Sade Onfray, l'hystérie de l'idéologue...
Sade, le dernier "philosophe médiéval", selon Onfray… On ne savait déjà pas trop ce qu’était un philosophe médiéval, ni moins encore de quel Moyen Âge parler dans cette constellation, celui de l’Europe ou celui de l’Afrique –la bibliothèque de Tombouctou demeurant peu fréquentée aujourd’hui encore par nos intellectuels. Mais Sade "philosophe", on le savait moins encore, et l’assignation aurait mérité d’être à tout le moins explicitée, s’agissant d’un auteur en qui la filiation critique a plutôt reconnu un écrivain qu’un penseur.
Michel Onfray passe hâtivement sur la formule, pour en venir à la critique d’une époque et d’auteurs que les années 80, 90, se sont employées à déboulonner : les surréalistes, les structuralistes, Barthes, Foucault… Sade donc, symptôme des années 70. Vraisemblablement. Mais le symptôme de quoi ? C’était là ce qu'il y avait de plus intéressant à décrypter. Celui d’une critique intellectuelle, aux yeux de Michel Onfray, qui aurait refusé de rabattre l’interprétation des œuvres sur la compréhension de la vie de leurs auteurs en fin de compte… Qui aurait refusé de confondre le texte et la biographie, sauvant l’écrivain Céline par exemple, sans parvenir à condamner l’homme -le délinquant sexuel dans le cas de Sade.
Celui d’une critique qui se serait appliquée à reconnaître à la métaphore un statut esthétique, que Michel Onfray semble lui refuser dans le cas de Sade, sommant de rabattre le texte sur sa "pure" dénotation, plutôt que de tenter de cheminer dans les méandres de régimes discursifs tout à la fois plus flous et plus subtils.
Il fallait lire Sade à la lettre donc, sans omettre de l’affronter à son contexte. Mais le même Onfray est pris à n’interpréter que partiellement ce contexte, oubliant par exemple les rapports que le marquis entretenait avec certains de ses serviteurs, dont il faisait des complices à une époque où les serviteurs n’avaient pas statut humain, les marquises pouvant se soulager devant eux dans leur toilette sans que la pudeur y trouvât à redire, puisque ces personnels n’existaient tout simplement pas dans le périmètre que l’aristocratie définissait comme humain. Imaginez alors le retournement auquel procédait le marquis…
Qu’importe. Il faudrait lire l’œuvre au prisme du délinquant sexuel. Le mot de délinquant est d’un usage en lui-même étrange, s’agissant du XVIIIème siècle. Tout comme ces mots qu’emploient Onfray pour qualifier les victimes du marquis, "ouvrières", "chômeuses", épinglant leur qualité dans l’espace sémantique du XXème siècle, pour bien nous donner à entendre, on l’imagine, ce qu’il convient de comprendre, s’agissant des crimes du marquis…
Les années 70 auraient aussi été coupables de voir en Sade le héraut d’une parole bâillonnée. Mais de quelle parole nous parle-t-on ? Quand en fait les années 70 ont voulu pointer un mécanisme propre à l’écriture romanesque, ouvrant par l’échappée du verbe des espaces de liberté insoupçonnés –pour le meilleur comme pour le pire.
Enfin, il est troublant d’entendre Onfray évoquer les devoirs auxquels les écrivains seraient, ou devraient être soumis, Sade en tête. Car de quels devoirs recouvrir l’inspiration littéraire ? De ceux qui ont valu à Salman Rushdie de vivre une partie de sa vie caché, au prétexte qu’aux yeux de certains, il avait rompu avec ses devoirs d’écrivain ?
Onfray ne convainc pas. Même si, certes, le caractère roboratif de l’œuvre de Sade porte à la ré-interroger : il y a là quelque impasse à scruter, moins s’agissant du désir que de sa cause, explorée jusqu'à la corde par Sade, effrayé d'en voir disparaître la force et s'enfermant peu à peu dans cette stratégie qu'il a mis au point, de possession d'un objet qu'il n'a jamais atteint, étreint, amplifiant dans la répétition le trouble qui ne cesse de le saisir, de ne pouvoir jamais posséder cet objet défaillant, qui en retour ne cesse de dévoiler l'ncapacité de Sade à renoncer à cette cause qu'il poursuit désespérément.
Reste de se demander tout d'abord ce que lire suppose. Une vraie question. L’œuvre de Sade peut être lue de multiples façons, littérairement, comme psychanalytiquement. Mais lire Les 120 journées de Sodome comme un "grand roman fasciste", les bras en tombent… Est-ce là l’attitude d’un philosophe ? D’un idéologue plutôt, dirait-on, trahissant son maître à penser, Nietzsche, qui affirmait qu’il "n'y a pas de faits moraux, mais seulement des interprétations morales des faits"...
Reste enfin à comprendre ce qui motive Onfray, exhibant jour après jour ses raisons d'avoir raison, saisissant chaque fois un nouvel objet susceptible de ne pas lui donner tort et de restaurer sa vindicte vengeresse, seul contre tous allumant partout des contre-feux . Outre tout ce que l'on a pu dire déjà le concernant, contournons l'interpellation idéologique d'une pensée passablement ambigüe, pour oser en fin de compte y voir se manifester une forme de l'hystérie : Onfray, qui ne parvient pas à faire de sa démarche un vrai enjeu philosophique, ne parvient pas non plus à renoncer à la position qu'il occupe. Mais plus profondément encore, Onfray ne peut vivre cette déception fondatrice qui accompagne tout questionnement philosophique et qui est la déception face à tous les objets de pensée -les siens ne le déçoivent jamais : doctrinaires, ils ont la force des truismes. Il n'y a ainsi pas de teneur philosophique chez Onfray, juste la nécessité d'interactions incessantes au centre du grand barnum intellectuel français. Onfray condamne, parce qu'il sait que l'interdiction est fondamentale pour maintenir vivant son désir de philosophie, lequel n'est qu'une création romanesque contournant la seule aventure qui vaille en matière de pensée : celle de l'exploration de l'étrange statut du savoir entre nous.
SADE : DÉCONSTRUCTION D’UN MYTHE - MICHEL ONFRAY, COURS DE MICHEL ONFRAY SUR SADE, PRODUCTION : MICHEL ONFRAY ET FREMEAUX & ASSOCIES, AVEC LE CONCOURS DU THEATRE DU ROND POINT ET DE L'UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN, 2 CD, 29,99 euros.