Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière…
Edition revue et augmentée, mais toujours aussi pessimiste quant à nos chances de rompre avec la contre-révolution néolibérale qui a fini par s’imposer presque partout dans le monde.
Monumental, l’essai de Serge Halimi explore les soubassements de cette réussite. Comment a-t-on pu en arriver là ? Les détenteurs du Capital en furent eux-mêmes les premiers surpris. Au cœur de l’ouvrage, la trahison des clercs, des médias et de la Gauche socialiste accompagnant la longue transformation idéologique de la mondialisation depuis les années 1980, relayant sans vergogne les publications de l’American Enterprise Institute de Washington. A Gauche, les clefs habituelles semblaient ne plus pouvoir expliquer le monde contemporain. On jeta donc aux oubliettes de l’Histoire le communisme, le socialisme, puis le keynésianisme enfin, pour se convertir à l’utopie des marchés. Il y avait bien certes ces crises, mais elles n’étaient que des soubresauts nécessaires : demain tout ira mieux, les marchés sauront de nouveau se réguler… C’est aujourd’hui encore le discours de la Gauche socialiste. On a sauvé les banques, démantelé la protection sociale, les services publics, et le Déficit Public est devenu l’arme fatale destinée à paralyser socialement notre société.
Les élites ont abandonné les ouvriers à la haine sociale pour ouvrir nos sociétés aux clivages racistes. Le paysage qu’elles ont construit est sinistre : les fonds de pension ont remplacé les chefs d’entreprise et les agences de notation les gouvernements.
"Les réformes néolibérales ont métamorphosé les collectivités humaines solidaires en syndics de petits propriétaires", affirme très pertinemment Serge Halimi. Et de tenter de comprendre comment tout cela s’est construit : logement, éducation, retraites, les trois piliers du combat néolibéral de ces vingt dernières années, qui ont introduit de véritables changements anthropologiques pour rendre la servitude volontaire agréable et installer le marché dans les esprits.
A-t-on en effet assez relevé le prix de cette révolution immobilière que la France a connu ? L’accession à la propriété transformant des millions de socialistes en bobos attentifs aux fluctuations du marché, le nez rivé sur la cote de leur bien…
A-t-on assez relevé ce que l’éducation était devenue dans un pays comme le nôtre où les frais de scolarité des études supérieures ont explosé, livrant les étudiants aux banques créditrices, amenant ces dernières à peser sur le choix des filières, pour éliminer de notre horizon les humanités, si peu rentables ?
Nous déployons désormais des solidarités dévoyées. L’heure est au découragement semble-t-il, à la défaite. Au basculement du monde, d’un monde dans lequel l’utopie a changé de camp. Certes, pense Halimi, des victoires ponctuelles sont possibles, mais "il faudra que tout change pour que quelque chose change"… Or les dégâts sociaux, idéologiques de cette contre-révolution néolibérale sont immenses : le capitalisme sauvage a libéré le populisme réactionnaire et transformé en panique identitaire le sentiment national. En outre, les médias sont désormais entre les mains des nantis, de Libé au Monde, qui tous sacrifient au réalisme de la Crise. L’anti-terrorisme a pris la place de l’anti-communisme et "la menace islamiste" est devenue l’ambition messianique de la Droite. Sommes-nous donc condamnés à vivre dans ce monde dans lequel nous ne faisons que survivre ?
Le grand bond en arrière : Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, de Serge Halimi, éd. Agone, revue et augmentée, Collection : Eléments Langue, octobre 2012, 896 pages, 16 euros, ISBN-13: 978-2748900514.