ROUND TRIP — SURFACE TO MEANING (4/4). (Rencontre autour d’une image de David-Emmanuel-Cohen)
jJ : Reprenons une dernière fois. Peut-il y avoir un retour sur cette image ? Au sens d’un texte nous éclairant sur ses origines, ou bien ses origines ne sont-elles pas, a posteriori, l’image que vous en avez faite, à l’exclusion de toute autre ? Peut-il exister un texte, un récit qui nous la dévoilerait, une intelligence secrète de la chose, qui la dirait mieux que l’image que vous en avez faite ? Ou bien est-ce au fond deux, voire trois ou quatre choses différentes qui pourraient coexister dans son même artifice : l’image ? Je me pose ces questions, car au vrai, ce que j’aime dans ce Eat, c’est qu’il ouvre au malentendu de ces images construites autour d’une histoire, pour le dire vite, indexant un signifié, du contenu. Or dans votre travail, nous avons la présence imagée de quelque chose qui manque. Nous ne savons pas quoi. Le réel ne s’est pourtant pas absenté, mais quelque chose manque. La signification, oui, mais pas seulement. Que manque-t-il à votre image pour qu’elle ne soit plus une image, mais une illustration ? Est-ce alors là, dans cette distinction image / illustration, que vous avez voulu établir votre travail ? Ou un peu obliquement, en jouant avec ironie d’un faux signifié, dans un hiatus, entre la distance objective de l’image et celle, subjective, de ses autres origines ? Et pour tout dire, cette image a-t-elle aussi une histoire ?
D-E C : Cette image est un lieu en elle-même. Elle propose un lieu, elle est là, devant nous, accrochée à la cimaise. On dit bien "aller voir une image", comme on va voir la mer. On se déplace dans le lieu de l’exposition pour voir d’autres lieux, des ailleurs, peu importe qu’ils soient intellectuels ou émotionnels. Les origines de cette photographie sont donc contenues en elle. Ajouter un texte qui la ferait parler, nous empêcherait d’aller dans ce lieu de l’image, on ne verrait plus, mais on lirait, on réduirait l’image à des mots : "New York, 17 juillet 2000, Canal Street, 19h37" ou quelque chose comme ça. De manière évidente, aucun cartel de ce genre ne peut remplacer ou compléter l’image qui elle, se donne à voir, s’offre à l’observation. S’il y avait un récit à dévoiler, la photographie prendrait alors un autre statut, un autre virage. Nous ne serions plus dans l’intelligence visuelle. Elle serait affaiblit, viendrait littéralement se soumettre au texte, l’illustrer. Elle deviendrait un document. Elle serait décrite et non plus vue. En vous parlant, je m’aperçois qu’il y aurait même un renversement du pouvoir : le texte deviendrait tout puissant face à la soi-disant pauvreté du visuel, qui lui ne sait pas dire ni parler. Par contre, il sait se projeter dans le monde sensible, apparaître. Et c’est justement ce mouvement vers nous qui est intéressant. L’image ne se déroule pas au fil des pages d’un texte descriptif. Elle est juste là. Le vrai récit qui pourrait accompagner cette image serait, encore une fois, celui créé par le spectateur. Il existe donc de multiples récits, deux, trois, quatre et beaucoup plus encore... J’ai de fait voulu m’éloigner de la signification pour mieux faire entrer le regardeur dans ce lieu. Un cartel du type "New York, 17 juillet 2000... etc." peut exister pour tenter de prendre sa place dans l’image même qu’il désigne. Il suffit que certains éléments ne manquent pas. Je fais allusion à des éléments de lecture. Comme dans un mauvais film où l’on voit les plans se succéder : 1) un hall de gare et 2) une grande horloge marquant 00h27, plutôt que 1) quelques sièges vides, 2) une jeune fille seule assoupie et 3) des bruits de trains à l’arrière plan. Dans cette seconde succession, nous saisirions quelque chose parce qu’elle solliciterait notre participation, nous obligerait à nous servir de nos sens pour vivre l’expérience, être dedans comme on dit, être avec la jeune fille, dans une mesure plus ou moins grande. Sinon, on peut simplement décrire l’image du dehors, comme en histoire de l’Art en somme. On voit l’horloge, et soudainement on cherche de la signification : "Quelle heure est-il ? Pourquoi l’auteur l’a voulu ainsi ?... etc. On est éjecté de l’expérience parce qu’on tombe dans le discursif. Je ne travaille que sur un seul plan si l’on peut dire. Je n’ai pas le plan d’avant ni celui d’après du montage cinématographique. Je construis la forme d’un seul tenant. Je m’intéresse à cette forme provocatrice, de récits ou d’émotions. Mais encore une fois, je m’appuie sur le réel. Il y a donc du signifié, mais pas n’importe quand, et surtout pas à ce moment de l’image où je me suis contraint à l’oblitérer. Les plans d’avant et d’après, c’est à nous regardeurs de les créer, tout simplement parce que je ne les livre pas. Et peut-être que je ne les ai jamais eus. J’aime ce phénomène du scénario-multiple, constitué d’ensembles s’incluant et s’excluant, glissant les uns sur, ou dans les autres. Philip K. Dick parle de temporalité verticale, et non pas linéaire. Et c’est ce que je ressens ici. Une intersection, une superposition de couches, une rencontre simultanée entre l’univers photographié, le photographe, l’image et le regardeur. Comme récemment, cette jeune fille à mon exposition, heureuse de me dire quelle était son image préférée : "parce que j’ai l’impression qu’elle est ici et que je suis là-bas". Simultanéité. Donc je ne construis pas mon travail dans la tension entre illustration et image, ni dans un jeu ou autre décalage... Vous savez, j’utilise le monde que j’ai sous la main, et il finit toujours par me rattraper si je le regarde selon l’accord qui habituellement structure notre regard sur lui. Alors j’opère différemment : dans un calage. Je m’efforce de recaler tous les éléments, ces états du monde —qui changent constamment— je m’efforce de les aligner afin d'en produire de nouveaux. Je cherche à me positionner là où il n’y a pas d’accord a priori sur ces états, pour en fin de compte construire la possibilité d’un nouvel accord.
THE END
David-Emmanuel Cohen est né en Suisse, à Genève. Il dessine depuis son plus jeune âge, et acquiert son premier appareil photo à 7 ans. Depuis, sa fascination pour les images et sa pratique de l’art n’ont cessé. Diplômé de l’ENSBA (Paris), boursier du Art Center College of Design de Los Angeles, David-Emmanuel Cohen s’est spécialisé dans la photographie d’architecture et de paysages urbains. Mais sa pratique artistique s’étend à la photographie de mode, à la vidéo, au scénario de bande dessinée (prix découverte du CNL), tout comme au film expérimental.
Facebook : David-Emmanuel Cohen – Images
Vit et travaille à Paris et à new York.