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La Dimension du sens que nous sommes

essais

L’Homme augmenté

27 Février 2017 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais

Dans une conférence publiée par les éditions Frémeaux, Luc Ferry évoque avec enthousiasme cette médecine augmentative grâce à laquelle, vraisemblablement, nos chances de mourir s’amenuiseront. Certes, nous mourrons toujours, mais bien plus tard qu’aujourd’hui et en bien meilleur santé –pour autant qu’un tel jeu de mots ait du sens. «C’est pas idiot», ajoute-t-il, poursuivant sa réflexion avec toujours beaucoup d’élégance pour nous livrer –c’est là son grand mérite- tous les points de vue en concurrence. L’homme augmenté. De quoi s’agit-il ? De fabriquer purement et simplement une nouvelle espèce humaine, telle qu’un Condorcet, naguère, l’avait appelée lui-même de ses vœux dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’humain, texte fondateur s’il en est de cette idée transhumaniste que défend avec enthousiasme Luc Ferry. Une vague, qui suscite bien des oppositions certes, à commencer par celle des religions, et bien des exaltations, mais une vague dont on peut être sûr, en régime néolibéral, que rien ne l’arrêtera. Pour Condorcet donc, il s‘agissait de perfectionner la nature humaine. «Perfectionner»… Toute l’ambiguïté est là : l’homme augmenté, a priori, n’est pas l’homme amélioré et cependant ces deux horizons ne cessent de se chevaucher, aussi bien dans le discours de Condorcet que dans celui de Luc Ferry. Perfectionner la nature humaine… Au nom de quoi ? Au nom de la philosophie des Lumières énonce sans sourciller Luc Ferry, reprenant à son compte la réflexion de Condorcet affirmant que «la nature n’a mis aucun terme à nos espérances» et que donc, cet eugénisme positif est en tout point conforme à l’idéal égalitariste et démocratique d’une société fondée sur les lumières de la raison : il ne s’agit en fait que de redistribuer les ressources génétiques inégalement réparties, il ne s’agit en somme que de corriger des inégalités criantes, au nom de la Justice. Pourquoi devrions-nous naître avec un handicap dès l’aube de notre vie ? Pourquoi avoir peur de modifier l’humain, surtout lorsque l’on découvre que par son alimentation il ne cesse déjà d’agir puissamment sur son patrimoine génétique ? En outre, s’amuse Luc Ferry, quand on voit ce que l’homme est devenu, moralement, au terme de ce XXème siècle des totalitarismes, on ne voit guère en effet ce que l’on aurait à redouter à le vouloir meilleur… C’est là que le bât blesse. Dans son exposé, Luc Ferry ne cesse d’entretenir la confusion entre augmentation et amélioration. A l’entendre on peut penser que oui, l’augmentation de l’homme peut lui donner des chances de s’améliorer. Alors, certes, il pourrait y avoir des dérives : un dictateur pourrait songer à se constituer une armée d’hommes terriblement augmentés et faire basculer le monde dans l’horreur. Mais c’est là un risque négligeable au regard des avantages que chacun y trouverait et puis, tout le problème, à ses yeux, ne peut être que celui des régulations, des balises, des limites qu’il nous faudra nous donner. Un vœu bien piquant dans le cadre d’un monde néolibéral dérégulé…

Lorsque l’on se penche sur l’argumentation de Luc Ferry, il y a un point aveugle qui étonne : au fond, toute cette justification se fait au nom des Lumières, selon un très vieux modèle philosophique au sein duquel, in fine, ce n’est pas l’homme la finalité de l’humain, mais l’Intelligence. Or si l’on prend l’intelligence pour finalité du développement de l’univers, l’espèce humaine n’est au fond qu’un moment de l’évolution de cette intelligence et non son point d’arrivée. Ce qui permet en effet de sacrifier l’humanité sur l’autel du déploiement de cette Intelligence… Voilà qui n’est pas sans rappeler les idées d’un Spencer finalement, mauvais lecteur de Darwin, affirmant que puisque, dans la nature, les variations avantageuses se pratiquent sur un très long terme, l’homme peut en accélérer le processus. Comme il l’a fait dans le cadre de l’élevage domestique. Rappelons qu’au moment où Darwin rédige son œuvre, les penseurs du Libéralisme cherchent une justification morale au système d’exploitation qu’ils mettent en place. Une explication qui puisse ravir les masses exploitées elles-mêmes, et justifier l’exclusion des plus faibles. Ces penseurs croient la trouver dans cette conception selon laquelle la finalité de la vie sur terre est celle de la sélection naturelle, que l’on doit appliquer dans toute sa rigueur à la société humaine. Seuls les plus forts sont nécessaires. Pour nous, désormais, traduisons : seuls les plus intelligents, les plus aptes à déployer l’Intelligence dont nous ne sommes pas les dépositaires uniques, sont nécessaires. Et encore : seule l’Intelligence est nécessaire ! A l’époque de Darwin, Herbert Spencer parcourait les salons mondains pour diffuser son idée génialement simple. On l’invitait partout. On l’écoutait, on le publiait. D’un transformisme darwinien mal digéré, il était passé à un évolutionnisme philosophique pratique que tout le monde reprenait en cœur. Une idée vite transposée dans la pseudo pensée économiste qui se mettait en place, laquelle énonçait que le marché, vertueux, devait être libéré de toute contrainte étatique. Plus tard et jusque sous la plume de Luc Ferry on trouvera une reprise de cette idée sous une forme nouvelle : celle de Schumpeter et de son innovation destructrice. Le darwinisme social venait de naître, contredit bientôt par Darwin lui-même, qui publie en 1871 son livre majeur : La Filiation de l’Homme, pour couper court aux malentendus. Dans cet ouvrage passé inaperçu, Darwin construit un discours essentiel sur l’homme et la civilisation humaine et ouvre à une éthique sociale des plus intéressantes. Il montre que la sélection n’est pas la force prépondérante qui dirige l’évolution des sociétés humaines : dans un tel milieu, affirme-t-il, les relations de sympathie l’emportent sur les relations d’affrontement. Termes d’une utopie contemporaine sur laquelle revient Luc Ferry, volontiers moqueur de cette prétendue sympathie qui ne serait plus du tout le lieu de déploiement de la société humaine contemporaine. «La marche de la civilisation, affirme pourtant Darwin, est un mouvement d’élimination de l’élimination ». Traduisez : de l’exclusion qui aura été le moteur essentiel du libéralisme. L’horizon éthique qu’il construit est limpide : pour lui, l’individu le meilleur est celui qui est le plus altruiste et le plus porté vers le bien-être social du groupe dans son entier. La grande morale de la civilisation trouve ainsi son ancrage dans le secours aux plus faibles : «La grandeur morale d’une civilisation s’exprime non dans la Domination, mais dans la reconnaissance de ce qui, chez le faible et le dominé, qu’il soit humain ou animal, nous ressemble assez pour mériter notre sympathie ». A condition bien sûr de prendre l’homme pour une fin, et non un moyen, celui du déploiement de l’Intelligence, dont on peut penser raisonnablement qu’artificielle elle se déploierait mieux encore sans lui. Mais plutôt que de sacrifier l’idée d’humanité, peut-être devrions-nous repenser cette augmentation dans un autre cadre idéologique que le néolibéralisme, la plus désespérante des idéologies jamais inventées par l'homme !

