essais
LE DEBARQUEMENT EN NORMANDIE DE SAMUEL FULLER
"Un film est un champ de bataille : amour, haine, violence, action, mort, en un mot émotion", affirme Samuel Füller dans Pierrot le fou (1965, Jean-Luc Godard).
C’était un dimanche soir, sur Arte. Il y a des années de cela. Samuel Füller racontait son débarquement en Normandie. Ohama beach... La sanglante ("Bloody Ohama"). Conteur fabuleux, prenant sans cesse la distance du récit, surplombant le sien de part en part, amusé, effronté, n’oubliant rien, pas même de comprendre le récit que l’on voulait alors remettre en place en l’interrogeant encore sur cette histoire pourtant déjà tellement codifiée.
Et c’est ce qui nous retiendra ici : ce fantastique travail, non de mémoire, mais de réflexion sur les lieux d’une mémoire dont le dessein se trouble, quand de constructions en reconstructions, ce qu’elle attise n’est rien d’autre que le retour de la violence, Samuel Füller achevant son témoignage sur cette note effrayante, d’un récit ouvert désormais à de nouvelles possibilités de violence.
Cet événement, expliquait-il tout d’abord, dans sa réalité, était proprement invivable. Des milliers d’hommes jetés sur une plage. Le fracas de la mitraille, les éclats d’obus, les tirs incessants, le bruit, le feu, le souffre, le sable, la mer, jetés l’un contre l’autre, les barges qui ne cessaient d’affluer, les hommes qui ne cessaient de tomber, courir quelques mètres et tomber, le prochain un mètre de mieux que le précédent et tomber toujours, la plage jonchée de corps, de cadavres, de cris, de souffrance, de peur. Utah, Ohama, Gold, Juno, Sword. A Ohama, les américains qui descendaient des barges ne purent disposer du soutien des chars amphibies. La houle était trop forte, les duplex drive ne pouvaient y résister. De fait, sur les 29 chars mis à l’eau, 3 seulement purent gagner la rive… Les autres coulèrent dans la Manche. Sur la plage, les 270 sapeurs qui devaient ouvrir en moins de 30 minutes la quinzaine de passages pour permettre aux véhicules de traverser les 500 mètres qui séparaient la mer des positions allemandes, œuvraient sous le feu incessant de l’ennemi, à découvert, si bien qu’en moins de 25 minutes, 250 étaient morts déjà. Un seul passage fut ouvert. Samuel Füller débarque. Le feu le cloue aussitôt à terre. Tous sont déjà morts autour de lui. Une seconde vague est déversée sur la plage. Hébété, il ne comprend rien, ne voit rien, ne peut ni respirer ni bouger. L’expérience qu’il vit, rien ne l’y a préparé. Peut-être, si, celle des soldats engagés dans les tranchées de 14-18. Mais il ne la connaît pas. Tout n’est pour lui, comme cela l’était déjà pour eux, que cris, gémissements, ordres incompréhensibles, fracas des armes, jurons, râles. Certains se redressent après avoir repris leur souffle, font quelques mètres et tombent. L’espace s’est effondré. Le temps s’est arrêté. Son être semble faire organiquement corps avec la plage. Il n’y a pas d’issue. Le sable et le sang giclent de toute part. Partir. Fuir. Sortir. Rien n’est possible. La terre, déjà éventrée, s’évide encore. Pas le moindre petit bout de savoir pour s’arracher à ce cauchemar. Pas le moindre récit pour donner la mesure de ce qu’il vit. La solitude effarante de l’esprit répond à celle du corps, terré dans sa propre ignorance. Tout n’est alors qu’un immense chaos où l’être déversé ne parvient pas à se saisir, où le flux héraclitéen des événements interdit non seulement toute compréhension de la chose, mais toute connaissance de soi, voire toute sensation de ce moi charrié sans ménagement dans le désordre de la matière nue. C’est cela que raconte Samuel Füller. Qui ne sait plus comment il est sorti de sa terreur, de son trou, l’arme à la main et a survécu. Il ne lui reste pour souvenir que l’hébétude, longtemps après que le dernier coup de feu a été tiré.
Autour de lui, quatre silhouettes. Leur uniforme. Américain. Ils se regardent et se taisent, incapables du moindre mot. Longtemps comme ça, dit-il. Sans savoir combien de temps exactement. Une heure, deux heures. Les survivants. Une poignée. Et puis les premiers mots. Lesquels, il n’en sait rien. Rien ne concernant ce qu’ils venaient de vivre en tout cas : la réalité était inassimilable. Elle n’était que confusion, non-visibilité absolue du sens des actions, la clôture de l’expérience sur un présent sans fin.
C’est cela que Samuel Füller raconte. Tout comme il comprend que la seule manière de faire sienne cette expérience aura été, ensuite, après coup, d’en élaborer la fiction. En commençant par éliminer toute la réalité du monde. Les cris, l’hystérie à bien des égards, ces tranchées dans lesquelles les soldats américains se jetaient sauvagement et tuaient sans le vouloir d’autres soldats américains. Car le réel est idiot. Voilà ce qui est déterminant : le réel est idiot. Seule la fiction nous permet de nous emparer d’un événement pour l’intégrer. Car sans fiction, aucune émotion ne peut se vivre. Voilà ce qu’affirmait Samuel Füller.
Ensuite, sont venus d’autres temps. Les survivants ont d’abord élaboré ensemble, avec peine, improvisant, explorant, hasardant une bribe, un récit, plusieurs, mille esquisses se chevauchant, se contredisant, pour arriver un jour à une solution satisfaisante qu’ils partagèrent sans même s’en rendre compte, parfois dans les mêmes mots, les mêmes expressions véhiculant à la longue comme un modèle du genre récit de débarquement. Puis vint, beaucoup plus tard, le temps de leur récit relayé par des voix étrangères à l’événement, faisant subir à leur récit un nouveau glissement, vers un modèle assumant cette fois une fonction plus idéologique que psychologique. Mais un récit qui faisait retour dans le leur, le transformait, l’augmentait et le diminuait tout à la fois, forçant leur propre mémoire, la pliant devant des usages qui n’étaient pas les leurs tout d’abord, mais avec lesquels ils finirent par se familiariser. Le roman, le cinéma vinrent donner forme à tout cela. Une mémoire collective du débarquement se mit en place. Qui transformait, codifiait, esthétisait l’événement si loin déjà. Un événement dont la violence finit par devenir acceptable. On put de nouveau l’assumer. Elle circulait dans de nouveaux espaces, se chargeait de sens, en appelant déjà au retour de la violence réelle, comme dans un mouvement de balancier, s’étant enfin rendu souhaitable de nouveau, si l’on voulait bien en disposer encore. C’est cela que racontait Samuel Füller.
Sur le catastrophisme contemporain, Pascal Bruckner

