Trait bleu, Jacques Bablon
Des carpes. Et un cadavre. Celui de McBridge, balancé deux ans auparavant par le narrateur, un couteau dans le ventre. 835 carpes et un cadavre : pas d’âme au fond de l’étang des Jones. Mais une armada de flics sur ses berges. Et l’aveu tranquille du narrateur. Fin de l’histoire. Tout le monde est satisfait. Reste le mobile. Un silence radio qui lui vaut 20 ans de prison. La tôle donc. Merdique. Le psy pour seule échappatoire, à qui servir cette langue de rescapé qui fascine tant les psys qu’il en redemande, le sien, lui permettant d’échapper un peu à sa vie merdique de taulard. Jusqu’à la rencontre avec sa visiteuse de prison, Whitney : « je prépare votre évasion »… Mais on le libère avant. Son pote de toujours, Iggy, prend sa place. C’était lui le vrai coupable : le gars de l’étang est mort d’un tir au fusil de chasse, pas d’un coup de couteau… Pas le temps de le réaliser : Iggy se pend dans sa cellule, tandis que lui est libre. A peine en fait : les embrouilles commencent aussitôt. Des mecs le coincent, à l’affût d’un pactole planqué par Iggy. Deux flics le surveillent et un cadavre repose dans son jardin. Merdique… Trop c’est trop. Alors comme il a pris goût à l’analyse, il trouve quelque part en ville un psy municipal qui le prend volontiers en charge. Un psy bien déjanté, avec lequel il poursuit son analyse dans un balai à placard. La ville n’a rien de mieux à proposer. Peut-être la salle du loto. Merdique tout ça… Retour chez lui donc. Sans passer par la case départ. Sa voiture est une épave, sa maison est dévastée et il ne sait que faire du cadavre de Brett, le pote de McBridge, une pointure locale… Le donner aux cochons ? Le corps est trop lourd, le grillage trop haut. Tout est merdique dans cette histoire. Il ne sait même pas si c’est bien Iggy qui a tué Brett. Sûrement. Heureusement qu’il y a Rose pour le consoler. Une rencontre. Chanteuse de bar. Il voudrait sortir avec elle, mais elle ne songe qu’à une belle amitié… C’est pas la bonne rencontre en somme. Il faut bouger. Echapper aux faux amours et à ces gaillards flingues en main qui veulent récupérer le magot d’Iggy. Il court et se démène, notre narrateur. Toujours rattrapé par la manche. Une victime. De tout. Déjà enfant : orphelin. Une vie merdique. Jouet de circonstances merdiques. Les circonstances justement. Ce fatum qui vous tombe dessus à toutes les pages du roman. La vie incertaine mue par on ne sait quoi. Un presque rien de nécessités, une grosse louche de hasard et l’infortune en breloque, qui cogne à toutes les portes avec son insistance débile. Et tout ça finit par former une vie, non un destin. Alors il vend sa caisse, enfin, celle d’Iggy, et leur bateau à un riche architecte qui découvre dans une paroi de ce dernier le trésor des braqueurs. Pas tous morts. Les derniers à sa poursuite, fondant de dommage collatéral en dommage collatéral. Heureusement qu’il y a Beth. Mais c’était juste un bon moment avant qu’elle ne s’escape avec Big Jim l’architecte, loin bientôt tous les deux, à convoler le grand amour… Heureusement qu’il y a Liza, la femme de Pete, le frère d’Iggy, qui l’a larguée pour Rose prenant le large eux aussi. Tout se rue alors vers sa fin, non sans avoir rebondi de l’ivresse folle des circonstances : le narrateur se découvre un père zombi dont on l’encombre soudain et dont il ne sait que faire. Tout est tellement merdique ! La vie… Des bouts d’histoire, des fragments qui dérivent et se nouent au petit bonheur la chance, chacun la sienne, chacun poursuivant son trip, le tout s’emboîtant mal, forcément, sauf dans et par ce récit superbe. Tous orphelins en somme, bousculés dans leur vie et bousculant l’histoire qui ne fait qu’avancer saisie par des circonstances dépourvues de toute intention, sinon, encore une fois, celle d’un récit parfaitement consenti. Vies bâclées, sans éclat, et tout ça va un train qu’il ignore et qui demeure de bout en bout «naturel». Peut-être parce qu’au plus près des faits. Qui sont têtus comme chacun sait. Et sans doute parce que dans son style même, ce roman y court droit, aux faits, sans les anticiper ni crier gare, dans une vision presque candide des choses et du monde tel qu’il tourne et non tel qu’il devrait fonctionner. Une vison proche de celle des frères Coen dans Fargo. Le même enchaînement d’événements merdiques courant au-devant de conséquences plus merdiques encore. Quel art de raconter ! Littéralement éblouissant ! En ligne droite. La langue y est pure dans son système, en parfaite adéquation avec son sujet, déposant partout son atmosphère fruste comme un moment de grâce littéraire. Quel roman, jamais embarrassé de considérations psychologisantes, ouvrant au chant des crapauds sans donner rien d’autre à entendre que le chant des crapauds et la rusticité, la simplicité fruste de personnages si bien ancrés dans ces petites choses bêtes de la vie. De la pure poésie. Moins l’agrément déclamatoire. Un récit transparent à lui-même, touchant au réel, en livrant les aspérités sans façon. Ces petits détails où sauver ce grand monde usé déjà jusqu’à la corde. Et comme l’auteur nous y fait grâce du fastidieux littéraire ! Cette manière de poser d’entrée le récit sans passer par la case exposition… On est d’emblée dans le plaisir du texte, son « naturel ». Etrange répondant que ce naturel au demeurant, qui ne cesse de traverser cette écriture. Ouvrant en écho à cette nature d’un paysage romanesque plus que campagnard, ramené à l’essentiel. Quelques éléments, un pick-up, une ferme vide, une canette de bière. Cela suffit à dire le monde qui est le nôtre, inexplicablement buté. Et puis encore : c’est d’un dôle absolu !
Trait bleu, Jacques Bablon, Jigal polar, février 2015, 152 pages, 17 euros, isbn : 9791092016314.