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Penser le XXIème siècle, Luc Ferry

21 Février 2017 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais

Schumpeter ou Keynes ? La relance par l’offre ou la relance par la demande ? Dans la vision que Luc Ferry nous propose, l’alternative semble simple : Schumpeter ET Keynes –ce qui n’est pas son choix. Mais encore faut-il savoir pourquoi. Et pour cela, Luc Ferry s’est employé à décrypter notre futur proche à la lumière des innovations technologiques qui le profilent déjà. Un autre monde s’inaugure, dont il déplore que nos politiques aient si peu conscience. Si peu de curiosité devant ses tenants pourtant exhibés partout. Si peu d’intelligence devant ses soubassements qu’un gamin de dix ans, aujourd’hui, saurait pourtant leur révéler. Une révolution, mais une révolution dont la logique serait inscrite dans notre histoire, celle du capitalisme, qui ne tirerait en rien vers sa fin. D’un capitalisme dont la logique profonde serait, justement, schumpéterienne : celle de l’innovation. Continue. C’est cela, la nature profonde du capitalisme moderne : l’innovation, son ressort intime, sa raison d’être, qui fait que demain l’i-phone 8 détrônera l’i-phone 7 dont plus personne ne voudra. Une innovation nécessairement destructrice donc, pour reprendre le langage schumpéterien, qui fait qu’aujourd’hui des millions d’emplois sont détruits parce qu’ils occupent dans le champ de l’innovation les cases du vieux, de l’obsolète, de l’inutile, du rétrograde. Qui fait que des millions de gens, nécessairement, sont fatalement jetés dans la misère, en attendant que les nouveaux emplois de cette ultime révolution arrivent, non moins fatalement. Il suffirait d’attendre donc, que la transition s’accomplissent, que le vieux monde ait été ravagé pour qu’enfin, ses décombres en libèrent un nouveau, tout beau, tout neuf, offrant fatalement des emplois à foison. Est-ce que les choses ne se sont pas déroulées ainsi, par le passé ? Dans les fabriques, les manœuvriers cassaient les machines qui leur volaient leur pain et puis ces machines ont créées des millions d’emplois qui ont permis de substituer aux manœuvriers des ouvriers cette fois, une classe entière, appelée aujourd’hui à disparaître, fatalement. Il suffirait donc d’attendre. De se montrer patient. Non, pas exactement. Ce serait grossir le trait. Luc Ferry en est bien conscient. Conscient des drames, de la tragédie qui affecte des millions de nos concitoyens jetés dans les affres du non-emploi. A l’entendre, on comprend que tout se joue pour nous, aujourd’hui, c’est-à-dire d’une manière très provisoire, dans la régulation de cette transition. Des millions d’emplois doivent disparaître. La richesse reviendra à coup sûr, qui déferlera sur tous les ménages demain, mais quand ? On n’en sait rien. Il nous appartient donc de gérer cette période de transition au mieux. A nous de négocier, de soulager le sort des uns, pour abandonner les autres à leur sort, inévitablement. Car quels secteurs de l’activité industrielle soutenir ? Quels secteurs décramponner ? D’où le formidable enjeu que représentent l’éducation et la formation permanente : chacun ne doit-il pas s’adapter à ce nouveau monde qui nous arrive ? Il faudrait alors concevoir un subtil dosage entre les aides à apporter aux uns et les refus aux autres, entre les investissements logiques et les  sauvetages désastreux pour que notre monde ne sombre pas en route dans l’horreur économique. Beaucoup de Schumpeter pour Luc Ferry, et un peu de Keynes en quelque sorte, moins pour relancer la demande que pour ne pas laisser mourir ces milliards d’êtres humains devenus inutiles, ou du moins, qui ne sont pas calibrés pour la révolution en marche. Tout ne serait qu’une question d’équilibre. Comme toujours, la démonstration de Luc Ferry importe finalement moins que sa pédagogie. Extraordinaire, elle nous invite à, presque, comprendre tous les termes du débat, toutes les opinions en présence, toutes les philosophies en concurrence. Tous les tenants, sauf un. De taille : la financiarisation du monde. C’est au fond le grand oubli de cette démonstration généreuse, enthousiaste. L’oubli de la financiarisation du monde, qui ne s’inscrit ni dans une logique schumpétérienne, ni keynésienne : la finance, et par finance n’entendez pas Wall Street ou la CAC 40, qui ont encore beaucoup à voir avec l’économie dite réelle, celle des barons d’industrie, mais celle qui s’en est détachée et qui, mathématiquement, compte ses bénéfices en nanosecondes et fait profit de tous bois, autant des dettes souveraines que de leurs défauts de paiement. Celle qui gagne de l’argent quand le CAC 40 en gagne, et qui en gagne encore quand le CAC 40 en perd. Celle qui a parié sur la faillite de la Grèce et celle qui a parié sur sa diète sacrificielle. Celle des paradis fiscaux, des places off-shore, des bourses privées, des dark-pool, qui pèse six fois le PIB mondial et dont nous ne voyons la couleur que lorsqu’une banque, acculée à la faillite pour avoir mal parié, nous contraint à la sauver... Celle des fonds vautours qui s’abattent sur les entreprises qui des bénéfices pour les dépecer, qui s’abattent sur les entreprises qui n’en dégagent pas pour les démembrer,  cette finance qui mise autant sur l’innovation que sur le rétrograde. Ni schumpéterienne, ni keynésienne, la finance est un fantôme qui ne poursuit qu’un objectif, celui du profit maximal qui défait le monde et se fiche bien de ses révolutions. C’est cette finance qui a changé la nature du capitalisme historique et qui s’est greffée sur lui comme un parasite sur un corps sain, ce corps sain que nous décrit Luc Ferry, et auquel on ne comprend rien si on lui soustrait, justement, ce qui le parasite et le menace. Cette finance sans nom, sans visage, déracinée, et pour laquelle l’homme est un moyen et non une fin. Ce qu’oublie Luc Ferry, c’est ce changement de nature du capitalisme, en devenant financier. Encore que l’expression soit inexacte : le capitalisme est, et n’est pas que financier. Le mode schumpéterien du capitalisme coexiste bel été bien avec le capitalisme financier dont les richesses ne déferlent pas sur nos têtes. Dont les richesses sont accaparées par très peu de terriens, une poignée, qui les a soustraites du cycle du capitalisme schumpéterien. Pour preuve, toutes les analyses sociologiques qui montrent combien notre monde est aujourd’hui plus inégal qu’il ne l’était il y a cent ans. Un capitalisme financier qui menace toute la belle logique du capitalisme schumpéterien et qui coupe l’humanité en deux, ouvrant en grand l’abîme des laissés pour compte. Ouvrant de fait un futur plus indécidable encore que ne le pense Luc Ferry. Et beaucoup plus dangereux, si bien que le XXIème siècle sera d’abord celui des grandes catastrophes planétaires…

PENSER LE XXIÈME SIÈCLE - LA TROISIÈME RÉVOLUTION INDUSTRIELLE - LUC FERRY

éCONOMIE COLLABORATIVE, TRANSHULANISME ET UBERISATION DU MONDE

Direction artistique : Claude Colombini et Patrick Frémeaux / Editorialisation : Lola Caul Futy

