ROUND TRIP — SURFACE TO MEANING (2/4).(rencontre autour d’une image de David-Emmanuel-Cohen)
jJ : Un voyage, mais encore ? Car il y a ce mot : "eat"… Dans ce type d’image, la perception semble être au centre de la question : que perçoit-on en fait, qui ne soit pas déjà écrit ? Eat lisons-nous, sur une baraque dont on ne sait rien, sinon qu’elle inscrit, porte une inscription, est mangée par cette inscription : Eat. Elle ne désigne rien au demeurant, a perdu sa force d’énonciation pour recouvrer, peut-être, une force d’invitation à la rêverie. Ce Eat, c’est un peu le punctum dont parles Barthes. Pas un concept, pas un percept, quelque chose qui serait entre les deux, qui ne conceptualiserait rien et ne se donnerait à saisir que dans une perception dénuée de signification. Ce congé du signifié, au fond, n’est-il pas l’invite même à la rêverie, au voyage ? L’embrayeur qui nous fait voyager ?
D-E C : Vous savez, en ce qui concerne le voyage, il en existe de deux sortes : physique et mental. Mais comme des ensembles qui se superposent et se chevauchent. L’un qui relève de l’univers physique photographié, et le voyage mental du spectateur. Et puis il y a cet autre espace : la photo, qui est un objet physique exposé dans l’univers sensible et qui subit de fait aussi divers autres glissements. Enfin, n’oublions pas le voyage mental du photographe. Qui s’opère peut-être après-coup, lors de la sélection des photos. Parce que lors de la prise de vue, le photographe se doit d’être dans le temps présent -hic et nunc. Il ne peut y débarquer ses références culturelles et émotionnelles, même si elles forcent la porte : il y a une fenêtre de tir pendant laquelle elles sont congédiées. Si le photographe tente de forcer le passage avec ses références, c’est-à-dire des couches parasitaires, il ne peut plus voir ce qui est en face de lui. Cela me fait rebondir sur la façon qu’ont les spectateurs de regarder. La plupart du temps ils "lisent" l’image : ils y vont avec leurs références, leurs fantômes visuels - mais c’est peut-être aussi cela, le voyage - ils ne regardent pas ce qui leur fait face, au moment où ça leur fait face.
jJ : Je crois que nous devrions reprendre, plutôt que de vouloir donner trop vite du sens à tout cela. De sens, il n’y en a pas. Pas tout de suite, pas trop vite, pas trop tôt. Disons que du sens peut arriver, va arriver… Il arrive, il monte mais il peine à monter, à surgir, car nous –le spectateur- devons le construire dans la perception de l’image qui ne se dévoile pas entièrement, ou mal, bien que son "univers" soit immédiatement perceptible : une baraque, le mot Eat, l’éclairage, les signes et les objets qui meublent l’image. Mais ce n’est pas comme dans un tableau de Michel-Ange, qui sait comment faire circuler le regard à la surface de l’image peinte. Là, l’image est donnée d’un coup, le regard s’y pose, ne circule pas, ou peu – du Eat au reste, pour revenir à ce Eat singulier… Car il y a comme une aspérité dans ce Eat, une résistance à l’image, un signe qui ne signale rien, mais focalise tout de même. Vous auriez pu le gommer ce Eat, non ? Pourquoi l’avoir laissé ?
D-E C : Tout d’abord, ce mot Eat, je ne l’ai pas vu et je ne l’ai surtout pas lu, par contre j’ai vu le reste. Ce qui m’a frappé c’est la lumière, les reflets sur la tôle et l’asphalte anthracite, et enfin les lignes de fuite. Donc ce mot, je l’avais en quelque sorte déjà gommé. Et puis, forcément, en portant mon appareil à mon œil et en cadrant mon image, j’ai vu ces lettres, mais je ne lisais toujours pas le mot en lui-même et ce qu’il signifiait. J’ai même failli appelé cette photo "3 letters", parce que pour moi ce ne sont que des lettres, des formes graphiques. Elles veulent bien dire quelque chose, mais dans un après coup. Ce sont d’abord des formes noires qui viennent attirer l’œil, un peu plus proches du regardeur que ce demi croissant de lune très jaune sur la devanture, qui aurait tout aussi bien pu nous absorber. Simplement, il n’est pas aussi contrasté, noir sur blanc.
L’aspérité dont vous parlez à propos de ce mot est, je crois, d’abord visuelle, et c’est par hasard que ces formes sont des lettres qui forment du sens. Cette aspérité, je la ressens dans les coups que la tôle a reçus. Mais il y a aussi, peut-être, autre chose. Peut-être les images ne parlent-elles pas, mais nous font parler, et nous donnons du sens et prêtons attention à ce qui, dans l’image, résonne en nous. Voyez comment s’insèrent ces trois lettres dans l’encoche faite par la diagonale du projecteur sur la façade ! Fascinant. Et l’ombre faite par le projecteur, d’où vient-elle puisque le soleil se couche à droite dans la photo, hors-champ ? Alors oui, j’aurais pu gommer ce mot, ce Eat, mais je crois que vous aussi pouvez le faire, en détachant votre regard et en allant déambuler dans la ruelle ombragée à droite — mais est-ce réellement une ruelle ou bien une immense avenue ? Ou encore vous asseoir sur l’un de ces bancs et profiter du soleil couchant : voyager en somme. Et devenir le maître du sens que vous donnez à ce mot, à l’image, à la totalité de votre expérience visuelle.
David-Emmanuel Cohen est né en Suisse, à Genève. Il dessine depuis son plus jeune âge, et acquiert son premier appareil photo à 7 ans. Depuis, sa fascination pour les images et sa pratique de l’art n’ont cessé. Diplômé de l’ENSBA (Paris), boursier du Art Center College of Design de Los Angeles, David-Emmanuel Cohen s’est spécialisé dans la photographie d’architecture et de paysages urbains. Mais sa pratique artistique s’étend à la photographie de mode, à la vidéo, au scénario de bande dessinée (prix découverte du CNL), tout comme au film expérimental.
Facebook : David-Emmanuel Cohen – Images
Vit et travaille à Paris et à new York.