Une relecture libérale de Nietzsche...
Voici un titre qui n’a guère de sens (je parle du mien, non celui du coffret…). A priori, la seule lecture que l’on puisse faire de Nietzsche ne peut être que philosophique. Voire… Nietzsche lui-même n’ayant guère accordé de crédit à la philosophie, coupable de sacrifier au nihilisme des formes transcendantales et autres raisons impériales d’une Vérité saisie dans l’existence humaine comme un touchant horizon de l’esprit, autant que du devenir humain… Si peu de crédit à vrai dire, qu’il lui substitua les nécessités de la généalogie comme seule forme acceptable du discours, d’un discours qui aurait tôt fait de couper court à toute prétention théorique de la pensée.
Sur cet amas de cendres qu’était à ses yeux la philosophie, tout juste pouvait-on sauver la forme du commentaire comme seule acceptable de la disputatio. Commentaire aveugle par principe sur ses propres fondements, même à ne cesser de les creuser, aveugle par frustration puisque ne pouvant prétendre à aucun de ces horizons visionnaires du vrai que l’on agite d’ordinaire dans le champ de la raison.
C’est déjà le mérite de l’exercice auquel se livre Luc Ferry que de nous instruire de ce statut de l’effort philosophique dans la pensée de Nietzsche, coupé de toute ontologie, sabordant jusqu’à son socle de connaissance, pour le détourner de toute recherche abusive de la Vérité et ne s’occuper que de généalogie : un art, plutôt qu’une science.
Art de l’interprétation, sans l’espoir de voir cette interprétation attraper la moindre vérité, sans même l’espoir de voir une interprétation l’emporter sur une autre, toute interprétation pouvant être soupçonnée de n’être que le produit d’une histoire, sinon de l’Histoire dans ce qu’elle a de plus dérisoire, quand elle tente de s’écrire au jour le jour. Aucune interprétation ne pouvant se clore sur un jugement de vérité, à tout prendre, l’interprétation libérale des convictions de Nietzsche ne demeure pas moins critiquable que les interprétations gauchistes de notre passé récent…
Mais une relecture qui nous intéresse ici pour ce qu’elle pointe : les malentendus déployés autour de Nietzsche dans les années soixante, soixante-dix. Malentendus ouvragés par des élites balbutiantes qui prétendaient tirer Nietzsche de leur côté et construire, à partir de ses maximes, un cordial capable de dynamiter les sédatifs accumulées dans le périmètre d’un éphéméride qui tournait cours (celui de l’après-guerre).
Le cœur de ce malentendu, au fond, se serait manifesté dans l’extraordinaire ambivalence des engagements, tant artistiques que politiques, de la génération 68. Une génération qui brandit Nietzsche comme un étendard commode, sans se rendre compte qu’il était, intellectuellement, existentiellement, politiquement, à mille lieux d’elle… Qu’on examine en effet ses positons, sa morale hautaine, son mépris de la pitié, de la miséricorde, de la fraternité, de l’égalité, sa détestation de la démocratie, son horreur de l’anarchisme… Il y a de quoi, en effet, se demander comment nos soixantehuitards ont bien pu l’agréger à leur soif d’émancipation…
C’était bien peu comprendre Nietzsche, aux yeux de Luc Ferry. Car la conception qu’il se faisait du sens de la vie n’accordait aucun place aux revendications d’une vie socialement ou politiquement meilleure. Vie bonne, vie mauvaise, cela n’avait aucun sens pour lui : n’était bon que ce qui, presque dans le sens où Spinoza l’entendait, confortait en chacun sa puissance d’être, la volonté de puissance développée par Nietzsche s’énonçant comme volonté de volonté, à charge pour tout un chacun de trouver ce qui lui irait, littéralement, le mieux. Une volonté en outre conditionnée par la nécessité de combiner les forces qu’ils nommaient réactives aux forces actives : conciliant, pour le dire vite, celles qui poussent à la recherche de la Vérité et sa rationalité si contraignante, si "roturière" dans le vocabulaire de Nietzsche, aux forces actives dont le meilleur principe est celui déroulé par l’art, nécessairement aristocratique, porté non par le plus grand nombre mais quelques rares élus, et qui seul a le pouvoir de poser des valeurs que rien ne justifient et dont il n’a pas à se justifier. Ce qui signifiait aux yeux de Nietzsche que l’homme souverain ne pouvait être celui qui rejetait l’une ou l’autre de ces forces.
Rien n’est vrai que le Beau donc, mais un Beau que l’on aurait soumis à la claire rationalité de l’esprit. Et Nietzsche de préférer l’art classique à celui des romantiques, Corneille plutôt que Hugo, l’embellissement plutôt que le Beau au sens où un Baudelaire voulait le poser. L’embellissement comme mise en harmonie de tous les équilibres, soumettant les passions à l’intellect, nécessairement clair et raffiné...
Quant à la vie, elle ne valait d’être vécue aux yeux d’un Nietzsche que dans l’intensité de ces moments dont on ne peut que souhaiter l’éternel retour, où l’être ne cherche plus à transformer le monde mais à coïncider avec lui dans l’un de ces moments de grand style dont nous savons bien, allez, de quoi ils sont faits !
On le voit : rien n’était plus éloigné de Nietzsche que l’esprit de la Révolution.
La génération 68 se serait donc fourvoyée à faire de Nietzsche son héraut. Pas si sûr, on l’observe aujourd’hui, ses thuriféraires ayant tous fini par accéder au pouvoir pour reconstruire leurs bastilles, solidement gardées par des gardiens d’un temple qui nous ont laissés sans voix devant l’Histoire… Mais peut-être a-t-il raison en ce sens que l’instrumentalisation de Nietzsche aura été la forme hypocrite, ou malencontreuse, de la conservation d’un pouvoir qui n’osait dire son nom…
Reste, sur le plan de la méthode, la déconstruction généalogique à laquelle Nietzsche invite. Une méthode plus révolutionnaire que Luc Ferry ne le pense, et dans sons sens le plus trivial même, capable de déboulonner les usages de la pensée et de l’ouvrir à ses assignations politiques, toute pensée ne pouvant que s’offrir comme telle, non pas tant au sens du tout politique galvaudé des années 68 justement, que de celui de l’inscription de toute pensée dans la cité, dans le dialogue, dans le partage des uns aux autres.
Réassigner au fond la pensée de Nietzsche dans le corpus philosophique, comme le fait Luc Ferry, c’est oublier qu’une génération de penseurs, en la déplaçant vers le champ du littéraire, n’ont cessé d’y produire des effets proprement révolutionnaires, sociaux, politiques. Mais certes, l’intérêt de la lecture libérale de Luc ferry est peut-être aussi de nous contraindre à nous interroger sur le sens de nos engagements. L’art d’aujourd’hui est peut-être l’expression la plus forte des ambivalences que pointe Luc Ferry, élitiste quand il se veut égalitariste, conformiste quand il se prétend agitateur, décoratif quand il se veut créateur…
NIETZSCHE : UN COURS PARTICULIER DE LUC FERRY, coll. L'OEUVRE PHILOSOPHIQUE EXPLIQUEE, direction artistique : PATRICK FREMEAUX & CLAUDE COLOMBINI Label : FREMEAUX & ASSOCIES Nombre de CD : 3, Réf. : FA5233.