Label : FREMEAUX & ASSOCIES

Nombre de CD : 4

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Le mensonge intellectuel sur lequel le libéralisme a prospéré

17 Juin 2016 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais

Le mensonge intellectuel sur lequel le libéralisme a prospéré

Au moment où Darwin rédige son œuvre sur la filiation des espèces, les penseurs du Libéralisme cherchent une justification morale au système d’exploitation qu’ils mettent en place. Une explication qui puisse ravir les masses laborieuses elles-mêmes et justifier l’exploitation des plus faibles. Ces penseurs croient la trouver dans cette conception selon laquelle la sélection naturelle devrait pouvoir s’appliquer dans toute sa rigueur à la société humaine : seuls les plus forts sont nécessaires, il faut donc laisser la vie sociale suivre son cours, ne fournir aucune aide aux indigents et ne construire aucun état Providence qui serait contraire aux lois de la nature. Une idée fort simple, génialement simple même, qui va se répandre comme une traînée de poudre dans le monde occidental, justifier le pire et même rallier à sa cause les opprimés. L’homme qui va être la cheville ouvrière de la propagation de cette thèse simplissime, c’est Herbert Spencer, que les salons mondains vont se disputer et dans leur suite logique, les universités. On l’invite donc, partout, systématiquement. On l’écoute, on l’honore, on le publie, on le diffuse. Les nantis ne lésineront pas sur les moyens financiers à mettre en œuvre pour la propagation de sa pensée. D’un transformisme darwinien mal digéré, Spencer passe à un évolutionnisme philosophique imbécile que tout le monde reprend en cœur. Une idée fruste que l’on transpose aussitôt dans une pseudo pensée économiste, selon laquelle le marché lui-même serait structuré selon ces lois «naturelles», tout comme on en importe l’idée dans la philosophie de l’histoire, énonçant sans rire que l’Histoire n’est pas autre chose que cette évolution qui privilégie les forts sur les faibles. La thèse de Spencer va devenir la bible, littéralement, de la conception du développement économique et moral de l’Occident. Promu d’abord vigoureusement par les Etats-Unis, toute son œuvre est aussitôt traduite dans toutes les langues européennes. Au point que lorsqu’on y regarde de plus près, on découvre aujourd’hui qu’aucun système philosophique n’a connu un tel succès, une telle diffusion, qui coïncide bien évidemment avec la montée en puissance des idées libérales. Une vraie conspiration libérale en somme, contre le monde libre et le monde ouvrier naissant.

Le mensonge intellectuel sur lequel le libéralisme a prospéré

Les premiers articles de Spencer sont évidemment dirigés contre la pensée socialiste naissante. Selon un modèle fort rustique, Spencer inféodant toute sociologie possible à un corpus biologique pour poser sa Loi de l’évolution des sociétés humaines, qui séduit immédiatement les gouvernements en place : le marché est vertueux, il faut donc en libérer le potentiel et pour cela, il nous faut toujours moins d’état. Il faut abandonner «aux lois naturelles l’équilibre social»... C’est l’adaptation qui doit fonder en outre l’essentiel de notre conception morale de la liberté. Le bonheur social ne peut dès lors s’entendre que comme effet adaptatif, contre les réglementations étatiques. Spencer ira très loin dans son idée : il faut selon lui libéraliser non seulement le domaine économique, mais aussi le domaine éducatif… Il appliquera ensuite ses théories à la sociologie, à la psychologie, à l’éthique, où il recommande de pondérer l’altruisme pour libérer l’égoïsme créateur… Le darwinisme social vient de naître, aussitôt contredit du reste par… Darwin lui-même ! Nous le verrons plus loin. Pour l’heure, la société victorienne applaudit des deux mains. Aucune logique philosophique n’est désormais en position de rivaliser avec ce darwinisme social, ni d’enrayer la Domination politique de quelques-uns sur la masse. Spencer va jusqu’au bout de sa pensée, et pour mieux la partager avec les «idiots» non cultivés, l’illustre en développant l’équation société = organisme vivant. «Les membres doivent travailler pour nourrir l’estomac», avance-t-il ingénument. Filant la métaphore, Spencer développe l’idée d’un corps social à l’image du corps humain et ce faisant, oublie au passage le système nerveux central qui commande tout… Il l’oublie car bien évidemment, cela l’obligerait à repenser cette problématique de l’état au centre de la société, et dont il ne veut pas. Son organicisme va donc se dispenser d’un cerveau et du système nerveux central… Mais Spencer, qui n’est pas totalement sot, va finir par découvrir que son raisonnement ne tient pas vraiment la route… Il réalise que son image de la société comme corps humain dépourvu de cerveau est idiote. Que son analogie est fausse. Ce qui le plonge dans l’embarras, d’autant que tous les penseurs du libéralisme ont suivi et se fichent de la fausseté d’une telle analogie. Les classes dominantes anglaises ont besoin d’une auto-justification idéologique pour légitimer leur domination sauvage, nul ne doit venir bouleverser l’édifice conceptuel élaboré sur les pas de Darwin… Une politique d’implacable coercition se met en place, en particulier à l’extérieur du pays, dans ces lointaines colonies dont les médias dominants évoquent l’exotisme. Les conséquences de l’annexion idéologique des recherches de Darwin sont dévastatrices. De transposition en transposition, on finit par penser les rapports entre les nations, puis entre les peuples, sur ce modèle, pour justifier la domination blanche. En France, la première traduction de Darwin paraît en 1862 ! Elle comporte une préface imprégnée des idées de Spencer. Darwin fait part de son indignation, mais rien n’y fait. Aux Etats-Unis, le darwinisme social devient l’idéologie fondatrice de l’individualisme libéral, de la dynamique sociale construite sur le modèle de la lutte pour la survie du plus apte et son corrélat : l’élimination des moins aptes, dont dépend le perfectionnement continu de la société. Spencer lui-même, déjà troublé par la bêtise de son analogie, finira dans ses vieux jours par condamner une telle outrance idéologique.

Le mensonge intellectuel sur lequel le libéralisme a prospéré

Il faudra attendre la sortie du grand livre de Darwin, La Filiation de l’Homme, pour voir Darwin réagir avec force contre ce détournement idéologique de ses découvertes. L’ouvrage paraît en 1871. Mais personne ne le lira. Le nouvel essai de Darwin est pourtant tout simplement prodigieux, pour nous aujourd’hui encore ! Il construit un discours essentiel sur l’homme et la civilisation humaine et ouvre à une éthique sociale qui nous sauverait de nos propres déboires contemporains… Dans cet ouvrage, Darwin, qui se pose en scientifique et non en idéologue, montre que la sélection naturelle n’est plus la force prépondérante qui dirige l’évolution de la société humaine. Dans un tel milieu pacifié, affirme-t-il, les relations de sympathie l’emportent sur les relations d’affrontement. La sélection naturelle n’y est ainsi plus un critère efficient, elle devient même une sélection qui dépérit. «La marche de la civilisation est un mouvement d’élimination de l’élimination»… En sélectionnant les «instincts sociaux», l’humanité rompt avec ses racines animales. L’horizon éthique qu’il construit devient ainsi limpide : pour lui, l’individu le meilleur est celui qui est le plus altruiste et le plus porté vers le bien-être social du groupe dans son entier. La grande morale de la civilisation se trouve dès lors dans la protection des faibles. Et c’est, aux yeux de Darwin, non seulement une loi civilisationnelle, mais une loi de sélection : là où la nature a éliminé, la civilisation protège. «La grandeur morale d’une civilisation s’exprime non dans la Domination, mais dans la reconnaissance de ce qui, chez le faible et le dominé, qu’il soit humain ou animal, nous ressemble assez pour mériter notre sympathie.»

