Procès des criminels devant le tribunal militaire de Nuremberg et sur les minutes du procès Eichmann à Jérusalem. Sur l'origine du travail, il dit ceci : "Je n'ai pas inventé, mais j'ai ressenti." Un mot déclencheur pour moi.
Donc déplacement d'une langue dans une autre, de l'anglais au français en l'occurrence, par effet de traduction. Déplacement de la langue juridique vers une langue poétique exempte de toute métaphore, voire du cadre rhétorique de l’interprétation. Nettoyage à sec, distanciation. On n'a pas une langue, on est une langue.
 

smithjJ : Croyez-vous être parvenu à une élaboration ultime de ce matériel, ou bien excède-t-il toute création artistique possible ? Ce qui est certes penser que son expression première ne se suffisait pas en elle-même… Qu’est-ce qui est en jeu, dans ce matériau, qui regarderait singulièrement toute énonciation artistique ?
Frank Smith : Je ne sais pas. Certainement pas. Il y a un mouvement, qui part de la configuration des corps et des objets mis en place. C'est en cours, c'est un courant, qui se méfie de l'émotion. Cela ne cesse pas, ne s'arrête plus. Rien ne se suffit à soi-même car tout déborde. On veut fermer Guantanamo, que déjà on ne peut plus la fermer. Nommer, rien que cela. La voix, les voix expriment, "I keep the language". Même s'il n'y a plus d'avion dans le ciel.
 

jJ : Par votre texte, certains critiques ont pensé que vous ouvriez mieux nos yeux que ne le faisait le site de l’Associated Press, sur la violence d'une machine répressive qui avait échappé à tout contrôle démocratique. Etait-ce vraiment votre propos ? Pensez-vous que votre travail ait quoi que ce soit à voir avec ce genre de nécessité ? Ouvririez-vous par exemple à quelque sens ou quelque universel dont nous pourrions disposer maintenant seulement, grâce à cette élaboration littéraire, pour condamner ce Mal si peu nécessaire entre les hommes ?
 Frank Smith : Je ne connais pas encore la portée de ce travail. Je l'ai enclenché, c'est tout. C'est une proposition, à l'intersection des questions du langage, du juridique, de la responsabilité et de l'humain.
 

jJ : Qu’est-ce qui était en jeu, à Guantanamo ? Pour les Américains, on commence à le deviner. Mais pour nous ? Donner un nouveau visage à l’Innommable ?
 Frank Smith : Je réponds à votre question. Vous êtes l'interrogateur, je suis l'interrogateur, toujours cela continue.
Je crois que c'est un cliché, en littérature, de dire qu'écrire consiste à vouloir dire l'Innommable, révéler ce que l'on ne peut pas dire justement, donner des mots à ce qui n'en a pas, n'en peut pas, n'en peut plus. Je propose de renverser le processus : non pas exprimer l'Innommable (surtout avec un grand I), mais "inexprimer" ce qui est déjà dit, déclaré, nommé. Installation dans le décor du langage pour le dégraisser, le rendre à sa simplification signifiante. Vers le moins. "La poésie présente l'objet pour susciter l'émotion, elle doit être précise sur l'objet, réticente sur l'émotion", écrivait Charles Reznikoff. Cela suffit.
 

jJ : Pourquoi, du reste, cette œuvre poétique – la vôtre – nous vient-elle de France, plutôt que des Etats-Unis ?
Frank Smith : Il n'y a pas d'origine, et je n'ai pas de talents de sourcier. La France, les Etats-Unis, ça n'existe pas. On n'a pas besoin de Guantanamo pour avoir honte d'être un homme.
 

jJ : Croyez-vous aussi être parvenu à transcender, comme on a pu l’écrire, la dimension trop étriquée du politique par votre écriture poétique ? Et si oui, n’y a-t-il pas lieu d’être inquiet de nous savoir si opérants formellement, et si peu, politiquement ?
Frank Smith : Si transcender, c'est dépasser un certain niveau, non. Il n'y a pas de volonté de puissance non plus. Le poétique est dans le politique, c'est l'évidence. Il n'y a qu'à remplacer le lit du politique par un e, et on obtient le poétique. La langue est une prison. Je suis une langue, je suis donc une prison. Je veux en sortir. La forme du texte est ce qui permet justement, par effet d'élucidation, de toucher le réel au plus près. Et le réel, la honte d'être un homme, à Guantanamo, ils excèdent.
 
Propos recueillis par joël jégouzo.

 

Guantanamo, de Frank Smith, Seuil, coll. Fictions & Compagnies, avril 2010, 124 pages, 15 euros, isbn : 2021020959.
http://joel.jegouzo.over-blog.com/article-guantanamo-de-frank-smith-49778461.html

Blog du Collectif guantánamo France fondé à Paris en février 2003 Adresse : 1 impasse Laperrine, 11 000 Carcassonne, Tél. 06 13 99 28 86 collgitmo@gmail.com
http://chroniquedeguantanamo.blogspot.com/2009/05/hardin-big-horn-county-montana-usa.html
site de l’Associated Press
http://hosted.ap.org/specials/interactives/wdc/guantanamo/

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GUANTANAMO, de FRANK SMITH

4 Mai 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

smithFrank Smith est poète.

Il coordonne par ailleurs l’Atelier de création radiophonique de France Culture. En écrivain, il est allé explorer la matière fournie par l’Administration américaine sous la pression de l’Associated Press : les transcriptions des interrogatoires des prisonniers, mises en ligne depuis 2006 sur le site de l’Associated.