Toulon – Castres, finale du Top 14… Où va le rugby ?
Montchanin, Bourgoin-Jallieu, Romans-sur-isère… Jusque dans les années 90, 80 clubs français se disputaient le bouclier de Brennus. Désormais l’élite du rugby ne compte plus que 14 clubs, qui font du championnat français le plus relevé de la planète. En moins de 15 ans, le rugby a sauté un siècle et explosé tous les compteurs de «capitalisation»… Le tout sous les efforts conjugués d’une poignée de quadras, dont tout particulièrement Serge Blanco qui fut l’artisan majeur de cette transformation, les chaînes de télévision, Canal + en tête, les investisseurs internationaux et les politiques municipales, les villes étant devenues, selon l’heureuse mais terrible formule de Jean de Legge, des «entreprises de spectacles et de services»… En moins de quinze ans donc, on est passé d’une gestion de bénévoles à une gestion d‘entrepreneurs privés, au point que les grands stades sont devenus de grandes entreprises. Evidemment, cela n’a pas été sans conséquence sur l’esprit même du rugby, qui certes s’accroche encore à ces valeurs, de courage et de solidarité en tout premier lieu, mais déjà on sent bien monter dans ce rugby contemporain les égoïsmes, l’affairisme, l’afflux d’argent exacerbant typiquement des problèmes de riches : l’avidité et la lutte pour le pouvoir.
Le jeu lui-même s’en est trouvé changé, bousculé par le modèle prégnant du Top 14 : il fallait du spectaculaire, Canal + l’exigeait, imposant du coup sa dictature sur les cadences d’entraînement, le calendrier des matchs, l’obligation de la performance individuelle et la conquête de la puissance musculaire. Sur la pelouse, le jeu est devenu ainsi d’une intensité et d’une violence rare, privilégiant l’attaque frontale aux stratégies d’évitements. Un jeu qui met tous les joueurs, à chaque match, en situation de danger permanent. La traumatologie du rugby en est le symptôme, qui relève de l’accidentologie de la route et non des habituelles lésions sportives. Les impacts relèvent désormais de la collision (80% des accidents sur le terrain sont le fait des plaquages) et à la mêlée, même réglementée désormais, l’impact sur les corps se fait sentir dans le claquement de la chaîne vertébrale au moment de la poussée - en 2010, le neurologue Jean-François Chermann a justement publié un rapport inquiétant sur cette évolution, en particulier sur l’augmentation des commotions cérébrales et de leurs séquelles à long terme. Toutes les autres récentes études de médecine témoignent de cette transformation qui entraîne la démultiplication des fractures osseuses, ainsi que l’apparition de nouvelles blessures, celles des lésions tendineuses tout particulièrement : les ligaments ne suivent pas la montée en puissance musculaire d’athlètes condamnées à soulever toute la journée de la fonte pour accroître leur masse musculaire surdimensionnée. Pour le dire plus clairement encore, le développement hypertrophié du moteur musculaire fait que les tendons cèdent. Les joueurs, de leur propre aveu, jouent et vivent avec la douleur très souvent pour compagne…
Le repentir de Jérôme Kerviel...