CHARLES DARWIN EXPOSÉ ET EXPLIQUÉ PAR PATRICK TORT

Direction artistique : CLAUDE COLOMBINI FREMEAUX

Label : FREMEAUX & ASSOCIES

Nombre de CD : 3

Il faut rendre grâce à Patrick Tort d'avoir su si brillamment dégager tout l'intérêt de la réflexion de Darwin pour notre humanité.

image : la revue acéphale, de Bataille

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De l’Origine des espèces, Charles Darwin

7 Juin 2016 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais

De l’Origine des espèces, Charles Darwin

En marge de l’exposition Darwin au Muséum d’Histoire Naturelle, les éditions Frémeaux ont l’excellente idée de publier la lecture de l’Origine des espèces du théoricien de la filiation, qui sut développer une magistrale conception non fixiste de la formation des espèces vivantes.

Darwin a 22 ans lorsqu’il part en voyage, à bord du Beagle, dont il ramènera son fameux journal, The Voyage of the Beagle, publié en 1839 sous le titre Journal and Remarks, titre qui se réfère en fait à la seconde mission d’exploration. Embarqué en décembre 1931 pour ce voyage autour du monde, Darwin y emporta avec lui une documentation considérable, dont les 7 volumes de Lamarck sur les animaux non vertébrés, un essai sur «l’uniformitarisme» qui proclamait l’uniformité des causes de transformations et dispensait l’idée de la catastrophe comme modèle du changement. Mais on sent déjà un Darwin circonspect quant à ces théories quelque peu surfaites, puisqu’il prend soin dans le même temps de se munir des ouvrages de Humboldt, combattant avec force l’idée biblique du Déluge, de la Catastrophe donc, comme modèle du changement. Dans cette même bibliothèque de voyage, on notera de très nombreuses études sur l’âge de la terre.

Cap Vert, littoral de l’Amérique du Sud. Darwin saute à terre dès qu’il le peut, observe, compare, se focalise très tôt sur les ressemblances et les variations, étudie la naissance d’espèces nouvelles à partir de formes migrantes. A Tahiti, il se passionne pour les coraux. Au Brésil, éprouve un fort sentiment de révolte contre l’esclavage des noirs, à ses yeux une souillure indigne des nations chrétiennes. Il revient de son expédition qui aura duré cinq ans, avec des milliers de pages de notes dont il va en confier une partie à des experts : reptiles, poissons, oiseaux, etc. … En 1837, ces experts ont fini de décrypter une grande partie du matériel qu’il leur a fourni. Ils sont éblouis et le pressent d’en rédiger la synthèse. Darwin résiste, inaugure son note book B sur les transformations des espèces, lit en 1838 Malthus, s’intéresse au rapport tensionnel que celui-ci exprime entre croissance géométrique et croissance algébrique des populations et de leurs milieux naturels. Il en tire l’idée de sélection naturelle comme mécanisme éliminatoire, avantage reproductif. Dès lors, il travaille plus sérieusement à la mise en place de ses concepts. C’est qu’il lui faut tout inventer ! En 1839 il devient membre de la Société Royale de Londres, entreprend une enquête sur l’élevage pour comprendre comment on y opère à la sélection de variations pouvant constituer un avantage reproductif et rédige à peine une demi page raturée sur sa théorie. Le premier ouvrage qu’il publie, en 1842, porte en fait sur les récifs coralliens. Au crayon, il note sa théorie de la formation des espèces. Mais dans les années 1850, tout va se précipiter. Wallace se rapproche de ses idées, menace de publier avant lui une théorie similaire. Les amis de Darwin pressent ce dernier de ne plus tarder. En 1858, une communication des études de Wallace est livrée. Darwin présente alors ses propres travaux sur «La préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie». Et le 24 novembre 1859, enfin, il publie, à 1250 exemplaires, De l’origine des espèces, épuisé sitôt que paru. La seconde édition augmentée de 1860 congédiera à jamais l’idée providentialiste. C’était là que le bât blessait en grande partie. Exposant sa théorie, Darwin devait faire accepter l’idée du «transformisme» contre le dogme de la création séparée des espèces animales intangibles. Darwin y explicite par la même occasion son concept de variation. Variation / sélection, ses études complémentaires sur l’élevage lui permettent de préciser son idée : dans l’élevage cette évolution des variations avantageuses se pratique sur un très court terme. Et c’est cette réflexion qui l’a contraint à se demander avec plus de pertinence ce qui, dans la nature, était facteur de sélection. Dès réception de son livre, les malentendus vont s’accumuler autour de cette idée de sélection. Celle de variation se verra sous-estimée et il faudra attendre l’ouvrage de 1870, La filiation de l’homme, pour voir Darwin lever tous les malentendus. De fait, si De l’origine des espèces peut être considéré à juste titre comme fondateur d’une vision nouvelle du monde, on ne peut que regretter le manque de publicité et de réflexion faites aujourd’hui autour de ce second ouvrage de 1870, qui constitue désormais pour nous un enjeu intellectuel essentiel pour notre civilisation ! (à suivre donc !).

Pourquoi écouter Darwin, plutôt que le lire ? La réponse est simple au fond : la lecture qu’en donne Eric Pierrot nous porte comme nous porterait un cours magistral donné dans un amphi. La même attention est sollicitée, la même jouissance devant l’intelligence de l’exposition, la même joie à suivre et comprendre, au mot près, le fil d’une pensée à son propre travail !

L’ORIGINE DES ESPÈCES - CHARLES DARWIN

Lu par Eric Pierrot

Direction artistique : CLAUDE COLOMBINI FREMEAUX

Label : FREMEAUX & ASSOCIES

Nombre de CD : 3


PRODUCTION : CLAUDE COLOMBINI FRÉMEAUX POUR FREMEAUX & ASSOCIES AVEC LE SOUTIEN DE LA SCPP.
TRADUCTION : AURÉLIEN BERRA
DIRECTEUR DE PUBLICATION : PATRICK TORT
COORDINATION : MICHEL PRUM
© CHAMPION / S
LATKINE

DROITS : FREMEAUX & ASSOCIES EN ACCORD AVEC CHAMPION / SLATKINE.

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De quoi souffre la culture dans les sociétés occidentales ?

10 Juin 2015 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais

De quoi souffre la culture dans les sociétés occidentales ?

Comment expliquer ce paradoxe d’une culture artistique et intellectuelle très diffusée dans les démocraties, mais jamais autant en péril que dans ces mêmes démocraties ? Cela revient-il à poser la question de savoir ce qu’il y a de réellement culturel dans ces cultures exhibées à l’envi ?

