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La Dimension du sens que nous sommes

essais

LE DEBARQUEMENT EN NORMANDIE DE SAMUEL FULLER

6 Juin 2014 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

Samuel_Fuller--1987-w.jpg"Un film est un champ de bataille : amour, haine, violence, action, mort, en un mot émotion", affirme Samuel Füller dans Pierrot le fou (1965, Jean-Luc Godard).

 

C’était un dimanche soir, sur Arte. Il y a des années de cela. Samuel Füller racontait son débarquement en Normandie. Ohama beach... La sanglante ("Bloody Ohama"). Conteur fabuleux, prenant sans cesse la distance du récit, surplombant le sien de part en part, amusé, effronté, n’oubliant rien, pas même de comprendre le récit que l’on voulait alors remettre en place en l’interrogeant encore sur cette histoire pourtant déjà tellement codifiée.

Et c’est ce qui nous retiendra ici : ce fantastique travail, non de mémoire, mais de réflexion sur les lieux d’une mémoire dont le dessein se trouble, quand de constructions en reconstructions, ce qu’elle attise n’est rien d’autre que le retour de la violence, Samuel Füller achevant son témoignage sur cette note effrayante, d’un récit ouvert désormais à de nouvelles possibilités de violence.

peniche-en-mer.jpgCet événement, expliquait-il tout d’abord, dans sa réalité, était proprement invivable. Des milliers d’hommes jetés sur une plage. Le fracas de la mitraille, les éclats d’obus, les tirs incessants, le bruit, le feu, le souffre, le sable, la mer, jetés l’un contre l’autre, les barges qui ne cessaient d’affluer, les hommes qui ne cessaient de tomber, courir quelques mètres et tomber, le prochain un mètre de mieux que le précédent et tomber toujours, la plage jonchée de corps, de cadavres, de cris, de souffrance, de peur. Utah, Ohama, Gold, Juno, Sword. A Ohama, les américains qui descendaient des barges ne purent disposer du soutien des chars amphibies. La houle était trop forte, les duplex drive ne pouvaient y résister. De fait, sur les 29 chars mis à l’eau, 3 seulement purent gagner la rive… Les autres coulèrent dans la Manche. Sur la plage, les 270 sapeurs qui devaient ouvrir en moins de 30 minutes la quinzaine de passages pour permettre aux véhicules de traverser les 500 mètres qui séparaient la mer des positions allemandes, œuvraient sous le feu incessant de l’ennemi, à découvert, si bien qu’en moins de 25 minutes, 250 étaient morts déjà. Un seul passage fut ouvert. Samuel Füller débarque. Le feu le cloue aussitôt à terre. Tous sont déjà morts autour de lui. Une seconde vague est déversée sur la plage. Hébété, il ne comprend rien, ne voit rien, ne peut ni respirer ni bouger. L’expérience qu’il vit, rien ne l’y a préparé. Peut-être, si, celle des soldats engagés dans les tranchées de 14-18. Mais il ne la connaît pas. Tout n’est pour lui, comme cela l’était déjà pour eux, que cris, gémissements, ordres incompréhensibles, fracas des armes, jurons, râles. Certains se redressent après avoir repris leur souffle, font quelques mètres et tombent. L’espace s’est effondré. Le temps s’est arrêté. Son être semble faire organiquement corps avec la plage. Il n’y a pas d’issue. Le sable et le sang giclent de toute part. Partir. Fuir. Sortir. Rien n’est possible. La terre, déjà éventrée, s’évide encore. Pas le moindre petit bout de savoir pour s’arracher à ce cauchemar. Pas le moindre récit pour donner la mesure de ce qu’il vit. La solitude effarante de l’esprit répond à celle du corps, terré dans sa propre ignorance. Tout n’est alors qu’un immense chaos où l’être déversé ne parvient pas à se saisir, où le flux héraclitéen des événements interdit non seulement toute compréhension de la chose, mais toute connaissance de soi, voire toute sensation de ce moi charrié sans ménagement dans le désordre de la matière nue. C’est cela que raconte Samuel Füller. Qui ne sait plus comment il est sorti de sa terreur, de son trou, l’arme à la main et a survécu. Il ne lui reste pour souvenir que l’hébétude, longtemps après que le dernier coup de feu a été tiré.

debarquent.jpgAutour de lui, quatre silhouettes. Leur uniforme. Américain. Ils se regardent et se taisent, incapables du moindre mot. Longtemps comme ça, dit-il. Sans savoir combien de temps exactement. Une heure, deux heures. Les survivants. Une poignée. Et puis les premiers mots. Lesquels, il n’en sait rien. Rien ne concernant ce qu’ils venaient de vivre en tout cas : la réalité était inassimilable. Elle n’était que confusion, non-visibilité absolue du sens des actions, la clôture de l’expérience sur un présent sans fin.

