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2 juillet 2009 4 02 /07 /juillet /2009 21:28

Dans sa langue savoureuse, tout à la fois fleurie et grossière, Hasek nous conte son aventure au sein de l’Armée Rouge…

Nommé Gouverneur de la ville de Bougoulma, dont l’existence n’est pas pleinement avérée, Hasek se voit embarqué dans une aventure invraisemblable, en pleine guerre civile russe. Flanqué d’une escorte de douze brigands Tchouvaches dont personne ne comprend la langue, Hasek accueille évidemment l'équipée avec sa bonhomie coutumière. Dès la première halte, le ton est donné. L’un de ses soldats, ivre, tombe de la fenêtre du train en marche et se noie dans une rivière sans fond. Frustres mais raisonneurs, les autres tuent à la première occasion pour des raisons qu’il est impossible de saisir, et de toute façon sûrement excessives. Quand ils ne mangent pas des écureuils par conviction religieuse ! Officiellement à onze (on s’est mis d’accord pour affirmer aux autorités que le douzième était parti retrouver sa maman), ils s’emparent tout de même de la ville qu’ils ont fini par rallier, Bougoulma, qui ne demandait du reste qu’à se rendre. Mille paysans finauds se débarrassent illico de leurs pétoires : c'est qu'aux portes de la ville campe un régiment Rouge qu’ils n’ont guère envie d’affronter. Régiment frère, certes, mais buté : sa mission est de prendre la ville coûte que coûte. De fait, son commandant s’en empare et destitue aussitôt Hasek, pourtant à peine arrivé et du même camp que lui... D’innombrables confusions s’en suivent, d’autant que le nouveau gouverneur est absolument et définitivement idiot. Lerokhymov passe en effet son temps à ordonner des bêtises. A lire de toute urgence ! --joël jégouzo--.

 

 

Aventures dans l’armée rouge, Jaroslav Hasek. éd. Ibolya Virag, coll. parallèles, juillet 2000, 100p, isbn : 9782911581113
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1 juillet 2009 3 01 /07 /juillet /2009 22:17

Berlin. Matthias Honecker est cadre chez un opérateur de téléphonie. Sa femme, une bobo courtisée. Enceinte. Trentenaire, Matthias ne sait au juste si l’annonce le réjouit ou l’ennuie.

Berlin. A la chute du mur, l’Histoire semblait devoir lui tendre de nouveau les bras. Mais rien de cela n’est arrivé. Certes, elle fut la ville aux dix mille grues. Un temps. La ville du plus formidable renouveau urbain d’Europe. Et puis les Temps ont paru se décourager de lui aller si mal. L’Histoire s’en est allée ailleurs. Dans ce roman de Berlin, elle ne s’y inscrit plus que dans le patronyme dérisoire de Matthias. Lui-même voudrait bien s’inventer autre chose. Peut-être tromper sa femme. Sa vie est sans intérêt. Il songe à emménager dans la machine à habiter de Le Corbusier pour relancer sa propre mécanique.
Il y a du Zeno dans ce garçon ratiocinant à l’infini (La Conscience de Zeno, d’Italo Svevo), du Houellebecq pour la méchanceté et la dérision d’un Drieu La Rochelle (Feu Follet : "se heurter enfin à l’objet"). En gros, toute la bouffonnerie d’un monde étriqué. A son image, Matthias est creux, médiocre, ne se heurtant qu’aux inepties en usage et prenant soin de n’ouvrir sa vie qu’à de pitoyables conjectures. Homme dédaigné, sans qualités, sans doute méprisable, dérisoire et théâtral. Un petit segment inique d’une humanité débordée par des milliards de demande d’attention. Un être de scrupules bâclant ses aveux. Bref, une grosse nouille. Qui cherche encore, mollement, à désengourdir sa vie. Et qui finit par vivre une aventure par mégarde, en Poméranie. Matthias, qui n’était pas taillé pour l’aventure du quotidien, se rend alors compte qu’il n’est taillé pour aucune aventure.

