Via viatores quaerit- mais la chair du chemin ?
8 août. L'anniversaire de Jacques. Dispersé aujourd'hui sur le Chemin de Compostelle.
Via viatores quaerit : la voie cherche des voyageurs. Que l'on traduit plus souvent par «Je suis la voie qui cherche des voyageurs», phrase mise en exergue cette année par Mgr Patrick Jacquin, au Jubilé de Notre-Dame de Paris.
La voie, la route, le chemin... Qui cherche, s'inquiète dirait-on, d'une présence, de volontaires qui voudraient bien aller par lui.
Dans les textes d'Augustin, la phrase exacte est un peu différente. Augustin aurait plutôt écrit Via ambulatores quaerit. Ambulatore. Des marcheurs, plutôt que des voyageurs. Qui déambulent plutôt qu'ils ne voyagent...
La route demande, réclame, quémande presque, des gens qui voudraient bien marcher. Voyager aujourd'hui, tant cet imaginaire du Voyage l'emporte désormais sur celui de la Marche et privilégie les déplacements que l'on peut justifier à ceux qui nous déroutent et dont les buts sont incertains.
Quoiqu'il en soit, la voie est faite pour cela. Pour ceux qui veulent marcher. Elle n'a pas d'autre sens. Elle ne relie rien.
On trouve cette phrase dans deux sermons de saint Augustin (354-430), évêque d'Hippone (aujourd'hui Annaba, en Algérie).
L'un prononcé en l'honneur d'un certain Quadratus, martyr, dans la ville même où Quadratus mourut. L'autre à Hippone, à l'occasion du baptême de nouveaux chrétiens.
Dans le premier sermon, Augustin évoque la joie de se retrouver «encore en chemin sur cette terre parmi les choses passagères».
Nous marchons, commente-t-il. Et il donne une direction à cette marche, sinon un contenu. Nous marchons vers la vie éternelle. Nous sommes en route vers cette Patrie. Augustin emploie le mot. Curieusement.
Puis il finit par donner un contenu à cette marche, à ce chemin, à cette voie qui cherche des marcheurs et que nous pouvons emprunter, ou non : le pas de cette marche-là, ce sont «les mouvements de notre amour» qui l'impulsent.
Et c'est alors seulement qu'il prononce cette phrase énigmatique, quand on y songe : «Notre route veut des marcheurs.»
Notre route. La nôtre. Pauvres humains.
Augustin précise encore que cette route déteste trois sortes d'hommes : celui qui s'arrête, celui qui rebrousse chemin, celui qui s'égare.
La route se fait ainsi brusquement disciplinaire. Voie plutôt que route ou chemin qui tant égare, qui tant exalte ce monde sensible où nous aimons nous perdre. Voie, tracée à l'avance donc, si balisée qu'elle n'est pas sans inquiéter, rebuter du moins : quid de notre liberté, de notre sensibilité si l'emprunter commande le pas ?
Est-ce la raison pour laquelle la Voie est obligée de quémander des marcheurs ?
Étrange voie du coup, si peu charitable, qui refuse le plaisir buissonnier où éprouver ce monde sensible dont nous sommes, ce sensible qui est notre signature même, et notre venue au chemin...
Comment dès lors cette voie pourrait-elle être entièrement nôtre s'il nous est refusé d'y vaquer dans notre être plein ?
Où le propre de chacun sur la voie qui saurait trop bien nous mener ?
La route quémande des voyageurs. Pourtant. Elle n'exige pas. Elle cherche. Elle quémande plus qu'elle ne recrute. Des voyageurs qui accepteraient de prendre le risque de construire leur propre chemin, un chemin qui pourrait aussi bien mener nulle part et c'est pourquoi elle pose d'emblée sa crainte de voir le marcheur s'arrêter, s'égarer ou faire demi-tour.
Alors certes, un chemin sur lequel il faut marcher pour de vrai -comment faire autrement du reste ?
Jacques l'a empruntée, cette voie. Ce chemin plutôt. Dont j'ai connu quelques péripéties. Il l'a emprunté dans la certitude de s'égarer souvent, autant que d'éprouver le sens qui importait à ses yeux : cette question de l'amour, le vrai contenu du chemin et du cheminement, selon Augustin.