C’est cela que Samuel Füller raconte. Tout comme il comprend que la seule manière de faire sienne cette expérience aura été, ensuite, après coup, d’en élaborer la fiction. En commençant par éliminer toute la réalité du monde. Les cris, l’hystérie à bien des égards, ces tranchées dans lesquelles les soldats américains se jetaient sauvagement et tuaient sans le vouloir d’autres soldats américains. Car le réel est idiot. Voilà ce qui est déterminant : le réel est idiot. Seule la fiction nous permet de nous emparer d’un événement pour l’intégrer. Car sans fiction, aucune émotion ne peut se vivre. Voilà ce qu’affirmait Samuel Füller.

omaha_beach_soldats_herisson_tcheque.jpgEnsuite, sont venus d’autres temps. Les survivants ont d’abord élaboré ensemble, avec peine, improvisant, explorant, hasardant une bribe, un récit, plusieurs, mille esquisses se chevauchant, se contredisant, pour arriver un jour à une solution satisfaisante qu’ils partagèrent sans même s’en rendre compte, parfois dans les mêmes mots, les mêmes expressions véhiculant à la longue comme un modèle du genre récit de débarquement. Puis vint, beaucoup plus tard, le temps de leur récit relayé par des voix étrangères à l’événement, faisant subir à leur récit un nouveau glissement, vers un modèle assumant cette fois une fonction plus idéologique que psychologique. Mais un récit qui faisait retour dans le leur, le transformait, l’augmentait et le diminuait tout à la fois, forçant leur propre mémoire, la pliant devant des usages qui n’étaient pas les leurs tout d’abord, mais avec lesquels ils finirent par se familiariser. Le roman, le cinéma vinrent donner forme à tout cela. Une mémoire collective du débarquement se mit en place. Qui transformait, codifiait, esthétisait l’événement si loin déjà. Un événement dont la violence finit par devenir acceptable. On put de nouveau l’assumer. Elle circulait dans de nouveaux espaces, se chargeait de sens, en appelant déjà au retour de la violence réelle, comme dans un mouvement de balancier, s’étant enfin rendu souhaitable de nouveau, si l’on voulait bien en disposer encore. C’est cela que racontait Samuel Füller.


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Sur le catastrophisme contemporain, Pascal Bruckner

