
LA FRANCE DU XXeme SIÈCLE (2), LA Veme RÉPUBLIQUE DE 1958 À NOS JOURS - UN COURS PARTICULIER DE JEAN-FRANÇOIS SIRINELLI, Histoire de France, coll. Frémeaux / PUF, label Frémeaux & associés, juin 2014, 4 cd-rom. |
KAMEL LAGHOUAT,
LA GLANEUSE
(Ils veulent diminuer le nombre des morts pour faire grimper celui des vivants…)
"Encombrée de ballots elle avançait vêtue de noir.
Elle avançait sur la place du marché, un lourd sac au bout de chaque bras rempli de sa récolte, des choux, des pommes, les légumes que les marchands jetaient.
La foule des pauvres, peuple en souffrance, fugitif,
Sans voix pour le soutenir,
béquille tandis que des ombres agonisent contre les murs des parkings.
Elle avançait les épaules fléchies le soleil nu comme un tombeau.
Cris rauques, huées, on déblayait la place, déjà les machines poussaient les reliefs que les pauvres disputaient aux chiens.
Elle veillait à son bien,
Je la voyais, un sac, l’autre, les éléments épars d’une violente cruauté,
A côté d’elle nos ruines.
Elle s’est couchée plus loin, lasse.
Je vous écris depuis sa mort bordée d’épaves,
naufragée vacante où la question sociale est devenue celle de l’utopie ou de la mort, les uns se couchent les autres ont disparu déjà,
baiser aux fronts des mères calleuses."
A la fin, la démocratie était seulement le moyen pour les politiques de laisser crever les gens sans faire de vagues. Le poème de Kamel Laghouat, 19 ans, évoque au fond mieux qu’aucun commentaire la situation dont on parle.
Image : Denis Bourges, qui présenta pour les 20 ans de Tendance Floue une série intitulée "Border life", dont les images résument son regard sur le cloisonnement et la frontière. Ici, une glaneuse au marché Aligre, à Paris, en 2010.
Les allégations concernant Jean Moulin, celles de Thierry Wolton, avaient jeté sur le héros de la Résistance une lumière plus glauque que convaincante. Les contributions proposées par J.-P. Azéma en apportent le plus savant démenti. Toutefois, elles ouvrent un champ d'interrogations auxquelles elles répondent mal. Pour exemple, cette explication de la spectaculaire conversion au gaullisme d'un républicain de gauche par le coup de foudre qu'il aurait éprouvé pour le Général, paraît médiocre. D'autant qu'on ne saura jamais rien de cette année de réflexion qu'il s'accorda, de 1940 à 1941, quand il se proposait d'émigrer aux Etats-Unis, juste avant de rallier Londres. Impossible également de reconstruire sa première période londonienne. Il arrive auprès du Général De Gaulle comme mandataire auto-proclamé, mais repart comme son envoyé légitime. Fabuleux organisateur, il passera une grande partie de son temps en rivalités personnelles. Affrontements avec Christian Pineau, Pierre Brossolette, Henri Frenay... Jusqu'à son arrestation à Caluire, au moment où les luttes d'intérêts font rage dans la Résistance.
A bien des égards, il paraît difficile, aujourd'hui encore, d'analyser sereinement ces pages troublantes de notre histoire. De même, l'on attend toujours une réflexion sur cette déconcertante manie française de la "panthéonisation" de ses héros, alignés par les causes les plus diverses, dans l'effarant désordre d'une crypte pour le moins baroque…
Jean Moulin face à l'histoire, collectif, sous la direction de Jean-Pierre Azéma, Flammarion, collection Champs, 2 janvier 2004, 417 pages, 10,20 euros, isbn 13 : 978-2080801005.