Pour ce denier, c'est dans l'intuition de Dieu que le chrétien s'avance pas à pas sur cette voie dont il parle.
Mais qu'est-ce que cette intuition ? Il y a là quelque énigme que nous ne savons pas résoudre aisément. On sait où mène le chemin pour Augustin : à Dieu lui-même. On sait vaguement comment nos pas pourraient ne pas nous y porter, à s'égarer, s'arrêter, renoncer, rebrousser chemin, etc. On devine aussi comme un balancement mystique dans le rythme de cette marche, au terme duquel un mode exceptionnel du s'unir s'ouvrirait à nous.
Lors du Jubilé de Notre Dame de Paris, l'Ecclésia a beaucoup insisté non pas sur le contenu de cette marche -l'amour-, ni sur le sens du chemin -l'amour-, mais sur ses aspérités et les motivations nécessaires du voyageur. Elle a mis l'accent sur la dimension disciplinaire de la route, rappelant ces trois attitudes qu'elle réprouvait, à travers les propos d'Augustin. Ni tiédir, ni ralentir, ni flâner, ni moins encore renoncer. C'est là passer à côté de l'essentiel : l'immense diversité des paysages de la voie.
Chemin faisant.
Elle a oublié la plus belle méditation possible à propos de cette phrase d'Augustin.
Chemin faisant. Elle a oublié cette beauté du sensible où notre chair s'éprouve : LA CHAIR DE CE CHEMIN, où vivre de la force du désir, même à prendre le risque d'étreindre ces fausses lueurs où plongent si souvent les créatures que nous sommes, ces obscurités qui sont les nôtres -notre chemin-, et que rien n'offusque. Et en l'oubliant, elle a livré l'âme à quelque pédagogie douteuse dont elle ne voulait attendre que sa capacité à discipliner le voyageur inconséquent.
Jacques s'en est allé sur le chemin. Son chemin parcouru à même la Voie. Son chemin tout à la fois passager et permanent, en route toujours jusque dans ses faux pas, présent à chaque balancement de ses reins.
Son chemin n'est plus aujourd'hui sa présence essentielle, nulle part circonscrite par les péripéties qu'il nous laisse, car il déborde largement cette présence même.
J'ignore au demeurant ce que serait entrer dans cette présence, à me remémorer les étapes de son chemin : d'où je me tiens, dépouillé de toute sa différence, je suis encore en chemin parmi les choses passagères, pensant m'élever dans l'actualité pure de son être, à me remémorer la date de son anniversaire, alors que j'ignore le terme héroïque de cette marche qui fut la sienne.
Ce que je sais, c'est que la théologie aurait piètre figure à annoncer que l'on devrait être simplement absorbé dans le chemin.
Car n'est-ce pas plutôt dans la chair que repose le chemin ? Et n'est-ce pas la chair, ce chemin qui pour partie nous attend. (Au tournant).
A trop vouloir le disciplinariser, dans quelle quiétude s'avance-t-on ?
La pierre qui accueille les persévérants, la ronce qui dissuade, la fleur qui retient. Être dans le chemin n'aurait d'autre sens que d'oublier d'être soi ? N'est-il pas impénétrable ce chemin ? Et même si la plénitude serait la sortie du chemin, l'entrée dans le chemin ne demeure-t-elle pas libre au point que le chemin lui-même, esseulé, quémande les voyageurs ?
La ténèbre dionysienne du chemin buissonnier n'est pas moins profonde, qui ouvre à la miséricorde d'être homme. Parfois. La charité : l'essentiel augustinien.
Alors marchons puisque nous ne pouvons faire autrement, mais non assurés du but, cette «vita beata» définitive du paradis chrétien, qui nous ferait croire à notre sainteté prématurée : l'homme en est séparé par un océan. Jacques s'était embarqué comme le moindre des fidèles sur son fruste radeau, voguant vers cette Patrie lointaine que pointe Augustin, sans une vision claire pour le guider. Les larmes de l'exil furent plus souvent qu'à l'occasion son lot. Perdu dans la profondeur abyssale du Chemin, seul le choc du sensible finit par l'établir, quoique jamais définitivement, au centre d'un désir immense.
Images : Jacques, et Giotto, le Don du manteau