2 Juin 2014 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

 
Pascal-Bruckner.jpgC’est ici l’écologie radicale qui est visée, celle qui aurait entraîné dans son sillage, selon Pascal Bruckner, l’explosion contemporaine de la pensée apocalyptique dans les pays riches. L’écologie, le seul mouvement authentique apparu ce dernier siècle, héritier du romantisme dans son rapport à la nature et dans sa tentative de réconcilier l’homme avec elle, aurait ainsi conduit à sacraliser cette nature au détriment de la sacralité de l’humain. Au point d’en faire l’ennemi, à nous expliquer qu’à moins d’un changement radical, nous serions entrés dans l’histoire de la fin des temps. Pour preuve de la mobilisation massive de cette déologie catastrophiste, Bruckner recense la fulmination d’un genre littéraire nouveau dans le monde contemporain : celui de la littérature apocalyptique. Les exemples sont en effet nombreux, tant dans le champ du roman que dans celui du cinéma, et les figures abondent, qui du retour du zombie à la métaphore du Titanic en expliciteraient la métaphore. L’espère humaine serait donc entrée dans le compte à rebours. L’homme serait devenu l’ennemi de la Terre, et face à un danger de cette espèce, il n’y aurait d’autre recours que dans la réforme morale de l’homme. On devine les écueils d’un tel discours. On aurait ainsi changé de paradigme : avec la modernité avaient surgi sur la scène politique les minorités. Avec l’écologie, la terre serait devenue l’ultime recours, menaçant de reléguer toutes les catégories politiques du XIXème siècle à l’arrière-plan : la survie de l’humanité en effet, commanderait de faire passer au second plan l’éradication de la pauvreté par exemple. Et nécessiterait d’engager collectivement nos responsabilités sur des siècles dès à présent, sinon des millénaires comme dans le cas du nucléaire, commandant la mise en place d’un Pouvoir mondial autoritaire, fascistoïde. On connaît ce discours sur le fascisme vert, développé non sans raison par nombre de penseurs depuis Foucault. Pour autant, on ne voit pas qu’il faudrait nous passer d’une écologie critique tant les signaux alarmants de la situation de la planète sont nombreux, et constants. Pascal Bruckner, qui réfléchit en philosophe, se montre plus convaincant dans l’illustration des peurs qui nous affectent. Etudiant leurs figures, de celle des dieux à celle de l’homme loup pour lui-même, en passant par la technique et la science, il montre combien ces peurs affectent désormais notre environnement : elles portent en effet sur les objets les plus quotidiens, de l’alimentation à la santé. Non sans raison, malgré les mauvais exemples qu'il nous offre et qui ne parviennent pas à les éviter : certes, il y a moins de risques sanitaires aujourd’hui qu’au Moyen Age. La belle affaire… Au passage, tant pis si l’espérance de vie en bonne santé décroît en occident depuis une bonne dizaine d’années. Bruckner ne semble pas le savoir, qui veut poursuivre sa démonstration et nous réconcilier au fond avec la science plus qu’avec nous-même. Voire l’Occident avec son histoire dans un troublant plaidoyer contre ces culpabilités qui l’affecteraient par trop, du colonialisme à son impérialisme. La thèse est douteuse en fin de compte, d’affirmer que toute l’écologie serait passée sous le contrôle de cette écologie radicale qu’il dénonce. Et le plus intéressant de son intervention n’est au fond pas là. Nous vivons la fin des temps des révolutions, nous dit Pascal Bruckner. Du moins dans les pays riches. Qui sont entrés dans ceux des catastrophes. Naturelles et, pourrions-nous ajouter, politiques de nouveau, avec la promotion de cette nouvelle peste brune qui ronge toute l’Europe. Nous avons congédié l’idée que le renouvellement de l’humanité se ferait par la classe ouvrière, mais le triomphe du modèle libéral a précipité, paradoxalement, sa marginalisation. Dépourvus d’idéologies de rechange, nous vivrions ainsi une période historique où le temps aurait cessé d’être orienté : il ne porte en lui aucune promesse de renouveau, et tout se passerait comme s’il était au contraire sous l’emprise d’une menace que nous ne savons pas nommer. Il y a là du vrai dans cette sourde angoisse qui n’affecte pas que notre rapport à la nature, à notre santé ou notre devenir. Cela dit, que l'urgence ne soit pas proprement écologiste mais politique au regard des inégalités qui s'épanouissent dans le monde contemporain, le mouvement écologique lui-même a fini par le comprendre -voir le très intéressant essai de Marie Dubru-Bellet : "Pour une planète équitable". Peut-être alors que le mérite de l’écologie, dépouillée de ses ferments les plus extrémistes, aura été de nous obliger à tenir désormais les deux bouts de l’Histoire : l’histoire politique dans son environnement naturel, la polis dans son rapport au bios et à la zoê, non pour sortir de la vision politique du monde, mais au contraire pour faire entrer enfin dans la polis la zoê qui lui manquait, cette ouverture au sensible et à la contemplation qui est peut-être la secrète éthique perdue de la préoccupation après laquelle nous courons tous pour refonder le sens d'un Vivre ensemble qui serait porteur d'espoir et non de désespérance.
 
Le catastrophisme contemporain, Pascal bruckner, Une réflexion philosophique, label Frémeaux & Associés, mars 2014, 2 Cd-rom.
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Toulon – Castres, finale du Top 14… Où va le rugby ?

31 Mai 2014 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

 

rugby-zness.jpgMontchanin, Bourgoin-Jallieu, Romans-sur-isère… Jusque dans les années 90, 80 clubs français se disputaient le bouclier de Brennus. Désormais l’élite du rugby ne compte plus que 14 clubs, qui font du championnat français le plus relevé de la planète. En moins de 15 ans, le rugby a sauté un siècle et explosé tous les compteurs de «capitalisation»… Le tout sous les efforts conjugués d’une poignée de quadras, dont tout particulièrement Serge Blanco qui fut l’artisan majeur de cette transformation, les chaînes de télévision, Canal + en tête, les investisseurs internationaux et les politiques municipales, les villes étant devenues, selon l’heureuse mais terrible formule de Jean de Legge, des «entreprises de spectacles et de services»… En moins de quinze ans donc, on est passé d’une gestion de bénévoles à une gestion d‘entrepreneurs privés, au point que les grands stades sont devenus de grandes entreprises. Evidemment, cela n’a pas été sans conséquence sur l’esprit même du rugby, qui certes s’accroche encore à ces valeurs, de courage et de solidarité en tout premier lieu, mais déjà on sent bien monter dans ce rugby contemporain les égoïsmes, l’affairisme, l’afflux d’argent exacerbant typiquement des problèmes de riches : l’avidité et la lutte pour le pouvoir.