Hannah Arendt remettait en cause la légitimité de la culture contemporaine, en référence à la culture classique des Temps anciens. Elle pensait même que la culture n’avait aucun avenir dans les sociétés démocratiques. Que pouvait-elle apporter à l’homme contemporain ? A ses yeux, la responsabilité en incombait à cette fameuse «brèche» ouverte entre le passé et l’avenir, dans laquelle la modernité occidentale s’était engouffrée. Au centre de sa réflexion, une méditation sur les concepts de tradition, d’autorité, d’éducation et de liberté. «Notre héritage n’est précédé d’aucun testament», aimait-elle à répéter à quiconque l’interrogeait sur le sens du culturel dans les démocraties de masse. La phrase est de René Char. Elle est placée en exergue des écrits d’Hannah Arendt datant de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, nous disposons bien d’un héritage : celui de la culture de la liberté. Un culte même, si l’on en juge à ses derniers rebonds dans la France de l’après-Charlie…

Dans les années 60, Hannah Arendt réitéra son jugement. La culture n’était au mieux qu’un trésor perdu dans les sociétés démocratiques du monde occidental. En quoi donc, dans les années 60, cette culture était-elle déjà perdue ? A ses yeux parce qu’il n’y avait pas de continuité. La rupture avec le passé avait été telle, qu’il ne subsistait que des mouvements, des cycles, des avant-gardes effrénées dans leur poursuite du nouveau… Qu’était donc devenue cette culture de la nouveauté, incapable de transmettre la flamme du passé ?

De quoi souffre la culture dans les sociétés occidentales ?

Hannah Arendt jugeait pitoyable l’état social de l’homme contemporain. Et sa culture plus lamentable encore. Il y a pourtant un paradoxe dans ce raisonnement, qu’il faut affronter : aux yeux de Hannah Arendt, cette idée de « brèche » qui supporte tout le poids de la faute, ne peut pourtant pas être subsumée entièrement sous cette catégorie de la faute. Car c’est dans cette brèche, dans cette volte accomplit par l’être humain faisant table rase du passé pour poser la première pierre d’un monde neuf que naît le désir de liberté. Certes, l’homme ne tient pas, pense-t-elle, dans cette brèche, mais il ne tient pas mieux sans elle. Sans ce temps d’arrêt. Cette immobilité même. Se rappelant ses lectures augustiniennes, Hannah Arendt ne peut pas ne pas affirmer avec saint Augustin que ce qui fait la dignité de l’homme, c’est justement sa capacité à interrompre le fil de l’histoire, à enrayer sa marche, pour dire non, ou oui, en somme : pour commencer une action nouvelle. Renvoyant à saint Augustin, Hannah Arendt affirme avec lui que l’homme est cet être qui peut inaugurer d’une histoire et d’une vie nouvelle. Pas le chien, qui ne peut interrompre le cours de son histoire.

Hannah Arendt lève le paradoxe de la brèche en posant qu’on ne peut commencer une action sans, dans le même temps, l’avoir soumise à la visée de son terme. Mais n’est-ce pas hypothéquer le nouveau dans cet impératif eschatologique ? Pas de liberté sans volonté, ajoute-t-elle. C’est bien dans cette brèche que l’on peut créer, dans ce suspens que l’on peut inaugurer d’autre chose et en ce sens, tout homme peut être un commencement absolu et sa décision productrice de culture, mais l’acte de création ne peut être compris que comme acte d’autorité, un acte d’augmentation des possibilités, un acte tourné vers l’actor, condition minimum pour qu’il y ait de la culture. Et à ses yeux, il ne peut exister d’égalité entre l’Auctor et l’actor, l’auteur et son public.

L’Auctor, lui, nécessairement, s’inscrit dans une trame, un fil, une chaîne : celui de la Tradition. C’est là que Hannah Arendt rompt l’économie de sa démonstration pour insister beaucoup sur la disparition générale de l’autorité dans la vie moderne. Il faut bien sûr comprendre ce terme depuis sa traduction latine. L’Auctor par lequel un acte d’autorité est un acte d’augmentation, d’amplification des possibilités de ceux qui sont placés sous cette autorité. Mais sa disparition donc, dans nos sociétés démocratiques qui ont placé au même rang l’Auctor et l’actor, et qui occultent du même coup la disparition de la tradition et de la mémoire, mettant en péril la dimension de la profondeur humaine.

De quoi souffre la culture dans les sociétés occidentales ?

La mémoire... Dans les années 50, elle évoquait déjà cette perte de mémoire sous les traits de la faillite des méthodes d’éducation dans nos sociétés démocratiques qui n’auraient cessé d’ouvrir celle-ci à la quête pathologique de la nouveauté. En cause, cette culture de masse qui entraînerait toutes les productions de l’humanité dans le cycle de la consommation, c’est-à-dire de la novation plus que du nouveau.

De sociétés sans éducation, instruisant des populations et non un Peuple, inséré lui-même dans l’impératif catégorique de la modernité : disparaître comme peuple pour n’exister que sous les espèces des panels de consommateurs. Et dans un tel espace, la culture, les objets d’art, ne peuvent qu’être vide de sens, au mieux drainer jour après jour de longues et vaines files de queues devant la dernière exposition annoncée à grand renfort de publicité.

La culture ne serait ainsi plus que l’effroyable expérience de la reproduction du même, au sein d’une société scandée par la condition faite à ses membres : «métro, boulot, dodo», la culture s’insérant dans ce cycle sous forme de divertissements. Celui d’un marché culturel soumettant les objets culturels au même traitement que les objets de consommation courante. Un marché donc, qui ne reconnaîtrait plus dans l’art que sa valeur d’échange…

Nous consommons des œuvres, en bout de chaîne. Consommer, nous dit Arendt, c’est détruire. Nous consommons des lectures, nous consommons des spectacles, des expositions et toutes les œuvres proposées ne sont plus que des œuvres de loisir, détruites au fil de leur consommation pour faite place nette à l’œuvre suivante. Dans l’industrie du loisir, les objets artistiques participent du processus vital de la société, qui permet de passer le temps, en attendant sa fin. Une valse qui nous entraîne sans possibilité d’arrêter le temps : sans possibilité de brèche. La vie culturelle ainsi asservie à l’impératif de consommation a tout englouti, pour tout faire disparaître de ce que nous consommons jour après jour. Et le marché de l’art, comme le marché du livre, ne font qu’administrer l’ordre des parutions, conformément aux critères stylistiques qu’ils ont édictés en vertus marchandes.

HANNAH ARENDT - LA CRISE DE LA CULTURE, Jean-François Mattéi, direction artistique : François Laperou & Lola Caulfuty Frémeaux, label FREMEAUX & Associés, 2 CD-rom3. réf : FA5398
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Hannah Arendt : Qu’est-ce que la culture ?

9 Juin 2015 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais

Hannah Arendt : Qu’est-ce que la culture ?

L’art, aux yeux de Hannah Arendt, est à l’origine une expérience pure de la Grèce Antique. Où aucun mot ne correspond à celui de «culture». Tandis que la culture, elle, est une expérience purement romaine, liée aux «arts» de l’agriculture, où il s’agissait de prendre soin de son jardin, de son champ. C’est au fond cet héritage romain qui est, plus que l’héritage grec, constitutif de notre conception de la culture. Cultura : le soin porté aux âmes.

