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24 juin 2013 1 24 /06 /juin /2013 04:25

letter.jpgMédiéviste, Michael Clanchy avait publié sa biographie d’Abélard en 1997, à Oxford.
Elle fut immédiatement reconnue par la communauté scientifique comme une œuvre majeure, tant par l’originalité de sa méthode que la profondeur de ses vues.
Ce livre étonnant séduisit autant les spécialistes que tous ceux que l’histoire d’Abélard et Héloïse avait, à un moment ou un  autre et pour les raisons les plus diverses, passionnés.
Car il constituait non seulement une introduction brillante à la vie intellectuelle du XIIe siècle, mais aussi à la connaissance sensible d’une personnalité aventurière, engagée avec passion au service de la pensée.



jJ : J’ai été frappé qu’avec insistance vous ayez fait d’Abélard une sorte de figure moderne du sujet. Le ton même de votre travail paraît relever du romanesque, me rappelant le roman d’Audouard. L’étude, elle, nous brosse en Abélard le portrait d’un sujet expérimentant presque malgré lui des procédures de subjectivation novatrices.
Michael Clanchy : Ai-je vraiment fait d’Abélard une figure moderne ? Oui, certainement. Je l’ai décrit comme une personne subjective proche d’un Kierkegaard. Abélard empruntait volontiers le «Connais-toi toi-même» (scito te ipsum), pour titre de son livre sur l’éthique. Mais je ne suis pas certain que cette sorte de personnalité consciente d’elle-même soit une révélation, au dix-neuvième comme au vingtième siècle. Le malentendu dans lequel on glisse à ce propos, à trop vouloir le constituer comme originaire de la subjectivité moderne, vient des idées de Burckhardt, qui fait commencer les temps modernes à la Renaissance italienne. De la Grèce ancienne à la culture romane, un profond sens de soi a été transmis très tôt à la Chrétienté, qui fut du reste re-médiatisé quelques siècles plus tard par le travail de Saint Augustin, l’auteur le plus fréquemment cité par Abélard. Par ailleurs, je ne crois pas avoir subi l’influence du roman de Monsieur Audouard, qui au contraire reconnaît s’être largement servi de ma biographie pour l’écrire. Il l’évoque du reste page 388 de son ouvrage, comme «LA biographie de référence». Son titre même, «Adieu, mon unique», reprend les mots de conclusion de ma biographie, et sont au demeurant d’Héloïse.

adieumonuniquejJ : Abélard logicien est-il précurseur de la Réforme ?
M. Clanchy : Abélard fut condamné par deux fois comme hérétique et lui-même s’est souvent trouvé en opposition avec la Papauté. Par extension, oui, on peut dire qu’il est proche du protestantisme, même s’il ne cessait d’affirmer les gages de sa plus absolue orthodoxie. Abélard appartient en fait à cette rationalité fondamentale du christianisme qui fait de lui un précurseur des Lumières du XVIIIe siècle, plutôt que du XVIe siècle Réformé. L’application de la logique à l’apologétique chrétienne était du reste assez commune aux XIIe et XIIIe siècles. Certes, Abélard est d’une certaine manière allé jusqu’au bout de ce qui se levait là. Et pour autant que la Réforme porte en elle une rationalité dont le devenir va pleinement s’épanouir dans la philosophie des Lumières, alors, oui, on peut pointer dans sa pensée les modalités de ce qui va bientôt secouer le monde chrétien.

jJ : Votre méthode d’exégèse de textes encerclant la vie et la pensée d’Abélard, fait de votre travail un objet que je situerais volontiers entre le projet inaccomplie de Dilthey sur la biographie et la méthode de Luhmann…
M. Clanchy : Je dois avouer que je ne connais vraiment ni Dilthey ni Luhmann et que, certainement, je devrais me renseigner sur eux, tout comme quiconque veut s’aventurer dans un tel projet biographique. Cela dit, sans pousser si loin mon travail sur le plan, au fond, de la compréhension de la théorie du biographique, ma propre méthode a consisté à discuter les différents rôles qu’Abélard a joué dans sa vie et à décrire les cercles dans lesquels il les a joués. Vie pour le moins originale, si l’on veut bien en croire ce que Saint Bernard rapportait à son sujet. Mais j’ai été aussi fortement influencé par une description contemporaine d’Abélard, qui en faisait plus un «bouffon» qu’un professeur. Partir de là me contraignait à œuvrer d’une manière plus originale que je ne l’avais prévue.


Propos recueillis et traduits par --joël jégouzo--.

The Letters of Abelard and Heloise, M. Clanchy, Penguin Books, Classics, Revised edition april 27-2004, 384 pages, Language: English, 15 euros, ISBN-13: 978-0140448993.
Adieu, mon unique, de Antoine Audouard, Folio Gallimard, mai 2002, 466 pages, 8,20 euros, ISBN-13: 978-2070421831.

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