Le jeu lui-même s’en est trouvé changé, bousculé par le modèle prégnant du Top 14 : il fallait du spectaculaire, Canal + l’exigeait, imposant du coup sa dictature sur les cadences d’entraînement, le calendrier des matchs, l’obligation de la performance individuelle et la conquête de la puissance musculaire. Sur la pelouse, le jeu est devenu ainsi d’une intensité et d’une violence rare, privilégiant l’attaque frontale aux stratégies d’évitements. Un jeu qui met tous les joueurs, à chaque match, en situation de danger permanent. La traumatologie du rugby en est le symptôme, qui relève de l’accidentologie de la route et non des habituelles lésions sportives. Les impacts relèvent désormais de la collision (80% des accidents sur le terrain sont le fait des plaquages) et à la mêlée, même réglementée désormais, l’impact sur les corps se fait sentir dans le claquement de la chaîne vertébrale au moment de la poussée - en 2010, le neurologue Jean-François Chermann a justement publié un rapport inquiétant sur cette évolution, en particulier sur l’augmentation des commotions cérébrales et de leurs séquelles à long terme. Toutes les autres récentes études de médecine témoignent de cette transformation qui entraîne la démultiplication des fractures osseuses, ainsi que l’apparition de nouvelles blessures, celles des lésions tendineuses tout particulièrement : les ligaments ne suivent pas la montée en puissance musculaire d’athlètes condamnées à soulever toute la journée de la fonte pour accroître leur masse musculaire surdimensionnée. Pour le dire plus clairement encore, le développement hypertrophié du moteur musculaire fait que les tendons cèdent. Les joueurs, de leur propre aveu, jouent et vivent avec la douleur très souvent pour compagne…


Au fait, Rugby’zness, Le magazine qui ralentit l’actualité, n°007, 7,90 euros, février 2014, isbn : 9791092900057.
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Le repentir de Jérôme Kerviel...

20 Mai 2014 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

trader.jpgIl le prétend du moins et dans le message qu'il a délivré, il semble sincèrement vouer une vraie détestation à l'homme qu'il était. Mais de quoi se repentir ? D'avoir aimer jouer ? D'avoir aimer l'argent ? D'avoir tant aimer n'être plus dans le réel ? Il y a bien sûr le problème de la Justice et ses carences dans cette affaire, scandaleuses, qui ont ouvert la voie à la sauvegarde de la Société Générale jamais conduite à s'expliquer vraiment, cette omerta dont Jérôme Kerviel parle avec conviction et non sans raison. Et puis le fond du problème, ces régulations non humaines dont la Finance est aujourd'hui le fer de lance d'une société qui pousse peu à peu à son paroxysme l'inhumanité de ses rationalités. C'est de cela qu'il faudra, encore, parler entre nous, de ce "nous" que la Finance ne cesse de briser, de lancer tête dans le mur pour assurer son apocalyptique devenir.
Salle des marchés. Open space tendu à l’extrême. Un emprunt à la marge, mille milliards d’euros. Naguère les cotations se faisaient à la criée, Zola en sautoir. Open space : il faut de l’agitation pour créer des stimuli. Exit les cloisons, donc. Open space : le modèle par excellence du stimulus operandi.
Depuis quand les banques ont-elles pris possession des Bourses ?
En 1531 fut créé à Amsterdam la première vraie Bourse du monde occidental. Déjà la maîtrise de l’information y était essentielle. A Paris, la Compagnie des agents de change vit le jour en 1801. En 1895 fut créé le MATIF. Et de nos jours nous avons le CAC 40. Cotation Assistée en Continu. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui de disposer de l’information utile, il faut la devancer. Il faut pouvoir, toujours, disposer d’une information nouvelle. Et produire sa rationalisation. Le marché a peur, par exemple. Le marché s’emballe, manque de confiance le pauvre chou, le marché est supendu à un mot, un chiffre, qui l'aidera à déployer ses métaphores, sportives et militaires. En ordre de bataille, les traders attaquent. Ils montent à l’assaut. Se replient. Ou font une trève. Pour empocher les dividendes, avant de remonter au front. Et puisqu’il faut bien se vendre, le trader passe aussi une partie de son temps à envoyer des signaux sur sa rentabilité.
Trader. Une économie psychique pulsionnelle. Penser profit. Calculer. Tout le temps. Seul compte l’arbitrage des mathématiques. Il faut mettre en équation des données, des chiffres, les courbes du marché. Toute la journée. Ne se soucier que du profit. Gagner à la hausse, gagner à la baisse. Trader, c’est être capable de formuler plusieurs stratégies contradictoires en même temps. Et formaliser la présentation de son raisonnement. Car si le monde des hommes n’existe pas dans la salle des marchés, il faut lui donner le change : produire un discours moral sous couvert d'explications scientifiques, à l’attention des sociétés humaines que l’on veut plumer. Un discours moral vaut toujours mieux qu’un discours politique pour berner les gens. Trader, le droit de vie et de mort. Jeter un pays entier dans la misère : trois lignes de chiffres. Détenir le nomos grec, donc. Je fais et défais. La guise est mathématique. Imparable.
Trader : la sauvagerie à l’état pur. Le Droit n’est qu’un art de fortune, vu depuis la salle des marchés, et depuis qu’elle est devenue ce que la cité juge de plus indispensable. De plus indispensable mais de plus fermé. Une clôture essentiellement masculine du reste. Derrière laquelle dissimuler les complicités les moins avouables. La salle des marchés ? Un espace depuis lequel domestiquer les êtres sans pudeur.
Exit le Droit, le politique, ne subsiste que l’expression d’un jugement construit au plus juste des lois mathématiques. Car là où le Droit établit un lien de vérité, le trader, lui, rétablit l’absurdité de cette attente de vérité.
Trader, l’instance même de la dé-socialisation des couches les plus favorisées de la Nation. La nouvelle économie est plus nouvelle qu’on ne saurait l’imaginer. Car être trader, c’est explorer des régulations non humaines de la cité. C’est dépasser l'assignation du politique. C’est travailler à la lettre le concept de réquisition de Heidegger, où substituer la programmation à la conscience.
Trader, une inspiration post-ontologique, qui ne puise ses justifications que dans l’auto-référence. Non pas une bulle, fût-elle financière, mais une circularité parfaite où accomplir le grand œuvre de destruction de l’humain.
http://www.soutien-officiel-kerviel.com/blog/