Le texte est traversé par une amertume féroce. L’amour, la réussite sociale, tout cela flotte comme poissons morts, avec leurs ventres à l’air dans un bocal fétide. Le tout campant dans un style post-nouveau roman, logeant les choses et les êtres à égale distance.
Un récit insomniaque convoquant à l’envi Les Somnambules d’Herman Broch, ce livre que Matthias ne sait pas lire, ne veut pas lire, ne parvient pas à lire. Lecture sans cesse reprise, sans cesse abandonnée. Décourageante dans ce phrasé impersonnel, masquant une apothéose qui nous tombe littéralement dessus, incantation souveraine relevant les signes de la ville échouée dans son fracas de ferraille, ou cette Allemagne de Poméranie qui n’existe plus, comme une pathétique jonchée témoignant des déchets de l’Histoire.

Le style convainc, l’objet moins. Surtout dans cette assignation aux Somnambules d’Hermann Broch. Parenté, certes, dans le souci d’inventer une forme de narration adéquate au projet de dire le délabrement des valeurs.
Sauf qu’ici, même si l’Apocalypse est bien évidemment et à juste raison plus dérisoire que joyeuse, on cherche en vain ce qu’il pourrait bien y avoir d’imminent dans le mal-être bobo.
Je n’ai pas d’hypothèse, ou bien j’inclinerais à penser qu’il faut regarder du côté du style pour tenter d’y débusquer en quoi le rire de l’homme moderne, cher à Nietzsche, s’est mué en ce ricanement imbécile et superficiel qui nous tient lieu de pensée.
Moins une critique du style déployé ici, qu’un doute quant à l’objet de ses raisons. Et puis… Broch fait vaciller son monde, Cendrey semble se l’interdire. –joël jégouzo--.

Honecker 21, de Jean-Yves Cendrey, éd. Actes Sud, coll. Domaine français, août 2009, 224 p., isbn : 978-2-7427-8537-7

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30 juin 2009 2 30 /06 /juin /2009 07:18
Une vieille dame. Irlandaise d’origine (on songe à Synge). Sa vie, ou ce qu’il en reste sur le seuil de son long épuisement. Elle se souvient. Son mariage. Les enfants. Lui, déjà mort, le trop discret compagnon qui permit qu’elle tienne debout. Faut-il une vie pour en arriver là ? Fripée, mais debout. Lui mort. Restent les enfants. Surtout cette odeur lactée des premières années. L’enfant : l’Autre si grand en soi. Le reste est littérature (Artaud).
Voilà, c’est à peu près tout. Non : elle a vieilli. La voici presque seule. Seule. La nuit tombe. Sa nuit. Si mystérieuse. Avec ce silence tout autour et puis au bout.
Etre vieux déjà, avant même de l’avoir réalisé. Le monde dehors. Liberté grenue.
La vieille dame se révolte une dernière fois contre ces régimes qu’elle devrait suivre. Elle remplit son frigo de flamby.

La vie ne tient jamais ses promesses. Là-bas l’Irlande qu’elle a laissée derrière elle dans un exil pourtant salutaire. Et aujourd’hui : le boîtier que ses enfants veulent lui voir porter, avec ce petit bouton sur lequel il lui faudrait appuyer en cas de. De quoi au juste ?
La remontée des souvenirs. Roborative régurgitation quand le périmètre du désastre s’étend inexorablement. De jour en jour et c’est cela qu’on lit, mot après mot, cette dévastation qui gagne à chaque phrase du terrain, les enfants qui ne voient plus en elle qu’une vieille femme qu’il faut veiller. Pour quoi au juste ? Retarder l’heure ?
Elle finit par devoir quitter son appartement. Direction les vieillards - « je ne suis pas cela ». Les vieillards et cette odeur de pisse qui flotte dans l’hospice. L’attente interminable des quelques moments rythmant leur journée, puis leur semaine, le dimanche, la visite des petits-enfants - et puis les visites s’espacent.
Etre irlandaise, c’était certes vivre sous le joug de l’existence, mais n‘en pas supporter la lourdeur, se rappelle-t-elle.
On lui fait la toilette. Comme à un nouveau né - «je ne veux pas de leurs mains». Son corps morcelé en parties à nettoyer.
Reste l’imaginaire. L’Irlande. Traverser les mers à la nage, loin du cheminement minuscule, du lit au fauteuil derrière la vitre. Là-bas Singapour, la Mongolie, New York. Fuir. Là-bas, fuir, je sens que des oiseaux sont ivres d’être parmi l’écume inconnue et les cieux (Stéphane M., au secours !).
Outre la mort, rôde. Comme chez elle parmi les vieux.
Alors l’immense cri que rien ne peut entamer : « j’ai besoin d’une caresse ». Mais on ne caresse pas les vieux. Le bord des larmes alors, où rien ne s’accomplit. Cette accumulation de défaites au dernier instant.
On se défait. Et se défait de tout ce que l’on croyait avoir conquis.
Le pathétique de cet ordre du monde.
La vie. Sauf la fin.
Superbe premier roman, poignant, oui, et à l’écriture tellement irréfutable ! Narquois, certes, dans la circonspection à soi, invraisemblable et tangible, ego comme adressé plutôt qu’adossé. –joël jégouzo--.


