SPINOZA LU PAR ERIC PIERROT (nous manquons plus d'être que de raison)
Superbe Spinoza ! Immense Spinoza dans cette lecture savoureuse d'Eric Pierrot.
Certes, on regrette presque, tant cette lecture est accomplie, qu'il n'y ait pas l'accès au texte latin. Tout comme on finit par regretter que la totalité de l'oeuvre n'y soit pas présentée, ou que la correspondance soit pareillement lacunaire, disséminée au gré des livres majeurs. Mais quelle lecture ! Si intensément habitée, nous restituant dans une étonnante proximité les démonstrations de l'auteur, en révélant toute cette dimension d'enquête que des siècles de lectures consensuelles nous ont fait perdre, pour livrer ici un Spinoza s'interrogeant sous nos yeux et ne masquant jamais ce qui l'étonne, l'arrête, le surprend, comme à haute voix et dans le temps même de son étonnement. C'est dire si le ton est intime, révélant l'intimité de l'écriture de Spinoza à travers cette lecure splendide.
Et puis il y a ce parti pris de l'éditeur, rebutant tout d'abord, taillant ici, coupant là, servant un chapitre, contournant le suivant sans qu'on puisse totalement l'accuser de travestir le propos mais l'orientant tout de même, en forçant l'interprétation, le pliant à un usage que l'on finit par éprouver, en effet, comme crucial, le nôtre, dans cette attente que cette découpe révèle d'un monde qui peine à faire sens, tout entier chevillé au corps de cette raison jetée là entre nous pour s'en tirer seule et nous tirer de tous les égarements que nous ne savons pas éviter. Il y a ainsi cette articulation très nette, trop nette tout d'abord, impossible au long cours, d'un but que la philosophie poursuivrait seule, marquant sa différence avec force, celui d'une vérité qu'elle saurait accueillir, qu'elle aurait toujours à recueillir avec le même empressement, la même impatience, le même enthousiasme. D'une vérité qui ne cesserait de nous rappeler au seul ordre du monde que nous sachions vivre, moins sereins qu'orphelins, car Spinoza en rabroue très vite la superbe, délestant cette mesure de son axe pour la laisser lentement dériver au large d'une autre dimension, celle de l'être dont il ne veut construire aucune règle hâtive, mais dont les autres dimensions ne savent être négligées dans sa prose. Une Parole sourde, presque ce secret mot d'ordre qu'évoquait Walter Benjamin, qui traverserait l'univers. Et dont la Révélation nous contourne obstinément. Mais Spinoza n'en appelle jamais à l'innocence improbable -il ne cesse de convoquer l'entière liberté de philosopher. Ne s'en prive pas lui-même, sur quelque sujet que ce soit, ne condamnant comme hérétique que «ceux qui professent des opinions incitant à la haine». Spinoza déniaisant l'une et l'autre dimension, déconstruisant et la raison et la religion, jusque dans ce choix de textes presque téléologique mis en perspective par l'éditeur pour nous aider, on le sent bien, à vivre une époque invivable d'opprobres et de consternations faciles. Spinoza lancé ainsi en pleine figure, lui et son étonnement à voir des êtres de raison s'employer pareillement à détruire leur raison. Manquer d'être au fond, plus que de raison...
Spinoza au chevet, tout d'un coup, de ces êtres qui ne se lassent pas d'ignorer les causes des choses à force de ne chercher que ce qui leur est utile. Ces êtres qui se figurent libres quand ils n'ont conscience que de leur volition et de leurs désirs. Admirable Spinoza, qui sait que ces hommes là ne pensent pas, pas même en rêve, au rêve qu'ils font, satisfaits du ouï-dire, jugeant de la nature des choses d'après leur nature propre et ne réfléchissant que par coutume sur la raison de leur raison.