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Qu’est-ce que l’identité ? (J.-C. Kaufmann)

16 Mai 2014 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

 
HNG-copie-1.jpgPartout en Europe montent les crispations, dont le signe le plus manifeste serait la persécution faite aux rroms. Des «nous» émergent, brutaux, racistes, nationalistes. Des «nous» sectaires qu’une classe politico-médiatique irresponsable pousse à l’affrontement irréfléchi, pour créer peu à peu des situations nationales explosives, dont elle pense pouvoir, in fine, tirer partie : se maintenir au pouvoir. Au cœur de tous les débats promus part cette classe politico-médiatique, la question de l’identité. Un concept dont le flou épistémologique ouvre à de grands calculs politiciens, et de petits desseins politiques…
L’identité, rappelle J.-C. Kaufmann, ne renvoie en fait guère à nos racines, contrairement à ce que cette classe stipendiée tente d’affirmer. Les appartenances ne font en réalité que combler provisoirement les interrogations de la subjectivité, car l’identité est plutôt placée du côté de la subjectivité que de celui des racines. En un sens, elle est en conséquence toujours devant nous plutôt que derrière, une construction a posteriori, un dessein qu’il nous faut échafauder plutôt qu’endosser.  Sauf à la confondre avec l’identification administrative, ces papiers d’identité qui ne forment en rien la production du sens de la vie. L’identité administrative, elle, fiche, surveille, enferme, arrête, de sorte que l’Etat est toujours le plus mal placé pour parler d’identité.  En ce qui concerne l’identité des personnes, l’erreur serait alors de vouloir l’enfermer dans un cadre préétabli, de vouloir la rigidifier, voire de l’établir. Car ce travail de quête identitaire ne se fonde que par reformulations successives des éléments hérités : nous choisissons ces éléments de notre passé qui vont faire sens à un moment donné de notre vie. Dès lors, l’identité, contrairement aux idées reçues, ne peut être que provisoire. Mieux vaudrait alors parler de processus identitaire, voire de stratégie, tant cette quête est à renouveler, toujours, et se caractérise par son ouverture et ses variations incessantes, ancrées dans notre présent comme un scénario qu’il nous faut élever. L’identité n’est ainsi ni une essence, ni une substance, elle est quelque chose de fluide, de multiple qui ne s’inscrit que dans le temps d’une action : la question du sens de la vie se renouvelle sans cesse. Et seul, analyse Jean-Claude Kauffmann, le nombre de «soi possibles» permet d’échapper à l’enfermement d’une identification autoritaire. Lorsque le jeu des identités est riche, complexe, les totalisations auquel il peut ouvrir malgré tout, ces rigidités quasi cadavériques de l’affirmation de soi lorsque toute cette quête se fige, ne peuvent être que brèves, pour se succéder sans crispation. Lorsque le jeu est limité au contraire, quand l’identité de soi se voit rabattue sur une identité nationale crispée à quelques tenants dérisoires, «la totalisation se répète et se durcit». La grille d’interprétation du monde devient alors unique et sectaire, «enfermant l’ensemble de la personnalité» pour la conduire peu à peu à cette désintrégration psychologique qui la verra disparaître derrière son masque de haine, fourni clef en main par les discours politiques exhibant commodément les boucs émissaires qui structureront cette désintégration.
 