En poète, il a retravaillé cette matière pour en faire un livre. Une œuvre poétique rendant compte d’une rhapsodie singulière : celle des techniques d’interrogatoire coutumière des dictatures paranoïaques, voire des états exposés qui, aux portes de leurs frontières, vous y soumettent volontiers, sans toutefois pousser aussi loin la culpabilité supposée de celui qui y est soumis, bien évidemment.

Une œuvre poétique rehaussée de dialogues recomposés et de «récitatifs» destinés à nous faire entendre moins des voix que des échanges inouïs, déséquilibrés, où l’on sent bien que toute explication est vaine, perdue d’avance, tant la parole s’y trouve contournée, enfermée dans la nasse de la mauvaise foi.

Guantanamo. C’est le nom d’une île. Le vocable est aujourd’hui universel. Il s’articule identiquement dans toutes les langues, toutes les cultures. Mais de quoi donc est-il le nom? Par son texte, Frank Smith a tenté d’entrer là, pour contraindre la langue à dévoiler ses rapports de pouvoir et derrière la logique à l’œuvre dans ce genre d’autorité, à révéler le lieu où toute parole se voit déposée par la faconde du Pouvoir.

Guantanamo. Il faut reprendre. Encore et encore. Cette matière infinie d’une langue dont nous ne savons presque jamais contraindre ses rapports à l’être, à l’esse des choses. Dans sa manière de tresser les documents choisis, d’ouvrir des créances ambiguës tout en révélant l’extraordinaire pauvreté des arguments de l’Accusateur Public, fondant sur la dénonciation sa triste logique besogneuse, dans sa manière de désarticuler ses ré-élaborations formelles, de tourmenter sa matière, emmaillotée d’ingénuité simulée parfois, dans sa manière d’interpeller la raison sans trop se soucier de construire un jugement qui pût éclairer décisivement l’ensemble, dans sa manière de rajouter de la confusion, de nous égarer comme en écho à l’égarement d’un interrogatoire fait pour ça justement, dans sa manière de poser la question de la validité des principes abordés (qu’est-ce que témoigner ? Qu’est-ce qu’interroger ?, etc.), Frank Smith convainc et compose une fiction forte. Une fiction qui trouve en outre son point de fuite dans celui d’une langue peu assurée d’elle-même malgré ses postures, et qui n’articule en définitive que des bribes. C’est là le plus probant : ces bribes, la suspension de la logique, ces bouts, fractions, parties d’une langue échouée sur quelque rive obscure –et obscure au Pouvoir même qui la parle. L’esthétique d’une violence dérobée, congédiant la réalité au profit de son simulacre paranoïde.
joël jégouzo--.

Guantanamo, de Frank Smith, Seuil, coll. Fictions & Compagnies, avril 2010, 124 pages, 15 euros, isbn : 2021020959.

Blog du Collectif guantánamo France fondé à Paris en février 2003 Adresse : 1 impasse Laperrine, 11 000 Carcassonne, Tél. 06 13 99 28 86 collgitmo@gmail.com
http://chroniquedeguantanamo.blogspot.com/2009/05/hardin-big-horn-county-montana-usa.html

site de l’Associated Press
http://hosted.ap.org/specials/interactives/wdc/guantanamo/

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JULES CESAR, LES DICTATEURS FACE A L’UNANIMITE NATIONALE…

3 Mai 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

cesar.jpgCésar visionnaire ?

Qui se rappelle que la romanisation de l’Europe Celtique fut la destruction d’une civilisation ?

Que retenir de cette figure si emblématique de notre histoire commune ? Les millions de morts passés pour pertes et profits sur l’autel de la civilisation romaine ? Ou bien, justement, ces transformations si décisives que son règne entraîna, non seulement pour le monde romain, mais pour toute l’Europe à venir ? Peut-on se contenter de succomber à la fascination qu’il exerça sur nombre d’autres personnages publics tout aussi prestigieux ? Napoléon voyait en lui le chef du Peuple, celui qui avait su donner son sens et sa force au pouvoir charismatique et imposer, contre les hommes eux-mêmes, l’unanimité nationale… Charles Quint, Soliman le Magnifique, Henri IV, Louis XIV… Quelles leçons de césarisme les Grands méditaient-ils donc ? Que l’on pouvait vider les caisses de l’Etat dès lors que sa carrière était en jeu ? Que la conjuration ou la guerre civile sont des manières de continuer la politique sous une autre forme ? Que la logique de la terreur, la destruction des peuples, les massacres des populations, ne pèsent d’aucun poids face au projet de civilisation ?
Restaurant des sources souvent écartées, Luciano Confora rompt avec l’idée d’un César poursuivant dès les origines un unique dessein. Le portrait qu’il nous brosse est plutôt celui d’un opportuniste construisant son destin dans l’équivoque de décisions pas toujours bien pesées. Il nous offre également de riches études en annexes, présentant la genèse du corpus césarien ainsi que les récits de Pollion sur César, écrits pour la plupart à chaud et souvent méconnus.
joël jégouzo--.

César, le dictateur démocrate de Luciano Canfora, traduit de l’italien par Corinne Paul-Maier avec la collaboration de Sylvie Pittia, coll. Grandes Biographies, éd. Flammarion, mars 2001, 496p., 22,80 euros, ISBN : 978-2082126007.

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