Rembrandt : l’étreinte pathétique de la chair
Tout commence et finit par ce que le corps éprouve. Le corps ? Ne serait-ce pas plutôt la chair ? Car les êtres incarnés sont des êtres souffrants, jouissants, traversés par le désir et la crainte.
Rembrandt peint le corps dans sa déréliction. Il ne craint pas les ventres flasques, les peaux épaisses, plissées, grasses. Il peint les membres pesants, gourds, les visages marqués. Croupes, panses, tétines. A-t-il lu Tertullien ? De carne Christi, Tertullien découvrant d’un geste presque brutal la réalité du corps humain, d’un corps que l’on peut empoigner, frapper, griffer, aimer, caresser. La réalité d’un corps qui peut endurer la faim, la soif, le froid, la fatigue. Tertullien décrit ce corps. Il est cru. Viscères, humeurs, déjections et la mécanique du squelette. Il ne nous épargne rien, lui assigne le limon pour origine, la fange, la boue. Et par cette métaphore, saisit tout le contenu du monde dans son cercle. Rembrandt voit de même les pauvres gens de son pays, la boue, les graisses, le flasque, le distendu. A-t-il lu Tertullien ? Il veut les peindre dans leur matérialité crue, mais laisse percer sous la fange une lumière insolite. Les corps accèdent soudain à une autre dimension, celle de la chair, baignée de sa lumière. Car c’est à la chair que vient la lumière. Dont ce Visage est le modèle du genre. Et Rembrandt demande à ce visage qui a essuyé toutes les défaites de répondre à la question qui nous obsède tant : que sommes-nous donc ? Il le demande à ce Visage qui a remporté la victoire sur la Mort. A ce Visage qui a remporté la victoire sur le néant, il lui demande de répondre à notre étonnement d’exister.
Rembrandt, le Visage découvert.
Rembrandt peint l’immense espoir qui entre dans la chair de chacun. Il peint la gloire d’être humain et nous révèle, ou répète la révélation de ce que l’homme est un concept nouveau pour le monde. Ou plutôt, qu’il n’est pas un concept. Il a lu Jean : "Et le Verbe s’est fait chair" (1, 14). C’est cette parole inconcevable, naufrage de la philosophie des grecs, qui affirmaient que le logos se déployait hors du monde sensible, dans la contemplation de l’univers intelligible, que Rembrandt laisse affluer dans sa peinture comme une douce sensation de lumière. Une lumière dont la venue en notre chair semble ne pouvoir se produire que là où cette chair s’impressionne elle-même –et il faut entendre ce terme dans son sens le plus artistique, celui que la photographie argentique nous avait légué, égaré depuis.
Rembrandt peint la question du monde sensible : la pensée ne peut connaître la vie en ne faisant que la penser. Car le logos n’éprouve rien. Connaître la Vie, c’est le fait de vivre. Rembrandt sait que le savoir de l’humanité ne fait que traduire l’expérience mondaine du corps dans le monde –viscères, fonctions nutritives, digestives, la mécanique des poumons, etc. Lui nous offre autre chose : un corps habité. Un corps qui doit ses vrais contours à la sensation. Rembrandt peint une chair qui ne se fuit plus et ne veut plus ignorer le fardeau ni le plaisir d’être soi-même.
Dans ce Visage. Qu’un souffrir indéchiffrable ne peut enfermer dans la pellicule sans épaisseur qu’était le corps humain pour les grecs. Rembrandt peint le monde sensible en en découvrant le principe et le lieu dans la chair des hommes. Il se fait Voyant pour rendre visible la structure incompréhensible de la sensibilité humaine.
Rembrandt, la génération de la chair.
Il peint la Vie qui se révèle là et qui le fait d’une manière inouïe : ce qu’elle révèle ne se tient pas hors d’elle. Et certainement pas dans une connaissance scientifique. La révélation de la vie est auto-révélation pathétique, l’étreinte sans écart. C’est cela que peint Rembrandt, qui est le bouleversement de la conception du corps hérité des grecs : si la vie est l’éternelle venue d’elle en soi (Jean), la chair est la façon dont cette Vie se fait vie.