Identités : La bombe à retardement, jean-Claude Kaufmann, éditions Textuel, 12 mars 2014, Collection : Petite encyclopédie critique, 64 pages, 8 euros, ISBN-13 : 978-2845974852.
 
 
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Edward W. Saïd, Dans l’ombre de l’occident

6 Mai 2014 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

Edward-Said-copie-1.jpgUne reprise d’entretiens réalisés entre 1985 et 1996, au cours desquels Edward Saïd est conduit à s’interroger sur son parcours et ses engagements. En tout premier lieu évidemment, sur son engagement pour la libération de la Palestine, ouvrant à ce premier paradoxe que s’il fut bien reconnu comme universitaire «américain» de talent, les mêmes milieux intellectuels refusèrent en revanche de l’entendre comme  militant palestinien. L’occasion pour Edward Saïd de renouveler son sentiment sur les discours occidentaux qui enferment allègrement l’Islam dans l’énoncé du dernier stéréotype racial et culturel acceptable, que l’on peut manipuler en occident sans jamais en être inquiété. Au-delà, ce qui lui importe surtout, semble être la monopolisation de la production de l’information, plus aliénante que jamais dans ’histoire humaine, étouffant dans l’œuf toute voix différente. Mais s’il nous faut certes construire des structures d’écho critique, Edward Saïd paraît dubitatif quant aux chances de contrer l’impérialisme néolibéral sur ce terrain. Il ne disposait certes pas, au moment de sa mort, d’une stratégie bien définie de conquête du pouvoir d’affirmer autre chose dans le monde, sinon sa conviction que « d’une manière ou d’une autre, nous avons besoin d’une autre dimension qui permette de penser le futur en des termes qui ne soient pas simplement insurrectionnels », rejoignant au fond l’idée diffuse désormais, selon laquelle un autre monde se construit déjà, et à la construction duquel participa sa pensée et sa production intellectuelle. Le plus intéressant des entretiens, au final, et tels qu’ils furent menés, demeure ainsi la vision qu’il a forgé d’une continuité, sinon d’une homologie de structure entre la tradition impériale et l’art du roman. Non une causalité mais un accompagnement, les faits liés au contrôle impérial portant en eux-mêmes cette dimension imaginative propre au roman, qui l’ont poussé à restructurer en profondeur l’identité humaine, à recomposer dans la création d’une identité fictionnelle les manières dont un Moi s’accommode de la société. C’est Defoe avec son Robinson, débarquant malgré lui sur une île perdue au milieu des océans et se rendant maître de son monde en moins d’une centaine de pages… Mais c’est aussi Joseph Conrad, si sceptique à l’égard de l’identité installée, écrivant dans une syntaxe toujours un peu défaite, sans s’imaginer qu’un jour elle trouverait son meilleur écho dans cet autre du monde où il plongeait ses rêves. Quant à l’Europe, elle est l’occasion pour Edward Saïd de formuler une critique très virulente à l’égard de ses intellectuels, toujours en quête de récompenses et gravitant dans les sphères du pouvoir pour les mendier, en se faisant de vains faiseurs d’opinions fagotés à la seule promotion de leur pitoyable parole–à de rares exceptions près. 
   
Dans l'ombre de l'Occident, et autres propos : Suivi de Les Arabes peuvent-ils parler ?, de Edward-W. Saïd, et Seloua Luste Boulbina, traduit de l’anglais par Léa Gauthier, Payot, 12 mars 2014, coll. PbP, 203 pages, 8,15 euros, EAN : 978-222891053.
       