Les éditions Amsterdam ont publié un recueil de textes compilés pour l’occasion en une somme partielle de ce qui se pense théoriquement à gauche, enfin, cette Gauche qui nous intéresse du moins, non cette droite affublée d'un gros nez rose et qui a nom Parti socialiste…
Prenant acte de sa défaite après mai 68, sous la pression de la contre-révolution néo-libérale qui a fini par l’emporter jusque dans les rangs du socialisme de Pouvoir, une évidence s’est faite : c’est que, paradoxalement, le projet libéral craquait de toute part -anciennes colonies aujourd’hui à la pointe du combat révolutionnaire, paupérisations galopantes, dérèglements climatiques, épuisement des ressources naturelles, rien ne va plus.
Nous sommes à un tournant de notre histoire, commente très pertinemment l’éditeur. Mais il faut s’en convaincre à présent, changer de ton, pousser d’un cran l’indignation, car l’alternative est simple face aux périls qui s’imposent partout : il faut reconstruire le monde, économiquement, politiquement, idéologiquement, culturellement, écologiquement. Tout est à faire. Maintenant ! L’exigence de pensée à laquelle nous devons faire face, on le voit, est énorme…
Pour nous y aider, "une constellation d’activistes, de penseurs, de militants", saisis dans un périmètre volontairement vague, tentent de réarmer la critique de gauche.
Penser à gauche s'aventure ainsi à faire le point sur le débat qui s’est engagé depuis quelques petites années, pour en saisir la dynamique. Le recueil est conçu, de l’aveu de l’éditeur, comme "une boîte à outils" à l’usage de chacun. Il appartient donc à chacun de les mettre à l’épreuve ces outils qui nous aideront à sortir de la nasse néolibérale. Et de la façon la plus urgente encore, car la démocratie ne survivra pas au néolibéralisme, comme l’étudie Christian Laval : elle est trop coûteuse, autant économiquement que politiquement. A retenir, parmi les interventions balayées, l’entretien accordé par Agamben d’où surgit l’idée forte, grave, que le Pacte de confiance entre les citoyens et les hommes politiques est désormais rompu. Ou bien cette analyse d’Etienne Balibar, aux yeux de qui l’insurrection ne peut être pensée que comme une stratégie de civilité ! Ou encore Alain Badiou redoutant que la Gauche de Pouvoir ne se soit définitivement effondrée, sans espoir de retour… Dommage, justement, que les failles de cette Gauche de Pouvoir ne soient mieux analysées : elles sont notre égarement le plus dangereux. Dommage que le recueil n’ouvre pas au même compendium de l’état politique des forces de gauche qui auront à charge nos lendemains. Et quant à la question pertinente posée par l’ouvrage : qu’est-ce qui est praticable dans l’ordre politique d’aujourd’hui ?, elle reste furieusement ouverte, au sens où il faudra bien qu’une tactique électorale en rende compte un jour.
Penser à gauche : Figures de la pensée critique aujourd'hui , éditions Amsterdam, Collection POCHES, 505 pages, 28 janvier 2011, ISBN-13: 978-2354800840.
"Un film est un champ de bataille : amour, haine, violence, action, mort, en un mot émotion", affirme Samuel Füller dans Pierrot le fou (1965, Jean-Luc Godard).
C’était un dimanche soir, sur Arte. Il y a des années de cela. Samuel Füller racontait son débarquement en Normandie. Ohama beach... La sanglante ("Bloody Ohama"). Conteur fabuleux, prenant sans cesse la distance du récit, surplombant le sien de part en part, amusé, effronté, n’oubliant rien, pas même de comprendre le récit que l’on voulait alors remettre en place en l’interrogeant encore sur cette histoire pourtant déjà tellement codifiée.
Et c’est ce qui nous retiendra ici : ce fantastique travail, non de mémoire, mais de réflexion sur les lieux d’une mémoire dont le dessein se trouble, quand de constructions en reconstructions, ce qu’elle attise n’est rien d’autre que le retour de la violence, Samuel Füller achevant son témoignage sur cette note effrayante, d’un récit ouvert désormais à de nouvelles possibilités de violence.