La chair n’est ainsi plus une matière dans le monde mais son pathos, souffrance et jouissance, souffrance ou jouissance, où la vie n’est plus ni la zoé des grecs ni leur bios, mais l’auto-révélation pathétique dont la chair tient sa réalité (Michel Henry).
Cette chair qui n’est pourtant encore qu’une apparence dans le monde des choses, mais seulement dans la perspective de ce monde, brutal, littéralement idiot, de cette idiotie du réel qui ne sait que dépouiller l’homme de toute profondeur. Cette chair, Rembrandt l’assigne à la Vie. Cette Vie qui est venue dans la chair et dont la vérité est sa capacité à ressentir, à être touchée : la chair formule la Vie, dans la chair elle-même.
Touché. Rembrandt nous touche. Il faut prendre ici le verbe dans son sens le plus littéral et s’interroger sur ce mystère qui fait qu’une peinture puisse nous toucher pareillement. D’un toucher qui ne peut advenir que dans notre chair. Car le fait d’être touché n’appartient qu’à la chair. A ce soi charnel vivant qui définit notre condition (les deux premières propositions johanniques du Prologue de Jean, rapportant la Vie au Verbe et le Verbe à la chair).
C’est dans ces membres où périssons que la Vie même se formule. Que signifie donc cette présence de l’esprit dans notre corps, qui en fait une chair ? C’est face à ce Visage qui nous touche que Rembrandt pose sa question. Et affirme dans le même temps que l’œil ne voit pas. Car pour qu’il puisse voir, il faut que le sensible soit devenu sensuel. C’est cette sensualité qui fait qu’une chair peut produire dans la chair de l’autre le plaisir ou la douleur. La chair d’autrui devenue sensuelle par la magie d’une image qui convoque la chair, non le corps, inouïe devant le regard.
La sensualité répond Rembrandt, tout est là. Qui est ce lieu où la chair se sent elle-même. Qui est ce pouvoir d’atteindre la chair dans son esprit même. Le désir. Qui n’a rien à voir avec un phénomène naturel.
Touché. Dans la présence en cette chair de la chair qui nous est commune. Où l’autre n’est plus l’objet de mon regard, mais prend lieu dans mon regard même, au sein de cette réalité commune et unique qui renvoie, comme le fait Rembrandt, à la structure même du vrai corps humain, qui est d’être corps et chair à la fois.
Touché. La relation sensuelle a son site dans la Vie, peint-il. Je l’éprouve, touché. Même si l’expérience de l’autre n’est jamais concevable : et justement, parce que la sensualité ne donne pas accès à la vie d’autrui, mais à celle qui est en nous et que nous partageons.
La vie est sans pourquoi dans la peinture de Rembrandt : elle est son auto-justification. De la Genèse au Prologue de Jean, la condition de possibilité d’une condition telle que la nôtre n’a rien à voir avec l’apparition historique de l’homme dans le monde, mais tout à voir avec cette peinture de Rembrandt que nous ne comprenons pas mais que nous éprouvons. Car rien en l’homme ne s’explique par le monde. Ce qui est venu dans la vie est invisible : cette lumière de l’être-avec, chez Rembrandt, qui est la possibilité d’entrer en résonance avec l’expérience de l’autre. C’est cela que Rembrandt peint. Qui me trouble et me retient, selon un mode de manifestation que je ne saurai jamais expliquer : les conditions de possibilité de nos rapports sont inscrits dans cette ouverture qu’inaugure la chair. Car dans le moi fini chacun n’est que lui-même.
L’incarnation : venir en soi.
Qui rend possible cette émotion devant cette toile de Rembrandt. Et qu’il nous engage à vivre, non à penser. Présente en moi. La Vie même, dans son auto-révélation pathétique. L’Incarnation, au lieu où je suis venu en moi.
Rembrandt.
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