Dernière adresse, de Hélène Le Chatelier, éd. Arléa, coll. 1er / mille, à paraître sept. 2009, 96p., isbn : 978-2- 869598690, 13 euros.
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28 juin 2009 7 28 /06 /juin /2009 10:32

Peddy Bottom est un nom, non ? Mais que l’on sache, un être n’est pas son nom : il est quelque chose de plus ! Or, ce supplément d’être, Peddy le méconnaît. Il s’en va donc consulter le vieux Dromadaire de l’Université pour en apprendre davantage à ce sujet : Ah Aha Ahem – c’est le nom de notre savant. Un nom à coucher dehors, on veut bien l'admettre, mais dont ce dernier n’est pas peu fier, d'autant que ce nom peut se prononcer de trente façons différentes…
Cet homme de sciences, qui est le-monde-entier-moins-le-monde-entier-sans-lui, sait tout.
Du moins : tout-moins-une-chose, qu’il ne sait pas et qui est justement ce pour quoi Peddy le consulte… C’est bête… Néanmoins, le dromadaire assure Peddy qu’il est bien Peddy. Cela saute quasiment aux yeux. Mais voilà qui n’est guère convaincant. N’être qu’un nom, en outre, quand ce nom n’est pas connu… Devant la moue dépitée de Peddy, notre savant propose de ramener l’équation à : Peddy est ce qu’il fait. Le problème, c’est que Peddy n’a jamais rien fait. Enfin, pas grand chose. Et puis rétorque Peddy : que faut-il entendre par là ? Que faudrait-il avoir fait, par exemple ?
Guère avancé, Peddy reprend la route qui le mène… au deuxième chapitre. Là, les choses se compliquent. Un carabinier a tracé une frontière entre le lieu où se trouve Peddy et le pas suivant qu’il veut faire. Ce qui existe, et ce qui n'existe pas. Peddy doit s’acquitter d’une taxe pour franchir cette frontière, taxe dont il ne peut s’acquitter : un chapeau. Il n’en a pas sur lui. Peddy a beau expliquer que le chapeau n’existe finalement pas plus que lui, que leur consistance avoisine le zéro, le carabinier n’en veut rien savoir. Pour lui, les choses sont simples : admettons que Peddy soit un être fictif (et libre à lui de l’être), il doit tout de même exister quelque part pour revêtir cette propriété d’être fictif ! En conséquence, il doit s’acquitter de l’impôt. Pauvre Peddy Bottom ! Le voici bien ennuyé d’avoir si peu de consistance. Sophistes à l’envi, les démonstrations de Themerson sont magistrales ! -- joël jégouzo --.


Les aventures de Peddy Bottom, Stefan Themerson , traduit de l’anglais par Jean-Marc Mandosio, éd. Allia, août 2000, 102p, ISBN-13: 978-2844850409

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27 juin 2009 6 27 /06 /juin /2009 14:41

Lampédaphore redoute qu’un jour quelqu’un ne trouve logique de l’amputer de sa jambe gauche et de son bras droit…
Certes, l’on peut et l’on doit tout d’abord se demander s’il existe une droite et une gauche idéales autorisant de telles découpes.
Cela dit, quelles qu’en soient les arguties, l’angoisse qui le tenaille est non seulement terrible, mais fondée : Lampédaphore n’échappera à l’amputation de ses membres que pour se retrouver pendu… Pour quelles raisons ? Parce qu’on le soupçonne d’avoir tué Richard Wagner… Pardon ?…