Qu’est-ce que l’identité ? (J.-C. Kaufmann)

Edward W. Saïd, Dans l’ombre de l’occident

La Semaine buissonnière, Antoine Blondin

On y retrouve bien évidemment toute la verve et l'humour que ses lecteurs lui connaissent, mais on lui découvre aussi une liberté de ton et de style qui en justifie la présentation au public d'aujourd'hui. Sans doute le genre proposé -une chronique, plus attachée à la personnalité de l'écrivain qu'aux sujets commandés - explique-t-il cette liberté. Blondin n'hésite ainsi pas un seul instant à passer du coq à l 'âne, à multiplier les digressions au grès de son humeur et, laissant vagabonder sa plume, il nous offre une écriture haute en couleur dont la poésie, jamais mièvre, vient souvent conclure avec force la désinvolture. "L'incompétence, voilà mon privilège ! " affirme-t-il, renouant avec ces temps héroïques du reportage où les journalistes sportifs couvraient un tour de France qu'ils ne suivaient jamais, et se voyaient de fait contraints à l'exploit littéraire. Incompétent peut-être, mais passionné, avec l'assurance du pionnier, Blondin se lance à l'assaut de tous les sommets, n'hésitant pas même à rivaliser avec Roland Barthes par exemple, quand il se mêle de débrouiller les fils de nos mythologies modernes. Du football, "géométrique et rigoureux", à la Déesse 19 (eh oui !), en passant par l'analyse de ce "sentiment déchirant du jamais plus qu'aucun spectacle au monde, aucune lecture, ne peut restituer" avec "cette même urgence qu'un match de rugby", Blondin fête l'esprit avec cocasserie, et célèbre joyeusement l'orée d'un monde aussi futile que subil. Certes, on n'oubliera pas ses dérives droitières, une idéologie des plus suspectes naguère, dont ikl semble pourtant s'être heureusement, bien que tardivement, délaisté.
Atlantide et autres civilisations perdues de A à Z
Encyclopédique, du cinéma à la littérature en passant par la bande dessinée ou la peinture, l’ouvrage se présente comme le vaste catalogue des interprétations du mythe de l’Atlantide. De Platon à Jurassic Park, il s’agit en effet moins d’en étudier les fondements que d’en explorer le corpus. Un corpus particulièrement éclaté, témoin de l’extrême vitalité du mythe. Les variantes mises à jour se révèlent ainsi tout à la fois signifiantes et savoureuses. Les auteurs parviennent même à exhumer de véritables bijoux de la science-fiction, et rappellent à notre bon souvenir des auteurs oubliés, tel l’abbé Brasseur. Ce n’est d’ailleurs pas le mince charme de cet ouvrage que de nous donner à découvrir, à travers des notules précises, la géographie littéraire d’un thème millénaire. Mise en perspective dans l’histoire, celle-ci témoigne par ailleurs d’une incroyable universalité. Tout à sa lecture vagabonde, le lecteur se laisse autant séduire par le pittoresque que le savant. Certes, l’on peut toutefois reprocher le parti pris d’un tel classement. L’entrée alphabétique produit une sorte de mise à plat qui n’aide guère à s’orienter intellectuellement. Subordonnée à l’ignorance, la lecture se fait vite hasardeuse, buissonnière. Mais n’est-ce pas comme de s’aventurer dans un continent inconnu ? Dictionnaire, guide, ce livre offre tout de même une formidable introduction aux mystères qu’il évoque, dont celui qui n’est pas des moindres, d’une pareille production de continents perdus de la littérature.
Atlantide et autres civilisations perdues de A à Z, de jean-Pierre Deloux et Lauric guillaud, éd. E-Dite, coll. Histoire, 19 novembre 2001, 302 pages, 34 euros, ISBN-13: 978-2846080620.
Witold Gombrowicz, de Jean-Pierre Salgas

Edward Saïd, Conversations avec Tariq Ali