Cet événement, expliquait-il tout d’abord, dans sa réalité, était proprement invivable. Des milliers d’hommes jetés sur une plage. Le fracas de la mitraille, les éclats d’obus, les tirs incessants, le bruit, le feu, le souffre, le sable, la mer, jetés l’un contre l’autre, les barges qui ne cessaient d’affluer, les hommes qui ne cessaient de tomber, courir quelques mètres et tomber, le prochain un mètre de mieux que le précédent et tomber toujours, la plage jonchée de corps, de cadavres, de cris, de souffrance, de peur. Utah, Ohama, Gold, Juno, Sword. A Ohama, les américains qui descendaient des barges ne purent disposer du soutien des chars amphibies. La houle était trop forte, les duplex drive ne pouvaient y résister. De fait, sur les 29 chars mis à l’eau, 3 seulement purent gagner la rive… Les autres coulèrent dans la Manche. Sur la plage, les 270 sapeurs qui devaient ouvrir en moins de 30 minutes la quinzaine de passages pour permettre aux véhicules de traverser les 500 mètres qui séparaient la mer des positions allemandes, œuvraient sous le feu incessant de l’ennemi, à découvert, si bien qu’en moins de 25 minutes, 250 étaient morts déjà. Un seul passage fut ouvert. Samuel Füller débarque. Le feu le cloue aussitôt à terre. Tous sont déjà morts autour de lui. Une seconde vague est déversée sur la plage. Hébété, il ne comprend rien, ne voit rien, ne peut ni respirer ni bouger. L’expérience qu’il vit, rien ne l’y a préparé. Peut-être, si, celle des soldats engagés dans les tranchées de 14-18. Mais il ne la connaît pas. Tout n’est pour lui, comme cela l’était déjà pour eux, que cris, gémissements, ordres incompréhensibles, fracas des armes, jurons, râles. Certains se redressent après avoir repris leur souffle, font quelques mètres et tombent. L’espace s’est effondré. Le temps s’est arrêté. Son être semble faire organiquement corps avec la plage. Il n’y a pas d’issue. Le sable et le sang giclent de toute part. Partir. Fuir. Sortir. Rien n’est possible. La terre, déjà éventrée, s’évide encore. Pas le moindre petit bout de savoir pour s’arracher à ce cauchemar. Pas le moindre récit pour donner la mesure de ce qu’il vit. La solitude effarante de l’esprit répond à celle du corps, terré dans sa propre ignorance. Tout n’est alors qu’un immense chaos où l’être déversé ne parvient pas à se saisir, où le flux héraclitéen des événements interdit non seulement toute compréhension de la chose, mais toute connaissance de soi, voire toute sensation de ce moi charrié sans ménagement dans le désordre de la matière nue. C’est cela que raconte Samuel Füller. Qui ne sait plus comment il est sorti de sa terreur, de son trou, l’arme à la main et a survécu. Il ne lui reste pour souvenir que l’hébétude, longtemps après que le dernier coup de feu a été tiré.
Autour de lui, quatre silhouettes. Leur uniforme. Américain. Ils se regardent et se taisent, incapables du moindre mot. Longtemps comme ça, dit-il. Sans savoir combien de temps exactement. Une heure, deux heures. Les survivants. Une poignée. Et puis les premiers mots. Lesquels, il n’en sait rien. Rien ne concernant ce qu’ils venaient de vivre en tout cas : la réalité était inassimilable. Elle n’était que confusion, non-visibilité absolue du sens des actions, la clôture de l’expérience sur un présent sans fin.
C’est cela que Samuel Füller raconte. Tout comme il comprend que la seule manière de faire sienne cette expérience aura été, ensuite, après coup, d’en élaborer la fiction. En commençant par éliminer toute la réalité du monde. Les cris, l’hystérie à bien des égards, ces tranchées dans lesquelles les soldats américains se jetaient sauvagement et tuaient sans le vouloir d’autres soldats américains. Car le réel est idiot. Voilà ce qui est déterminant : le réel est idiot. Seule la fiction nous permet de nous emparer d’un événement pour l’intégrer. Car sans fiction, aucune émotion ne peut se vivre. Voilà ce qu’affirmait Samuel Füller.