Reprenons. A la suite d’une péripétie déroutante, deux policiers l’ont pris pour un chien traînant dans Hyde Park. Le monde est parfois implacable : Lampédaphore s’est mis stupidement à aboyer au lieu de répondre "oui" à l’une de leur question. Du coup les policiers l’ont traîné au poste et enfermé aussitôt dans l’engrenage d’un devenir canin qu’il ne se soupçonnait pas. Philosophe, Lampédaphore sait qu'il est impossible de jeter une quelconque lumière sur une situation aussi absurde. Et comme si ce n'était pas suffisant, il est de surcroît mêlé à un meurtre : celui du vieil homme avec qui il parlait l’instant d’avant se faire arrêter. Or ce vieillard n’était autre que Richard Wagner… Ou le prétendait. ce que semblent dire des témoins d ela scène, venus après coup. Ou peu s'en faut. A moins que... Bref, toujours est-il qu’il est mort et que nos deux policiers, malgré l’absurdité d’une décision mêlant un chien à un meurtre, n‘en démordent pas. Le monde est compliqué quand ses vérités vous concernent. Mais Lampédaphore apprend à ses dépens que le monde est encore plus compliqué que les vérités qui le concernent…

Sophiste implacable, maîtrisant à la perfection cette partie de la syntaxe que l’on nomme la logique, Stefan Themerson réussit là l’un de ces tours de force dont il a le secret. Lui qui appartenait à l’avant-garde polonaise des années trente et que l’on connaissait comme cinéaste, se découvre écrivain, et avec quel génie ! -- joël jégouzo --.

Ouah ! Ouah ! Ou qui a tué Richard Wagner ?, de Stefan Themerson, traduit de l’anglais par Jean-Marc Mandosio, éd. Allia, août 2000, 64 p.

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26 juin 2009 5 26 /06 /juin /2009 08:54
Le propre des lectures scolaires est d’être vouées à l’oubli. Pierre Dumayet, qui n’aime pas beaucoup les professeurs et se méfie des lectures savantes, s’ingénie à multiplier dans son texte les approximations, les erreurs, les incertitudes. Une atmosphère équivoque flotte ainsi au-dessus de ses citations, références, affirmations. Un flou ouvrant à une poétique de la lecture qui plongerait ses racines dans le monde de l’enfance. A deux pas de l’école en somme. Mais à deux pas bien comptés. Car dans cet écart, ce n’est pas une quelconque vérité du livre qu’il veut dire, mais son souffle.
Pour lui, lire ne sert à rien d’autre qu’à lire. Une tautologie, certes, mais dont bien peu conviendront, quand on voudrait que tout de même, le livre serve, ne serait-ce que de rempart contre la barbarie. Or lui, ce qu’il cherche avant tout, c’est à se rappeler le chemin que les livres ont pris en lui. Méditons l’aveu : le chemin du livre en soi, comme un mystère irrésolu, et non notre cheminement parmi les livres. C’est cette vie des livres en lui, non comme d’une influence qui lentement, inexorablement, s'estomperait au fil des âges ou dans l'accueil de celle qui prendrait son relais, qu’il poursuit, sensible à l’irruption soudaine de leur présence.
Quand lit-on ? Dans quel dessein ? Toute une phénoménologie se dessine sous sa plume, une étude possible qu'il laisse soigneusement en friche tant, encore une fois, il ne cherche pas à faire rendre gorge au livre, mais à en accueillir les possibilités.
Il y a du Montaigne dans ce lecteur interrogeant chaque texte comme s’il était son contemporain et ne s’en laissant compter par aucune histoire savante. C’est que pour lui, tout comme pour Montaigne, il s’agit davantage d’allumer des feux que de bourrer les crânes. Ses lectures prennent alors volontiers l’allure d’un braconnage, pour reprendre l’expression de Michel de Certeau. Ou bien elles ont l’incongruité de la réflexion sur le roman de Virginia Woolf, lors de sa fameuse conférence de 1920.
Lecteur-enquêteur, accordant toute son attention aux détails - l’emploi d’un futur pour évoquer le passé, la méfiance de Flaubert pour la journée du mardi-, la liberté de lire qu’il instruit n’est au fond rien d’autre que celle d’écrire. De ne jamais cesser de se tenir dans ce dialogue, dans l'ouverture du texte au texte. – joël jégouzo --.


