Sur l’art municipal de détruire un bidonville (Sébastien Thiéry)
Tout commence par une explication de texte : celle de l’arrêté du 29 mars 2013, pris par la municipalité de Ris-Orangis. Un arrêté démesurément long, incompréhensible, placardé sur les murs d’un quartier, fait pour ne pas être lisible. Une semonce. Sens unique à l’adresse des enfants du bidonville pointé, et qui se résume à un seul mot, une seule invective aussi brutale que vulgaire : «dégage !». En quelques heures effectivement, bulldozers et CRS vont précipiter une centaine de gens sur les routes. Avec pour seule volonté de les éloigner de Ris-Orangis. De quelques centaines de mètres. Le maire s’en contente. Et qu’importe où ils passeront leur nuit et les jours suivants. Il faut qu’ils dégagent. Femmes, enfants, vieillards… Sans se soucier des conditions de cet «éloignement», ni de ses conséquences. Un arrêté qui témoigne d’un programme bien réglé. D’une idéologie tranchée. Du fléchissement caractéristique du sens de la politique au niveau de nos élus : exclure, plutôt que composer du vivre ensemble. Douze familles vivaient à Ris-Orangis. Dans la précarité, et pour cause : au gré des expulsions, de la boue à la boue, tenues soigneusement à distance des services sociaux. Douze familles qui ont connu dix-sept expulsions en huit ans. Dans l’Essonne. Douze familles qui tournaient autour de leur seul point d’ancrage : l’école. Obstinément. Par volonté d’y inscrire leurs enfants. De tenter de s’intégrer. Pour leurs enfants. Elles tournaient depuis huit ans autour de la même école. Leur faute. Parce que Rroms. Parce que Valls avait fini par décréter que leur vocation n’était pas de s’intégrer. Alors qu’elles se raccrochaient obstinément à cette école comme à une planche de salut. A l’école de cette République nauséeuse. Douze familles qui tournaient dans un périmètre relativement étroit, au gré des expulsions, pour tenter le pari impossible : scolariser les enfants. Mais avec l’arrivée du nouveau Ministre de l’Intérieur, elles étaient devenues l’objet d’une vraie persécution : inlassablement, les polices municipales leur dressaient jour après jour des contraventions qu’il leur fallait payer séance tenante. Pour cause de lumières défectueuses, de roues de vélo non conformes… La chasse ouverte, elles avaient dû se réfugier dans les sous-bois, les sous-sols. Outre-ville. Aux lisières, dans les talus d’autoroute. Toujours débusquées. Toujours maintenues à distance des services sociaux. Jusqu’à ce que la mairie comprenne que leur seul objet était l’école, et peaufine du coup sa stratégie. Il suffisait de tracer un périmètre d’exclusion autour de cette école. D’en interdire l’accès…
L’essai raconte comment, d’année en année, s’est perfectionnée cette persécution. Comment, d’une manière plus générale, en France, s’est perfectionnée d’année en année la conduite des pelleteuses chargées de raser les bidonvilles. Comment s’est perfectionnée la technique de l’expulsion. Comment tout cela petit à petit s’est professionnalisé, comment les gestes se sont stabilisés pour parvenir à leur maximum d’efficacité répressive. Il raconte l’art municipal d’accidenter les terrains vagues pour empêcher toute installation nomade. Il raconte comment toute cette violence à l’égard d’une population européenne s’est enrichie au fil des ans. Le savoir, l’expérience. Comment l’éloignement est devenu un programme politique. Idéologique : l’art de produire du rebut humain. L’art aussi de savoir l’exhiber, ce rebut une fois fabriqué, avec le concours des médias. L’art d’en faire une image aisément exploitable. L’ouvrage raconte cette guerre démilitarisée, ces violences légales faites aux yeux de tous. L’art de mettre toujours en mouvement les populations pauvres. L’art du harcèlement méthodique.
L’ouvrage raconte encore la construction des éléments de langage fournis aux maires de France par le cabinet du Ministre de l’Intérieur pour éliminer sans culpabilité ces populations clairement ciblées – les rroms. Il raconte comment le Ministère a permis aux maires et aux médias de tirer le meilleur parti de ces éléments de langage fabriqués par des énarques inspirés. Il raconte les conseils fournis clefs en main pour marteler le message de la république. Il raconte l’invention d’une stratégie déterminée pour passer sous silence les conditions de vie totalement indignes dans les campements, comment, armé des images fourbies de populations dépenaillées, errantes, communiquer sur l’idée d’une politique de restitution de la dignité humaine. Entendez bien : on n’expulse pas, on sauve des gens des affres des bidonvilles. Le démantèlement des camps est devenu un impératif républicain qui sauvegarde la tranquillité des riverains et… la dignité des populations expulsées, puisque les conditions d’hygiène, dans ces camps, étaient telles qu’elles menaçaient leur propre santé –mais pas un mot, évidemment, sur leur exclusion des programmes des services sociaux…
Le livre explique comment, dans toute l’Europe, s’est inventée une xénophobie de proximité. Et dont l’inspiratrice zélée est la France, avec son invention d’un racisme différentialiste : ces gens-là ont un mode de vie si étranger aux nôtres qu’on ne voit pas comment ils pourraient s’intégrer... C’est Etienne Balibar, décortiquant cette municipalisation des opérations de répression, mettant l’accent sur le problème de l’hygiène et de la dignité qui pointe au fond le mieux cette stratégie de déculpabilisation nationale. Etienne Balibar soulignant le nombre invraisemblable de considérants, dans les arrêtés municipaux publiés, de paragraphes concernant l’hygiène, et qui finissent par révéler qu’au fond, dans l’inconscient national on fait de ces populations d’abord pauvres, des déchets toxiques dont on encourage la nation à se débarrasser…
Considérant qu'il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir : Sur l'art municipal de détruire un bidonville, de Sébastien Thiéry, POST EDITIONS, 13 mars 2014, 318 pages, 17 euros, ISBN-13: 979-1092616026.
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