SUR LE CONCEPT D’HYBRIDITE.
Stefan Nowotny s’était attelé à la tâche de cerner les ambiguïtés du concept d’hybridité, tel que fournit dans les Postcolonial Studies. Sa première interrogation portait sur l’étymologie du concept lui-même, renvoyant à une origine zoologique, et plus pratiquement aux thèmes discursifs des pratiques d’élevage, enrôlés dans les discours de construction des idéologies de la race. Il en suivait ensuite les usages sous le couvert des technologies sociales du XVIIIème siècle au XIXème siècle, au sein desquelles l'opposition entre la conservation de la pureté et la problématique du mélange étaient centrales. Retrouver un vieux concept raciste déployé dans ses théorisations récentes à l'encontre des proscriptions racistes, avait ainsi de quoi choquer. En fait, avec une singulière intelligence, Homi Bhabha s’en était emparé moins pour étudier des identités culturelles que des opérations d’identification. Là réside la force de sa vision.
Le concept lui-même semble ne pas avoir eu cours dans le contexte colonial, sinon sous la formalisation du métis. Mais la réalité de l’hybridité traversa insidieusement les discours coloniaux. Le pouvoir colonial, pour imposer sa domination, exigeait par exemple de ses sujets qu’ils valident les symboles et les discours de son autorité. Ainsi, à l’intérieur du cadre autoritaire mis en place, se répétait dans les mentalités des dominés ces rapports de domination, sous la forme d’une ré-appropriation de l’acte de soumission par les sujets soumis eux-mêmes. Cette répétition engendrait cependant, ainsi que le démontra Homi Bhabha, des différences qui éloignait du coup ces figures de discours de la simple représentation. A travers la répétition, une différence était introduite dans les rapports sociaux, qui ne laissait intacte ni l’autorité coloniale, ni la société opprimée, hybridisant littéralement l’une et l’autre, les déstabilisant de manière simultanée. C’est cette distance de la répétition qui devait, selon Bhabha, transformer finalement les symboles d’autorité en signes de différence. Judith Butler l'a par ailleurs souligné : "la réitération du pouvoir non seulement temporalise les conditions de sujétion, mais dans la mesure où elle les montre temporalisées, non-statiques, elle révèle ces conditions actives et productives. La temporalisation achevée, par et à travers la répétition, pave les voies pour le déplacement et le renversement de l'apparence du pouvoir".
Bien évidemment, une telle résistance a un prix : celle d’une complicité certaine avec le pouvoir auquel on s'oppose -"dans l'acte d'opposition contre la sujétion, le sujet répèt(ant) sa domination", ainsi que l’écrit Judith Butler. Ce qui amenait Stefan Nowotny à conclure que le concept lui-même, s’il se montrait opérant à ré-ouvrir la question de la domination en pointant les conditions d'émergence d’une résistance possible, ne pouvait pour autant aider à organiser une capacité politique concrète de changement. Mais il est vrai que son étude visait surtout à démontrer que l’on ne pouvait exporter, ainsi que la tentation s’en présentait aux Etats-Unis, le concept d’hybridité du champ des Postcolonial Studies à celui de la contestation politique en général. Il est un point, en revanche, où son étude mériterait d’être reprise, lorsque, étudiant l’expansion du concept d'hybridité dans ces types de transgression qui prétendent reformuler un espace entre l'art et la politique, Stefan Nowotny épingle non seulement l’impuissance de ces discours à changer quoi que ce soit, mais donne à méditer sur les complicités à l’œuvre, qui finissent par verser ces pratiques artistiques du côté de la "Réaction" plutôt que de celui de la contestation…--joël jégouzo--.
Hybridités ambivalentes, Stefan Nowotny, Université de Stuttgart, mai 2002.
Judith Butler, The Psychic Life of Power: Theories of Subjection, Stanford University Press, 1997.