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La Semaine buissonnière, Antoine Blondin

2 Mai 2014 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

 
blondin.jpgPrésenté comme un inédit, il s'agit en fait d'un recueil d'articles écrits par Antoine Blondin entre 1954 et 1958, dans la chronique La semaine buissonnière, que lui avait alors confié L'équipe. Il est vrai cependant que soixante et onze de ces articles (sur les quatre-vingt-dix présentés) n'avaient jamais été édités.
On y retrouve bien évidemment toute la verve et l'humour que ses lecteurs lui connaissent, mais on lui découvre aussi une liberté de ton et de style qui en justifie la présentation au public d'aujourd'hui. Sans doute le genre proposé -une chronique, plus attachée à la personnalité de l'écrivain qu'aux sujets commandés - explique-t-il cette liberté. Blondin n'hésite ainsi pas un seul instant à passer du coq à l 'âne, à multiplier les digressions au grès de son humeur et, laissant vagabonder sa plume, il nous offre une écriture haute en couleur dont la poésie, jamais mièvre, vient souvent conclure avec force la désinvolture. "L'incompétence, voilà mon privilège ! " affirme-t-il, renouant avec ces temps héroïques du reportage où les journalistes sportifs couvraient un tour de France qu'ils ne suivaient jamais, et se voyaient de fait contraints à l'exploit littéraire. Incompétent peut-être, mais passionné, avec l'assurance du pionnier, Blondin se lance à l'assaut de tous les sommets, n'hésitant pas même à rivaliser avec Roland Barthes par exemple, quand il se mêle de débrouiller les fils de nos mythologies modernes. Du football, "géométrique et rigoureux", à la Déesse 19 (eh oui !), en passant par l'analyse de ce "sentiment déchirant du jamais plus qu'aucun spectacle au monde, aucune lecture, ne peut restituer" avec "cette même urgence qu'un match de rugby", Blondin fête l'esprit avec cocasserie, et célèbre joyeusement l'orée d'un monde aussi futile que subil. Certes, on n'oubliera pas ses dérives droitières, une idéologie des plus suspectes naguère, dont ikl semble pourtant s'être heureusement, bien que tardivement, délaisté. 
 
 
La semaine buissonnière, Antoine Blondin, sous la direction de Aurore Durry, La Tbale Ronde, coll. Vermillon, 2 avril 1999, 403 pages, 22,50 euros, ISBN-13: 978-2710308607.
   
 
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Atlantide et autres civilisations perdues de A à Z

9 Avril 2014 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

 

Atlantide.jpgEncyclopédique, du cinéma à la littérature en passant par la bande dessinée ou la peinture, l’ouvrage se présente comme le vaste catalogue des interprétations du mythe de l’Atlantide. De Platon à Jurassic Park, il s’agit en effet moins d’en étudier les fondements que d’en explorer le corpus. Un corpus particulièrement éclaté, témoin de l’extrême vitalité du mythe. Les variantes mises à jour se révèlent ainsi tout à la fois signifiantes et savoureuses. Les auteurs parviennent même à exhumer de véritables bijoux de la science-fiction, et rappellent à notre bon souvenir des auteurs oubliés, tel l’abbé Brasseur. Ce n’est d’ailleurs pas le mince charme de cet ouvrage que de nous donner à découvrir, à travers des notules précises, la géographie littéraire d’un thème millénaire. Mise en perspective dans l’histoire, celle-ci témoigne par ailleurs d’une incroyable universalité. Tout à sa lecture vagabonde, le lecteur se laisse autant séduire par le pittoresque que le savant. Certes, l’on peut toutefois reprocher le parti pris d’un tel classement. L’entrée alphabétique produit une sorte de mise à plat qui n’aide guère à s’orienter intellectuellement. Subordonnée à l’ignorance, la lecture se fait vite hasardeuse, buissonnière. Mais n’est-ce pas comme de s’aventurer dans un continent inconnu ? Dictionnaire, guide, ce livre offre tout de même une formidable introduction aux mystères qu’il évoque, dont celui qui n’est pas des moindres, d’une pareille production de continents perdus de la littérature. 

 

Atlantide et autres civilisations perdues de A à Z, de jean-Pierre Deloux et Lauric guillaud, éd. E-Dite, coll. Histoire, 19 novembre 2001, 302 pages, 34 euros, ISBN-13: 978-2846080620.

 

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Witold Gombrowicz, de Jean-Pierre Salgas

29 Mars 2014 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

 
gombrowicz.jpgWitold n'avait-il pas consigné sa biographie comme pour vider de sa substance, par avance, toute tentative ultérieure ? J.-P. Salgas avait passé outre, promettant au monde des "gombrowicziens" - non sans le mettre en émoi - la meilleure biographie existante sur le sujet. Le cercle des "ferdydurkistes" redoutait donc le pire : une biographie qui aurait enfermé Gombrowicz dans l'une de ces "gueules" qu'il redoutait tant.
 