Ensuite, sont venus d’autres temps. Les survivants ont d’abord élaboré ensemble, avec peine, improvisant, explorant, hasardant une bribe, un récit, plusieurs, mille esquisses se chevauchant, se contredisant, pour arriver un jour à une solution satisfaisante qu’ils partagèrent sans même s’en rendre compte, parfois dans les mêmes mots, les mêmes expressions véhiculant à la longue comme un modèle du genre récit de débarquement. Puis vint, beaucoup plus tard, le temps de leur récit relayé par des voix étrangères à l’événement, faisant subir à leur récit un nouveau glissement, vers un modèle assumant cette fois une fonction plus idéologique que psychologique. Mais un récit qui faisait retour dans le leur, le transformait, l’augmentait et le diminuait tout à la fois, forçant leur propre mémoire, la pliant devant des usages qui n’étaient pas les leurs tout d’abord, mais avec lesquels ils finirent par se familiariser. Le roman, le cinéma vinrent donner forme à tout cela. Une mémoire collective du débarquement se mit en place. Qui transformait, codifiait, esthétisait l’événement si loin déjà. Un événement dont la violence finit par devenir acceptable. On put de nouveau l’assumer. Elle circulait dans de nouveaux espaces, se chargeait de sens, en appelant déjà au retour de la violence réelle, comme dans un mouvement de balancier, s’étant enfin rendu souhaitable de nouveau, si l’on voulait bien en disposer encore. C’est cela que racontait Samuel Füller.
La barbarie, de Michel Henry, PUF, coll. Quadrige, mai 2004, 252 pages, 12 euros, ISBN : 2130542808.
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Les médias exercent un effet de filtre sur les thèmes moraux qui parcourent la société civile, les laissant s’épanouir ou les étouffant pour renforcer la puissance publique aux dépens de la société civile, comme il en va en France. Car les grands médias français ne comprennent qu’une dimension du politique : celle selon laquelle c’est dans l’Etat qu’il se concentre.
Or s’il est vrai que la politique est orientée vers l’Etat, elle ne peut s’y dissoudre.
En outre, le thème qui décline cette conception de la politique, celui de la légitimité, si souvent repris par les politiciens et leurs commentateurs, est non seulement mauvais mais dangereux, car il réduit de fait la complexité du débat politique.
L’opinion publique est ainsi devenue l’expression instrumentalisée d’un tel débat, dont le double authentique n'est porté dans son intégrité et son intégralité que par des minorités "morales" : aujourd'hui en France, essentiellement, les rroms, les immigrés, et puis toujours ce spopulations fragilisées que sont les femmes, les étrangers, les pauvres...
L'opinion publique, elle, n'est qu'un médium où infusent les idées, les impressions, les désirs auxquels les media veulent donner forme.
Car les médias ne transmettent rien : ils structurent les thématiques immergées dans l’opinion publique, "pour" la population – une invention politique pour le coup, que se partagent les médias et les institutions politiques. Car pour rappel, cette idée de population est celle qui, comme l’a clairement explicité Michel Foucault, a pris lieu et place de l’idée de Peuple. Il n’y a plus de Peuple français, catégorie relevant du politique : il y a en France des populations, à savoir des catégories biologisées (jeunes, vieux, ados, femmes, immigrés, homosexuels, etc. ...), enfermées dans des dispositifs sécuritaires. Car ces populations sont devenues l'objet de mécanisme sécuritaire, et non des sujets du droit républicain.
image : David Pujadas et Marine Le Pen, sur le plateau "Des paroles et des actes", le 24/02/2012. (CHAMUSSY/SIPA)