Autobiographie d’un lecteur de Pierre Dumayet, LGF - Livre de Poche, déc. 2001, ISBN : 9782253152026
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22 juin 2009 1 22 /06 /juin /2009 07:51
Puisant aux sources d’un parler populaire, dans une langue familière, négligée, teintée d’archaïsmes aussi bien que de néologismes à la mode, Pasek (1636-1702) écrit à bâtons rompus, passe du coq à l’âne, nous perd en digressions avant de revenir au seul sujet qui l’anime : lui-même, en gentilhomme polonais…
Tandis que Cosaques et Suédois mettent le pays à feu et à sang, il guerroie pour son propre compte, invective ses voisins et se fend de quelques proverbes singuliers : «Quand on ferre le cheval, la grenouille tend la patte.» Il tue, fait main basse sur de menus butins, combat tout de même pour la Pologne,  sans jamais se lasser de provoquer en duel quiconque croise son chemin, et prodigue ses conseils à sa troupe : «Buvez mes gaillards, et quand vous aurez votre content, feu dans les rues ! Nous passâmes ainsi la nuit à godailler.» Un soudard !
Avec son humour bourru et ses récriminations mesquines, il incarne à la perfection le hobereau polonais situé exactement à mi distance du rustre et de l’aristocrate. Un sarmate !

Le sarmatisme est alors l’idéologie politique de la Pologne du XVIIème siècle, liant l’idée de Patrie à celle de maisonnée. Or cette idéologie est celle du liberum veto, qui donne le droit à n’importe quel délégué de faire échouer laDiète (le Parlement), car seule l’unanimité fait force de Loi dans cette étrange assemblée des nobles polonais de l’époque. Une anarchie institutionnalisée, où l’unanimité nobiliaire se délite dans la tolérance envers l’excès individuel…
Une ligue de hobereaux campagnards se révoltant contre la hauteur d’esprit !
La szlachta (noblesse) polonaise, qui avait à la fois l’arrogance de l’aristocratie et la bassesse de la populace, ne vivait alors que dans la méfiance vis-à-vis du pouvoir central, plus jalouse de sa liberté que de celle de l’état polonais. Or pas moins de10% de la population était noble… A côté des magnats fleurissait ainsi une aristocratie pauvre, de «sillons», laquelle, suivant une plaisanterie répandue à l’époque, lorsque ses chiens se couchaient sur ses terres, voyait leurs queues empiéter sur celles du hobereau voisin…
Faisant grand cas de sa loutre apprivoisée, qui refuse de toucher à la viande le vendredi, Pasek ramène exactement sur le même plan ses affaires privées et celles de l’Etat. Il fait ainsi périodiquement inscrire aux délibérations de la Diète ses soucis domestiques. Médiocre, égoïste, cupide, vaniteux, premier orateur de son canton, ce presque « parfait crétin » avec son érudition de collège, ne s’embarrasse pas de l’Histoire.

Son instinct de rapine le porte du reste, au niveau de son œuvre littéraire, à faire pareillement main basse sur tout ce que la langue autorise. Et dans une totale liberté, il mêle les genres et les littératures. Peu lui importe les lourdeurs, les surcharges ; réflexions, vindictes, interrompent constamment le fil de son récit, qui prend du coup l’allure d’une satire, voire, littéralement, d’une authentique farcissure textuelle. C’est que Pasek joue à écrire. Et sa langue se fait protéenne, change sans cesse de sens et d’opinion, caracole sur des chemins douteux dans l’oubli de ses propres intentions.
Ce n’est pas en vain que ses mémoires furent le livre de chevet de Gombrowicz ! Elles mettent en œuvre tout ce que ce dernier revendiquait. Littérature sowizrzalska (baroque si l’on veut), adaptée des Eulenspiegel allemands importés en Pologne dès le début du XVIème siècle, Gombrowicz la mania comme une arme contre la littérature romantique polonaise, qui entendait subordonner l’écriture à l’énoncé d’une vérité supérieure. Contre Mickiewicz, le Grand Homme des Lettres Polonaises, qui assimilait le métier d’écrivain à un apostolat, Gombrowicz brandit soudain Pasek, la gratuité de sa forme, une écriture du présent consommée hic et nunc dans la jouissance du seul instant d’écrire. Pasek donna naissance à un genre : la Gaweda, sorte de roman autobiographicisant, marqué par la présence insistante du lecteur dans l’ombre de chaque phrase, conçu comme interlocuteur retors que le narrateur doit confondre. Gombrowicz en comprit l’intérêt, pour nous offrir des siècles plus tard, une très joviale leçon de littérature ! – joël jégouzo --.