Soulagement : la biographie de Salgas, une chronologie commentée en fait, ne s'y est pas aventurée. Elle n'offre du reste pas de grande nouveauté. Quelques touches la complètent, d'heureuses formulations et surtout, un repérage cette fois systématique des grands moments de formation. Le cercle pouvait souffler : le parti pris était dans la droite ligne des études "gombrowicziennes". Presque une Doxa, comme s'il s'installait une rhétorique du discours sur Gombrowicz, dont on pourrait décrire aisément les figures. En amont de tout projet : celle du malentendu par exemple, qui présuppose une mauvaise compréhension de l'œuvre. C'est cela le pacte passé autour de Gombrowicz, pour légitimer sans doute le cercle des savants "ferdydurkistes". En aval : parce qu'il faut bien ranger Gombrowicz quelque part dans l'histoire littéraire, l'idée de son éternelle contemporanéité. Gombrowicz est toujours adossé au modèle d'interprétation en vogue. Ici : Bourdieu, figure référente de l'époque de publication du Salgas... Mais n'en mégotons pas l'intérêt : au final, le lecteur trouvera là une intéressante introduction à l'œuvre de Gombrowicz.
 
Witold Gombrowicz, de Jean-Pierre Salgas, Seuil, 26 août 2000, Collection : Les contemporains, 283 pages, 21,70 euros, ISBN-13: 978-2020125062.
 
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Edward Saïd, Conversations avec Tariq Ali

25 Mars 2014 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

Edward-Said.jpgPortrait du grand intellectuel palestinien dessiné par ces conversations enregistrées pour une chaîne américaine en 1994, qui ne les passa pas toutes dans leur intégrité. Echange intime. Edward Saïd se bat depuis plus de onze ans contre une leucémie qui l’emportera dix ans plus tard et qu’il évoque sans s’y appesantir. C’est que l’homme demeure combattif, droit, et charme pour la finesse de ses propos. Il raconte donc sa vie, son itinéraire, son père chrétien de Palestine, engagé très tôt aux côtés de l’armée américaine sur le sol français en 14-18, migrant de nouveau pour Jérusalem où Edward verra le jour en 1935, avant de fuir cette fois pour Le Caire. Le Liban ensuite, dans l’effarement d’un monde qui ne veut déjà plus rien savoir du malheur palestinien. Les Etats-Unis de nouveau, où Edward poursuivra ses études supérieures : Princeton, Harvard, il enseignera la littérature anglaise à Columbia, passionné d’histoire des cultures avant le tournant de 67 et son engagement dans la lutte pour la liberté du Peuple palestinien. C’est à cette époque qu’il mûrit son grand œuvre, L‘orientalisme, qui paraîtra en 1978 et lui vaudra d’un coup une renommée internationale. Edward Saïd raconte bien sûr cet engagement, aux côtés d’Arafat avant de s’en éloigner avec force, tout comme il dénoncera le Hamas et ses leurres, ou le Djihad. De la situation de la Palestine, il comprit très vite que personne n’en souhaitait soulager l’horreur. Oslo ? Un traité de Versailles palestinien. Et au moment de mourir, Saïd s’était convaincu que seule une alliance entre les forces progressistes palestiniennes et israéliennes sauverait la région. Mais il raconte aussi sa passion des lettres, de l’Histoire de la littérature, Conrad et le choc que fut dans sa vie la lecture de Au cœur des Ténèbres. Il évoque Camus sur lequel il n’a cessé d’écrire, et cette France du renoncement qui dès les années 90 s’empêtrait dans sa nostalgie coloniale. Au point d’en laisser transparaître le climat dans sa production culturelle, où mensongèrement, elle s’enfermait dans une vision pathétique de la littérature comme pure esthétique soustraite à toute pesée historique. Une volonté qui finit par faire de sa littérature une littérature régionale sans grande conviction littéraire. L’occasion pour lui de se moquer de la grande inquiétude identitaire qui s’est mise à traverser ce pays en déshérence. Lui aime New York, cette ville de déracinés, et le déracinement de sa propre vie qui l’a contraint à changer souvent d’identité. «La spontanéité de l’affiliation, affirme-t-il, plutôt que la filiation», et le sentiment d’intermittence, plutôt que le cosmopolitisme douçâtre des élites.
 
 
Edward Saïd, Conversations avec Tariq Ali, éd. Galaade, traduit de l’anglais par Sylvette Gleize, mars 2014, 116 pages, 15 euros, isbn 13 : 978-2-35176-304-9.
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