Prendre soin. Pour les romains, la culture et la religion ont même racine : celui d’un culte. Qu’est-ce qu’un culte, sinon développer une culture «religieuse» visant à relier les hommes entre eux et les relier au soin que nous voulons leur porter ? Prendre soin donc, de l’humain concerné, comme tel…

C’est Cicéron qui le premier codifia l’idée d’une culture religieuse destinée à prendre soin de l’humain. C’est lui qui codifia le premier vocable d’agricultura, pour en extraire le mot de cultura : le soin porté à l’âme. La culture de l’âme fut ainsi d’abord l’objet de la philosophie comme discipline. Le soin de l’âme relevait des philosophes. Un soin public pourrait-on dire, qui a façonné pour longtemps l’idée que nous nous faisons de l’objet d’art, qui ne peut faire autorité qu’augmenter (étymologie du concept d’autorité) dans un espace public, celui de la polis.

Car l’art ne se manifeste pas dans le recueil de la vie privée, qui est le lieu de l’intime, mais dans l’ouverture à la vie publique, sur une scène où s’offre son déploiement. C’est sur cette scène que la Beauté des choses nous saisit et nous arrache aux cycles sociaux –où nous retrouvons la conception que les grecs se faisaient de l’œuvre d’art comme «monde», indifférente aux péripéties des cycles de la vie. L’œuvre nous arrache non seulement à notre quotidien, mais n’étant pas un divertissement de ce quotidien, nous arrache également aux cycles de la reproduction.

L’art et la politique sont ainsi liés comme des phénomènes du monde public, avec cette différence que l’art est dégagé de tout intérêt immédiat, tout comme l’art ne peut être soumis à l’intérêt de son usager. L’œuvre d’art, ainsi que le disait René Char, Hannah Arendt le convoquant, «c’est le désir demeuré désir», l’ouvert à l’ouvert, l’anéantissement de toute signification sociale immédiate. L’œuvre est toujours, nécessairement problématique, qu’aucune interprétation ne peut réduire.

HANNAH ARENDT - LA CRISE DE LA CULTURE, Jean-François Mattéi, direction artistique : François Laperou & Lola Caulfuty Frémeaux, label FREMEAUX & Associés, 2 CD-rom3. réf : FA5398.

image : Buste de Pyrrhus, Musée national de la civilisation romaine, Rome.

Toute interprétation d'une œuvre d'art ne peut se conclure que par une victoire à la Pyrrhus, dont le coût sera dévastateur pour le vainqueur...

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Hannah Arendt lue par J.-F. Mattéi : qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?

8 Juin 2015 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais

Hannah Arendt lue par J.-F. Mattéi : qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?

Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, s’interroge Hannah Arendt. A ses yeux, une telle œuvre n’a tout d’abord rien à voir avec le monde de la vie : elle ne fait que renvoyer au monde des œuvres, et dans une large mesure, elle n’a rien à nous dire sur notre vie quotidienne. C’est en quoi l’objet culturel se distingue des autres objets de consommation. C’est en quoi par exemple la littérature contemporaine ne peut en rien passer pour culturelle, tout particulièrement dans le champ du polar, cet ex-mauvais genre qui ne relève plus guère aujourd’hui que du loisir de plage, y compris quand il prétend regarder la société et en faire la critique, obéissant qu’il est, à des codes par trop éprouvés. On le voit, aux yeux de Hannah Arendt, peu d’objets de ce qui forme notre culturel contemporain satisfont à l’exigence qu’elle dessine. Cela est vrai du roman policier, tout comme de la plupart des œuvres dites artistiques, qui relèvent presque toujours du même traitement que celui des objets de consommation courante : elles sont utilitaires. Le marché culturel porte ainsi bien son nom, qui ne reconnaît plus dans les arts que leur valeur d’échange, les vouant à la destruction périodique, une nouveauté chassant la précédente sitôt consommée. Le marché du livre a ainsi besogneusement détruit le caractère d’œuvre d’art de l’entreprise romanesque, en la déréalisant : tout comme la société de consommation déréalise l’œuvre de culture en ne s’intéressant qu’à son caractère de loisir. Toutes les œuvres, ou peu s’en faut, sont devenues des œuvres de loisir. Comprenons-nous : Arendt ne s‘élève pas contre l’industrie du loisir, mais elle montre qu’en fait d’œuvres d’art, nous ne faisons que consommer du loisir, détruit à mesure qu’il est consommé, dans une répétition des genres et des codes souvent navrante. Les objets que nous nommons de culture, par habitude ou paresse, ne font que participer du processus vital de la société de consommation qui permet, tout comme le dernier gadget à la mode, de passer le temps, en s’insérant dans un cycle social qui relève du procès biologique de la vie : il faut bien se détendre… Dans ce processus rythmé comme une valse, ces prétendues œuvres qui ne sont que des moments de sociabilité nous entraînent dans leur ronde sans que nous puissions arrêter le temps. Une vie sociale en somme asservie à la consommation.

Or une œuvre d’art n’est jamais inscrite dans un processus vital. Bien au contraire, elle a pour seule dimension de se détourner de ce processus qui engloutit tout ce qu’il consomme, qui fait disparaître tout ce qu’il a placé sous les feux de son actualité. L’œuvre d’art, elle, est une manifestation permanente du monde. Elle ouvre à un monde spécifique : celui de Mozart, celui de Bergman. Elle est radicalement étrangère à ce qui fait la vie. Car encore une fois, elle fait monde, elle ne fait pas vie. Elle est un phénomène du monde, pas un événement de la vie sociale ou culturelle. «La culture concerne les objets, nous dit Hannah Arendt, et elle est un phénomène du monde. Les loisirs concernent les gens et ils sont un phénomène de la vie». Le monde s’oppose ainsi à la vie dans le champ artistique, en ce sens qu’une œuvre d’art est parfaitement inutile à toute vie sociale. Elle n’est la diagnose d‘aucun rapport social. Elle n’est même pas faite pour dénoncer : elle ne participe à aucune existence sociale. Le procès de Kafka survit à Kafka, non pour nous dire quelque chose du temps de Kafka, sinon accessoirement, mais pour ouvrir, toujours, encore, à autre chose. «L’œuvre nous dit Hannah Arendt, transcende tout besoin, parce qu’elle s’installe dans un monde qui est celui de la permanence». Y compris transcende-t-elle le besoin de révolte, de dénonciation, de séduction. Elle participe de sa propre aura, comme l’écrivait Walter Benjamin, n’a pas de dessein politique, pas de discours social à tenir, elle n’est pas destinée aux hommes : elle est faite pour le monde des œuvres d’art. Echappant ainsi à la sphère de la vie.

De fait, nous n’avons pas besoin d’art. Le défendre serait idiot. L’art ne nourrit pas, l’art n’est pas nécessaire. La culture ne sert à rien. Elle est l’ordre de la liberté. Et la culture de masse est donc une hérésie : parlons de loisir de masse. Et d’un loisir de masse qui parasite les vraies œuvres culturelles. A ce titre, nombre d’éditeurs ne font que contribuer à l’aveuglement général, l’appauvrissement général qui nous enferme et nous recroqueville sur des objets culturels privés de toute culture à vrai dire, faute d’avoir pris conscience du fait qu’il existait une distance phénoménale entre le vrai objet d’art et nous.