Mémoires, Jan Chryzostom Pasek, traduit du polonais et commenté par Paul Cazin, Les éditions Noir sur Blanc, mars 2000, 300p, ISBN : 9782882500915
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19 juin 2009 5 19 /06 /juin /2009 09:26
Noir, certainement. Certes pas polar, mais d’un genre à coup sûr périlleux. Douze nouvelles constituent cet étrange recueil qui oscille entre le chagrin et l’arlequinade, avec en filigrane la mort d’une sœur, l’alcoolisme, la folie ordinaire, comme si l’auteur poursuivait ici de remonter "L’étrange horloge du désastre" qu’il a façonnée dans ses précédents ouvrages, mais en dessinant cette fois une carte du désarroi plus intime.
L’ouvrage s’ouvre donc et se clôt sur une dévastation intérieure qui, telle une onde de choc, parcourt tout le livre. Dans la première nouvelle, l’auteur s’adresse à sa sœur, morte dans un accident de voiture. Elle est partie la veille de son mariage. Un an après sa disparition, ce qui motive cette lettre, c’est la cérémonie de mariage de son ex-fiancé que le narrateur orchestre. Car c’est son job : il bosse dans une agence qui ordonne les mariages. Au cours de cette cérémonie, il finit par verser sur la tête de l’heureux époux les cendres de sa sœur. Que valait son engagement ? Quelle quincaillerie que nos sentiments ! A ses yeux, pas un d’entre nous pour se réveiller et dénoncer cette rhétorique de l’asservissement qui est notre site et notre règle sous les dehors futiles d’une liberté toute mondaine que chacun exhibe avec beaucoup d’ostentation. A-t-il pour autant épuisé toute la douleur qui est en lui ? Non, car il revient sur le même sujet en fin d’ouvrage, avec Démonologie, la nouvelle qui vient clore l’ensemble sans y mettre un terme. Lors d’une réception costumée, le jour d’Halloween, il se souvient de leur enfance commune. Dans la distance que l’écriture provoque, il voudrait bien fictionnaliser tout cela davantage pour en venir à bout. Mais comment vivre ensuite avec ces fictions ? Même à écrire un roman-monde, comme c’est le cas avec l’une des nouvelles du recueil, "la tradition carnavalesque". Car rien ne semble pouvoir épuiser ni la douleur, ni l’hystérique liberté de l’individu contemporain, assit sur ses propres décombres à faire le pitre. Du coup, nous voilà sans cesse emportés du côté des restes et des excédents que l’écriture génère, sans jamais trouver l’apaisement auquel on aimerait croire, ni cette distance littéraire que l’on dit salutaire. Recueil farci d’un catalogue de critiques de livres rares et de mille autres choses hétéroclites, il nous offre une belle leçon d’humanité - si le mot a encore du sens.


Démonologie, de Rick Moody, traduit de l’anglais par Marc Amfreville, Rivages poche / Bibliothèque étrangère, août 2004, 238p, 9 euros, isbn : 978-2743612979