HANNAH ARENDT - LA CRISE DE LA CULTURE, Jean-François Mattéi, direction artistique : François Laperou & Lola Caulfuty Frémeaux, label FREMEAUX & Associés, 2 CD-rom3. réf : FA5398

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Les Fusillés 1940 – 1944

26 Mai 2015 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais

Les Fusillés 1940 – 1944

4300 biographies. Missak Manouchian bien sûr, à la tête d’une prétendue armée du crime comme l’affirmaient les collabos, relayant les nazis. Des immigrés qui avaient fui des pays répressifs. Dans son cas : le génocide arménien. Poète, traducteur de Baudelaire, de Verlaine, ouvrier. Des biographies d’ouvriers du reste, la plupart du temps, travailleurs de l’ombre, héros de l’ombre que la grande Histoire a soigneusement oubliés. 4300, et ce n’est qu’un début, le travail se poursuit, unique en son genre. On pense qu’il y eut entre 15 000 et 20 000 fusillés en France, sous l’occupation. Personne n’a jamais voulu en tenir le compte, en dresser la liste. Un décompte impossible à établir aujourd’hui encore. 4300 anonymes donc, pour la plupart. Des jeunes gens souvent, dont Jean Arsac, né à Romans-sur-Isère, FTPF, fusillé à 19 ans. Ali Ben Hamed, né au Maroc le 1er janvier 1919, fusillé à Dijon le 31 juillet 1944, FTPF du maquis Horteur (Yonne), attaqué par les allemands sur dénonciation française le 21 septembre 1943. Ali fut arrêté avec trois autres de ses camarades nord-africains : Saïd Barich, Zamouci et Ouahab. Ils furent tous les quatre condamnés à mort par le tribunal d’Auxerre FK 745, puis transférés à Dijon pour y être fusillés. Saïd Barich était originaire d’Algérie. Ou bien encore Antonio Barrio Ures, né à Madrid le 19 novembre 1915, fusillé le 8 juin 44 à Rennes, dirigeant du groupe FTP-MOI de l’UNE : Union Nacional Espanola. Arrêté fin mars 44 à l’occasion d’un vaste coup de filet destiné à capturer tout le réseau «Desportitas» des espagnols de la MOI d’Ile et Vilaine… Antonio fut à l’initiative de trois déraillements de convois militaires nazis. On le voit : beaucoup d’immigrés, d’Espagne, d’Italie, d’Afrique du Nord, dont le courage n’avait d’égal que l’audace.

Les Fusillés 1940 – 1944, Dictionnaire biographique, éditions de l’Atelier, 4 mai 2015, 1952 pages, 30 euros, ean : 9782708243187

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Les déshérités, François-Xavier Bellamy

18 Mai 2015 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais

Le 9 mars 1842, la première de Nabucco a incité les italiens à lutter pour leur identité et leur liberté. Quel Nabucco viendra sauver la France de sa piètre médiocrité ?, se demande l’auteur de cet essai. Il aurait pu au fond évoquer les cours de Mickiewicz ou ceux de Michelet au Collège de France, qui s’achevaient en émeute que la police réprimait durement. Ou Sartre encore, sinon Foucault. Mais certes, quelle pièce, quel roman jetterait aujourd’hui des millions de français dans les rues, pour défendre leur (vraie) liberté ? Le constat est amer, tant l’indifférence, sinon la défiance, voire le mépris dans lequel est tenue la culture en France est grand, symptôme d’une société dont rien ne vient endiguer la médiocrité. Mais c’est moins la question de la culture qui est ici en cause, que celle de la transmission, celle de l’école donc, qui en eut longtemps la charge exclusive. Transmission en crise selon l’auteur, dans un pays dont l’enseignement ne fonctionne plus. En philosophe il en étudie les points de rupture, mettant en cause trois auteurs parmi les plus fondamentaux de notre patrimoine.

Descartes tout d’abord, qui voyait dans la transmission une faille de la raison. Car à ses yeux, l’enjeu était celui de la capacité de la preuve. Il en forgea sa Méthode, persuadé que la confusion était la condition même de l’enseignement en France. Ecole qui, à l’en croire, devrait se contenter de matières d’éveil alertant l’esprit, plutôt que d’infliger cette sorte d’apprentissage laborieux de pensées demain dépassées. Il faut y apprendre à penser, plutôt que des pensées. D’une façon telle que l’individu y devienne l’auteur de son savoir, sous certaines conditions de méthodes, cela va de soi. Quant à l’éducateur, Descartes ne pensait pas que sa charge était de transmettre mais, un peu à la manière d’un Montaigne, de susciter le désir, avec encore une fois pour seul outil l’esprit critique. On le voit : l’école française en est bien loin !

Rousseau ensuite, aux yeux duquel la culture était vaine. Nos savants ne faisaient pour lui que notre malheur, tout comme les artistes. Bienheureux donc, celui qui n’avait jamais appris. Dans l’Emile, l’éducateur devient une menace. L’immédiat s’y fait souverain : il n’y a pas de savoir à transmettre, mais des situations à organiser, des expériences à réaliser. «Je hais les livres», affirmait Rousseau, qui figent le savoir, l’enferment, l’ossifient.

Bourdieu enfin, qui dénonça non sans raison pourtant ce capital symbolique de la transmission qui ne cesse de justifier la hiérarchie des classes sociales. L’école était devenue à ses yeux le lieu d’une vraie violence : elle humilie, oriente, sélectionne, détruit. La transmission, à ses yeux, n’était rien d’autre que la reproduction.

Trois auteurs qui, aux yeux de notre essayiste, nous aurait enfermés dans une impasse. Est-ce bien vrai ? Nous ne saurions plus transmettre. L’école moins que n’importe quelle autre institution. Mais l’auteur de ce raisonnement a beau dénoncer ces réformes en effet affligeantes d’une école qui réduit chacun (en apparence) à un pitoyable socle commun conçu pour l’«équiper», il n’en oublie pas moins qu’en réalité, deux écoles coexistent en France : celle des classes populaires dont l’impératif est le renoncement, fautes de moyens accordés, et celle des élites, tombée dans le domaine de l’enseignement privé ou celui, privatif, des beaux quartiers, où l’enseignement a maintenu ses exigences. Pour les uns, le fameux «bagage commun» qui en dit long sur la programmation de leur «médiocrité». Pour les autres, l’accès au patrimoine culturel. Et ce n’est pas son exemple de la suppression de l’épreuve de culture générale en 2011 à l’entrée à Sciences-Po qui à lui seul parvient à nous donner à penser qu’en effet la vulgarité est la règle dans la conception française de la transmission du savoir. Sciences-Po demeure l’affaire des élites, non celle des classes populaires –les plus nombreuses ! La suppression de cette épreuve de culture générale ne traduit pas le renoncement à l’extraction des élites, mais leur confinement. Il n’est que d’étudier la formation de ces mêmes élites à Sciences-Po pour le comprendre. Non, le savoir n’est pas devenu un bagage inutile. Non, l’érudition n’est pas devenue une faute de goût. L’orthographe est toujours un outil d’exclusion, tout comme les références culturelles et artistiques. Mais certes, les élites communiquent autrement sur la culture, pour mettre en avant et dénoncer dans le même temps cette culture de masse imbécile qu’ils ne cessent de produire. Comme un colifichet ou un piège où brider sans retenue les classes populaires. L’indifférence est feinte. Même si, in fine, ces élites elles-mêmes ont fini par s’enfermer à leur tour dans un discours culturel pitoyable. Une société du mépris en somme, qui n’a de cesse d’empêcher l’accès du plus grand nombre à la possibilité même de penser autrement le monde et sa relation au monde. Ce n’est pas Bourdieu qu’il faut ainsi railler, ni Rousseau, ni Descartes, mais ces élites qui tentent de nous enfermer dans leur pathétique désespérant, à l’image d’une classe politique cultivant sans vergogne une sottise calculée.