1ère parution de la critique sur :
http://www.noircommepolar.com/f/index.php?categ=5
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16 juin 2009 2 16 /06 /juin /2009 09:13
Neuf récits pour explorer la fabrique du souvenir, éprouver l’altérité de la mémoire. Moins donc le souvenir que son surgissement, ses aspérités, par où ça mord encore, ses propriétés en quelque sorte. Et moins la mémoire que ses conditions de possibilité, quand le monde va son propre fourbi et qu’il ne reste parfois qu’à naviguer en son soi-même que l’on a perdu pour tenter de lui appartenir encore un peu.
S’explorer comme une fiction lentement mûrie.
Ou bien le souvenir comme une fête volée, quand tout s’achève, quand la nuit qui descend est absolue, présente absolument à tout ce qui ne parvient qu’à grand peine à tenir encore dans son être. Le souvenir comme infranchissable présence de la nuit en soi.
Ou encore ce gros roman que tout le monde attend, récit de famille, de vie, divagation ou journal intime, dans l’obsession universelle pour l’art du roman, conditionnant l’écriture même du souvenir en soi.
La chose la plus belle du monde peut-être, des bribes, des indices à relever patiemment, des bouts d’histoires que le temps a défait – ce grand monde nous usera jusqu’à la corde.
Hors toute mémoire parfois. Car les histoires sont plus grandes que nous et n’ont pour seule protagoniste que l’histoire elle-même, dont on ne sait pas toujours ni comment ni où elle s’écrit, dans quelle traversée des yeux. A la nage.
Il y a tout de même cette curieuse et imprudente vision de la mémoire confrontée au travail du temps  que construit Tabucchi au terme de laquelle, pour vivre la réalité effective de ce qui est réel en nous, il faudrait nécessairement le détour du récit qui permettra un jour de la convoquer.
Neuf récits dont celui de cette vieille dame qui va mourante sur son lit d’hôpital. Morphine goutte à goutte pour tâtonner dans la paix artificielle des derniers instants. Elle était. Elle a été. Tente de recoudre les plis d’une mémoire d’avant la mémoire de celui à qui elle voudrait léguer la sienne. Le cerisier en fleur, l’empreinte d’un vivre dissolu aujourd’hui. Elle qui, chaque fois qu’elle pense au temps, ne peut le concevoir que sous les catégories de l’espace. Elle, dans l’étendue de son corps exténué, s’ouvrant à ce dialogue impossible où le corps finit parfois par nous enfermer. Corps dévasté sous lequel Tabucchi remédie la Beauté ensevelie.--Joël Jégouzo--

Le Temps vieillit vite, de Antonio Tabucchi, traduit de l’italien par Bernard Comment, éd. Gallimard, coll. Récits, avril 2009, 186p., isbn : 978-2-07-012588-3
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15 juin 2009 1 15 /06 /juin /2009 10:37
Tabucchi nous offre dans ce curieux recueil quelques courts textes écrits lors de crises d’anxiété ou d’insomnies. Récits vagabonds, incertains de leur statut, bribes à la dérive d’espaces confidents, paroles lancées pour rien, sinon le plaisir des mots et parfois pas même : les textes sont «ratés», mais cela n’a guère d’importance.
La nouvelle qui donne son nom générique au recueil raconte l’histoire de Fra Angelico. Penché sur un rang d’oignons, un oiseau l’apostrophe. Une sorte de poulet déplumé, venu s’empêtrer dans les branches d’un poirier. Angelico vole à son secours. Débarrassé de sa robe de bure, il constate que ses jambes maigrelettes rappellent celles de l’oiseau. Deux autres créatures célestes, pas moins pitoyables, tombent à leur tour sur terre, où elles se mettent à gigoter ridiculement. La fable se poursuit sur le même ton : ils sont venus sur un commandement divin pour être peints par Angelico. Le peintre s’exécute, les place dans ses fresques du couvent de San Marco. Le lecteur se prend ici à rêver : à quoi aurait pu ressembler l’ajout d’un tel volatile dans le chef-d’œuvre d’Angelico ? Mais c’est la force de Tabucchi que de s’en tenir là, sollicitant d’un coup notre imaginaire comme peu savent le faire. Et c’est un vrai bonheur qu’il puisse exister ce genre d’ouvrage, pratiquement sans enjeu, pas même celui de la littérature, tant Tabucchi ne cherche pas à faire oeuvre mais à partager, sereinement plutôt que simplement, le goût de lire.--Joël Jégouzo--



Les Oiseaux de Fra Angelico, de Antonio Tabucchi, 10/18, juin 2000, 88 pages, ISBN-10: 2264027789, ISBN-13: 978-2264027788
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  • : "L'Histoire, c'est la dimension du sens que nous sommes" (Marc Bloch) -du sens que nous voulons être, et c'est à travailler à explorer et fonder ce sens que ce blog aspire.
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