Les déshérités : ou l’urgence de transmettre, François-Xavier Bellamy, Plon, 28 août 2014, 207 pages, 17 euros, ean : 978-2259223430.

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Le Désir de guerre, Frédéric Roux

12 Mai 2015 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essais

Le Désir de guerre, Frédéric Roux

A l’heure où partout en Europe se fait jour ce goût pour le bruit des bottes, peut-être est-il temps en effet de s’interroger sur ce désir de guerre qui s’y énonce. Guerre intérieure, civile, moins des uns contre les autres que contre ces minorités fragiles, tels les rroms en France, ou les musulmans. Guerre tout court, à l’horizon ukrainien. Et ce, paradoxalement, juste au moment où nous commémorions la Der des Der… A laquelle est consacré l’ouvrage. Que raconter au demeurant de 14-18 et comment ?, nous interroge Frédéric Roux, qui apologue sur ses usages et nous évoque son grand-père, une jambe de bois à la main et le goût du pinard à la bouche. Faut-il dans cette distance cultiver un cynisme de bon aloi ? Révéler l’idéal des tranchées : perdre un truc qui ne se voit pas. Un orteil par exemple, un morceau de son ventre. Ou l’obsession des poilus qui ne songeaient qu’au vin et aux femmes : préfèreraient-elles un manchot à un cul-de-jatte ? Décillé, faut-il montrer la bousculade des grognards dans la boue qui les ensevelit et puis la trouille, la pétoche à se planquer derrière le ventre d’un cheval à l’agonie ? Dénombrer les réfractaires si peu nombreux, les rares déserteurs et l’immense armée des instituteurs, qui firent de cette guerre une guerre d’intellectuels ? Le tout sur le ton de la gaudriole, pour réaliser que tout ce que l’on peut écrire sur le sujet ne peut être qu’un pitoyable effet littéraire... Car dans les tranchées, aucun d’entre nous n’y était. Ni Frédéric Roux, ni ses lecteurs. Et quand bien même il aurait pris –il finit par le prendre «aussi»-, le parti du lyrisme, il n’en resterait pas moins qu’on ne saurait rien en dire désormais, loin du front. Même à creuser ses souvenirs, les années 50, les foins, la fourche. Ecrire sur quoi ? Les chiottes dans la cour, la charrette et tout ce minuscule de la vie d’alors ? A quoi bon semble-t-il nous dire : la seule chose envisageable ne l’est plus : le réel. Reste le portrait peu reluisant qu’il dresse de la campagne française des années 50, et sa méditation sur l’indiscernable du Mal. Un temps conventionnel, réactivant les grands poncifs sur cette question du Mal, convoquant comme à l’accoutumée le paradigme égoïste sans réaliser qu’il n’est en réalité qu’une fiction idéologique construite par les élites, que l’on peut très précisément originer dans le XVIIème siècle moraliste, posant sans jamais parvenir à le prouver, l’idée d’une nature égoïste de l’humain, ouvrant, nécessairement, à la banalité du Mal…

Qu’est-ce qui lie les hommes entre eux, à la guerre ?, nous assène-t-il alors. L’ignominie, le répugnant, le sang qu’on a fait couler. C’est le Mal, dit-il, qui lie les hommes entre eux. Vieille antienne des meurtres commis ensemble, des cadavres piétinés… Vieille anthropologie du malfaisant, du Mal vrillé à la condition humaine, campant sur cette théorie éculée de l’égoïsme humain déroulant le lien qui relie Fénelon à Arendt autour de cette prétendue banalité du Mal qu’aucune étude jamais n’a su corroborer.

Mais oublions cette rhétorique creuse, qui forme pourtant comme le cœur de sa pensée. Il reste que Frédéric Roux a raison de nous avertir sur un point : la guerre est possible dès lors qu’elle nous est devenue évidente. Là où reposer la question du grand-père : que diable allait-il faire dans cette galère ? Frédéric Roux tourne autour de cette question, la retourne dans tous les sens, scrute le souvenir qu’il a gardé de cet homme boitillant. Il lui manquait une jambe, voilà tout. Le soldat part sans rien réaliser et revient dans le même état d’esprit. La propagande. Sans doute. Lui, est revenu avec une jambe artificielle qui a fini par remplacer la vraie. C’est ça le message de son récit : on adhère au semblant. Et puis, plus probant : la législation recouvrait tout. Jusqu’à ranger les morts dans le bon ordre. Les héros, les martyrs, les traîtres, les ennemis, etc.

Non, reste le texte qui suit sa réflexion sur le désir de guerre et qui est comme une interrogation sur les conditions de possibilité de l’écriture artistique. Demi-tour Gauche, Gauche ! Frédéric Roux avait vingt ans en 68. Il appartenait à une génération sans désir de guerre, qui a vu dans celle de 14-18 le moyen dont s’est doté le Capital pour briser la conscience prolétarienne de l’Europe. «C’est le sujet qui est mort dans la boue des tranchées», affirme Frédéric Roux. Sans doute. Encore que cela soit mal formulé : la question du sujet a ressurgi dans les débats philosophiques parisiens des années 80 pour mettre fin à celle de l’homme. Mais oui, tout de même, ce que 14-18 a inauguré, c’était la fin de la morale kantienne : l’homme pris pour un moyen, non comme une fin comme l’exprimait cette morale. Lui dit : 14-18 a remplacé le sujet par «la masse». On n’est pas a obligé d’adhérer à son propos : l’homme fut remplacé par les choses. (Rappelez-vous Perec). Par la gestion des choses plus exactement. Par la gestion, en soi. Mais la toute-puissance de la marchandise ne faisait que s’annoncer. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle est parvenue à s’accomplir vraiment. L’homme n’est plus que du matériel humain. Et nous n’avons pas trouvé le moyen d’y résister. L’art lui-même n’a pas su. Tout comme il n’a pas su représenter la guerre pour nous défaire de son désir, ainsi que l’affirme cette fois justement Frédéric Roux. Apocalypse Now n’aura par exemple au mieux que subjugué les consciences, rendre la guerre exemplaire, elle qui, sur le terrain, ne l’est jamais. Et loin de nous en dégoûter, nous aura fascinés et repus de tant de beauté dans le déchaînement de sa violence. La rhétorique lyrique ne produit jamais que l’effet inverse finalement, de celui escompté. Nous offrant la guerre comme une matrice plutôt qu’un repoussoir.

Le désir de guerre, Frédéric Roux, édition Arbre Vengeur, 14 novembre 2014, 141 pages, 11,74 euros, ISBN-13: 979-1091504232.

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